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mardi 13 novembre 2018

A Louis II de Bavière, le poème wagnérien de Louis Le Cardonnel. L'analyse de Noël Richard.

Les éditions Marcel Didier de Paris et Édouard Privat de Toulouse publièrent en 1946 l'étude aussi complète que passionnante que  Noël Richard (1904-1995) consacra à  Louis Le Cardonnel (1862-1936), un abbé qui fut poète et fréquenta à partir de 1884 les milieux symbolistes, fut l'ami de Verlaine avant de devenir prêtre dix ans plus tard. (Pour une notice biographique plus étendue, voir notre post précédent A Louis II de Bavière, un poème symboliste élégiaque de Louis Le Cardonnel, daté de 1904).

En 1937,  Noël Richard défendait devant le jury de la Faculté des Lettres de Toulouse un mémoire intitulé L'Evolution du sentiment poétique dans l'oeuvre de Louis Le Cardonnel, qui fut apprécié au point que fut proposé à son auteur de le développer en thèse de doctorat. La thèse aboutit à la publication du livre sous rubrique, aujourd'hui seulement disponible en bibliothèque ou chez les bouquinistes. 

Nous empruntons à Noël Richard ce passage si pertinent ayant pour titre "Sous l'égide de Wagner"  (pp.146 à 150)  dans lequel il étudie le poème très wagnérien intitulé A Louis II de Bavière que Le Cardonnel consacra à la fascination du roi pour le génial compositeur. Un poème qui aurait tout aussi bien pu s'appeler A Richard Wagner.

A LOUIS II DE BAVIÈRE

Vous, qui, devançant l'inéluctable Loi,
Avez étreint la Mort au lit d'une eau profonde,
Bien qu'ici-bas, Louis, vous ayez été roi,
Votre royaume, à vous, n'était pas de ce monde.

Suprême Chevalier des légendes d'azur,
Obstinément fidèle à leur splendeur pâlie,
Vous tourniez vers les jours évanouis d'Arthur
Des yeux couleur de mer et de mélancolie.

Et c'était comme un clair de lune intérieur
Qui blanchissait votre âme, ô Ludwig, et les fées
Vous appelaient tout bas leur candide Seigneur,
Vous, seulement épris d'impossibles trophées.

Sur l'hippogriffe, aux reins vainement révoltés,
Et qui frappe le soir de ses ailes de cuivre,
Oh! partir vers des bois où dorment, enchantés,
D'antiques rois chenus, que votre appel délivre!

Et revoir, sur le seuil des palais abolis,
Que l'incantation, par les minuits, relève,
Les Dames et leurs Preux, s'éveillant des oublis,
Pour vous suivre, ô leur Prince, à des festins de rêve!

Un mâle Enchanteur vint, qui, par des sons, rendit
A vos songes l'antique et glorieux domaine,
Et le Magicien, que tous avaient maudit,
Vous dédia son oeuvre, au mépris de la haine.

Vous étiez, à travers les somptueux accords,
Tous les Chevaliers purs qu'il évoque, et votre âme,
Votre âme, qui cherchait, dans le Passé, son corps,
Put frissonner d'orgueil, aux soirs fiévreux du Drame.

L'Advenu radieux, que l'innocente Elsa
Suivit, quand il partit, d'un regard nostalgique,
C'était Vous : celte enfant, votre coeur l'épousa;
Puis la fuite du Cygne à l'horizon tragique...

Vous fûtes entraîné par le Sabbat vainqueur,
Poussant votre cheval à travers les bois sombres:
Les Mânes et la Nuit vous ont pris votre coeur,
Car ce n'est pas en vain qu'on provoque les Ombres.

Vous qui les adoriez, elles vous ont dompté :
Vous n'avez pas connu l'ardeur silencieuse
De ceux dont l'âme étreint la chaste Vérité ;
Vous avez écouté l'Ondine astucieuse.

Et maintenant, après tant de songes soufferts,
Peut-etre, prisonnier d'un passé qui vous brûle,
Vous revenez, quand vibre en vos châteaux déserts,
Le cri walkyrien des paons, au crépuscule.


in Poèmes / Louis Le Cardonnel (1862-1936)
Mercure de France, Paris, 1904

Sous l'égide de Wagner

Richard Wagner était mort à Venise en 1883, entouré d'une auréole de gloire. Il avait connu les vicissitudes de la destinée, tantôt errant à travers l'Europe, criblé de dettes et banni de son pays, tantôt porté aux nues par le succès prodigieux de ses opéras, toujours en proie à des rêves grandioses. Depuis longtemps il avait caressé l'espoir de construire un théâtre nouveau adapté aux exigences de la mise en scène de ses oeuvres. En 1864, l'avènement de Louis II au trône de Bavière combla ses voeux. Le jeune roi admirait profondément le maître, et sa libéralité lui permit. d'achever le théâtre des fêtes de Bayreuth, qui fut inauguré en 1876.

