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jeudi 25 octobre 2018

L'Or du Rhin, un article de Judith Mendès dans Le Rappel du 7 septembre 1869

Judith Gautier, dessin de John Sargent
Judith Mendès, la fille de Théophile Gautier, se trouvait  à Munich en compagnie de son mari Catulle Mendès et de Villiers de l