 Le succès de Bayreuth fut immense à travers l'Europe. La France ne resta pas en retard. Wagner y avait séjourné à plusieurs reprises, en particulier de 1839 à 1842. S'il n'y connut que déboires, du moins y avait-il rencontré de fortes amitiés. Gérard de Nerval, Baudelaire et Villiers de l'Isle-Adam lui avaient consacré des pages enthousiastes. En 1871, ce fut une Française, Judith Gautier, qui fut la marraine du fils de Wagner (qu'il appela Siegfried, du nom de son héros favori). 

Albert Lavignac a eu le soin de consigner, en appendice de son Voyage artistique à Bayreuth [1897] le nom de nos compatriotes qui se rendirent aux célèbres représentations de la ville franconienne. Parmi des centaines de pèlerins au sanctuaire de l'art nouveau, on relève le nom de musiciens tels que Vincent d'Indy, Massenet, Ch. Bordes, C. Lamoureux et le nom d'écrivains comme : Edouard Dujardin, Alfred Ernst, Hugues Rebell, Pierre Louys, Théodor de Wyzewa, de poètes enfin, tels que André Fontainas, Ferdinand Hérold, Stuart Merrill, Charles Guérin. 

Sous la direction de E. Dujardin, une Revue Wagnérienee parut même à Paris (1885-88) dans le dessein de pénétrer l'oeuvre du maître « et d'en faire connaître la signification profonde ». 

Des nombreux critiques, tels que L. P. de Brinn' Gaubast, Adolphe Jullien, Maurice Kufferath, Catulle Mendès, Edouard Schuré et surtout Alfred Ernst (1) consacrèrent à l'oeuvre wagnérienne des monographies ou des études d'ensemble. 

D'où venait cet extraordinaire engouement symboliste pour le musicien allemand?

Wagner composait lui-même ses poèmes et oeuvrait en poète autant qu'en musicien. Il considérait son opéra comme un art de synthèse où la musique donnait une âme aux paroles et où, grâce à son pouvoir d'exprimer les nuances les plus subtiles du sentiment, cette musique parvenait à exprimer. l'inexprimable, En créant des situations dramatiques intenses, en inventant des scènes d'un décor grandiose, il faisait également acte de psychologue et de peintre et réalisait une œuvre d'art intégrale. 

Les Symbolistes tentaient précisément une révolution au nom des mêmes principes. Ils cherchaient à suggérer l'inconscient, tréfonds de l'âme, grâce aux ressources d'une poésie musicale, d'une peinture subtile. Ils rêvaient également d'un art synthétique qui pût « suggérer tout l'homme par tout l'art » selon la formule de Charles Morice. 

Comme les Symbolistes, Wagner emprunte ses thèmes à la légende plus qu'à l'histoire ; (seul dans toute son oeuvre, Rienzi traite d'un sujet historique). L'histoire leur paraît trop objective et trop définie. La légende ouvre naturellement la porte du rêve et permet l'épanouissement du mystère et du symbole. 

L'oeuvre de Wagner est d'ailleurs hautement symbolique, Le Vaisseau fantôme, c'est la lutte éternelle de l'homme contre les éléments et l'aspiration au repos au milieu des orages de l'existence. Tannhäuser symbolise les éternels atermoiements de l'homme entre la chaste demeure d'Élisabeth et les cimes malsaines du Vénusberg.  Lohengrin représente la noble et douloureuse destinée de l'artiste une fois qu'il a dévoilé son origine divine à la douce Elsa, le poète doit s'exiler dans sa patrie d'azur inaccessible au vulgaire. Ce symbolisme d'avant la lettre ne pouvait manquer d'enthousiasmer la nouvelle génération de 1890. 

Comme ses collègues, Louis Le Cardonnel s'engoua pour Wagner et son oeuvre. On rencontre çà et là dans ses poèmes des allusions aux personnages wagnériens, à leurs exploits, réminiscences évidentes des œuvres du maître et qu'il faut replacer dans leur atmosphère littéraire. Voici, à titre d'exemple, un passage relatif à Adolphe Retté : 

Le poète, ardent wagnérien, s'égarait au Vénusberg : toutefois, au milieu des sombres forêts, dans le palais splendide et terrible, où la grande Démone, que l'antiquité adora sous le nom de Cythérée, endort les chevaliers dans ses bras, il entendait l'appel lointain du Montsalvat, il aurait être le Pur qui tient la sainte lance, et il pleurait. (Questions morales et religieuses, Mercure de France, août 1907, p. 524.) 

On voit que Tannhäuser et Parsifal n'avaient pas de secret pour Le Cardonnel. Dans un article, il ironise sur les organisateurs d'un concert où, bien entendu, on ne jouera pas « de ces airs allemands  si ténébreux si révoltants pour notre goût français et dont c'est bien à tort qu'on veut  feindre de s'éprendre en certains milieux, trop ouverts au souffle mauvais des paradoxes ». (La fontaine monumentale.) De même dans un essai, malheureusement inachevé, sur Charles Gounod, Le Cardonnel constate que seul un génie orageux comme Wagner aurait pu traduire les brumes, l'inquiétude éternelle, le personnage terrible qu'est le docteur Faust. -  Lohengrin  et Parsifal sont « des figures vivantes et éternelles », car Wagner, comme Balzac, est un contemplateur qui, « mêlé à la vie, est resté supérieur à elle » et a su incarner des Essences en ses héros. 

L'Ange du Rêve a conduit le poète aux parvis éthérés où tressaillent, glorieux, les purs poètes et les grands artistes. L'adolescent perçoit l'écho d'une musique « suave et profonde » et il s'écrie :

Je reconnais ta face, ô Réprouvé d'hier, 
Auguste créateur de hautes harmonies.
Et  je criai ton nom, dans ma joie, ô Wagner!
                                                
                                                        (Le Chemin du Rêve.)

Le poème où revivent intensément l'atmosphère et le décor  wagnériens, c'est le chef-d'œuvre A Louis II de Bavière. 

En 1886, Louis II, atteint de démence, venait de périr tragiquement dans le lac de Starnberg. C'est l'année où le Symbolisme bouillonnait dans les veines de la jeunesse exubérante et exaltée. Aux yeux des nouveaux poètes, Louis II était le type du roi idéaliste, du constructeur munificent obsédé des souvenirs de Louis XIV, du protecteur éclairé de Wagner.

Verlaine lui consacra un sonnet bien pâlot en face du splendide Poème de Le Cardonnel (2).

 O Vous, qui, devançant l'inéluctable Loi, 
Avez étreint la Mort au lit d'une eau profonde,
Bien qu'ici-bas, Louis, vous ayez été roi, 
Votre royaume, à vous, n'était pas de ce monde. 

Ce roi mégalomane semblait descendre de quelque héros de la Table Ronde; les capricieuses fées lui composaient une cour utopique, et lui conseillaient « d'impossibles trophées », et chevauchant sur les ailes cuivrées de l'hippogriffe, Louis s'engageait en des entreprises chevaleresques. Il trouva le génie de Wagner pour enchanter ses rêves, ou plutôt, les héros Wagnériens ne sont tous que des aspects multiples de l'âme de Louis II : Lohengrin, Parsifal, Elsa, cette créature douce et chimérique qui, pour avoir demandé son nom au chevalier mystérieux, détermina la disparition du cygne et le départ de son époux Lohengrin. 

Un mâle Enchanteur vint, qui, par des sons, rendit
A vos songes l'antique et glorieux domaine,
Et le Magicien, que tous avaient maudit, 
Vous dédia soil oeuvre, au mépris de la haine. 

L'Advenu l'adieux que l'innocente Elsa 
Suivit, quand il partit, d'un regard nostalgique, 
C'était Vous : cette enfant, votre coeur l'épousa; 
Puis la fuite du Cygne à l'horizon tragique ...

Hélas ! pour avoir provoqué les Ombres, pour avoir suivi « l'Ondine astucieuse », Ludwig a été entraîné dans un tragique sabbat où la Nuit et les Mânes lui ont ravi le coeur.

Et maintenant, après tant de songes soufferts, 
Peut-être, prisonnier d'un passé qui vous brûle, 
Vous revenez, quand vibre en vos châteaux déserts, 
Le cri walkyrien des paons au crépuscule. 

(A Louis II de Bavière ; Poèmes, p. 52.) 

Des vers comme ceux-là évoquent, magistralement la Chevauchée des Walkyries, le Choeur des Pèlerins, le Lied du printemps plongent l'imagination dans l'incantation des songes infinis le coup d'archet magique qui libère les trilles vibrants, les accords somptueux, les leimotive ensorceleurs, c'est la merveilleuse évocation de la Tétralogie et de l'œuvre entière du dieu d'outre-Rhin.

Par delà le roi fantasque, c'est à Wagner que Le Cardonnel offre le tribut, de son admiration lyrique. Peut-être trouvait-il quelque secrète parenté entre son âme idéaliste et rêveuse et le caractère des plus beaux héros wagnériens... 

(1) Le Cardonnel professait une grande admiration pour A. Ernst. Il écrivait : « J'ai fait ici une, double connaissance, celle d'un homme admirable de tous points, Alfred Ernst, l'un des conservateurs de la bibliothèque de Sainte-Geneviève, cerveau complet, meublé de hautes mathématiques et de grande littérature, ancien élève de Polytechnique et qui a écrit sur Wagner et le drame contemporain un livre que je vous enverrai. Vous ne sauriez croire quelle ardeur il a mis à me rendre service. Tenez-le pour un homme, un homme! vous dis-je, et cet éloge n'est pas mince, en ce temps d'eunuques qui crient si fort — malgré la physiologie qui refuse de la gorge aux eunuques, » (Lettre à J. Parnin, 19 juin 1891.) Le Cardonnel lui a dédié : Le Chant des Chevaliers.., et un autre poème inédit : A Alfred Ernst. 

(2) " Cher Monsieur, écrit Verlaine à E. Dujardin, excusez-moi de vous envoyer si tard le sonnet vaguement « loufoque » - mais n'est-ce pas de circonstance? - que voici (ô les affaires!). »  Le sonnet parut dans la Revue Wagnérienne; il se trouve dans le recueil Amour.(Cf. Y.G. Le Dantec, Verlaine, Edition de La Pléiade, p. 966.) 

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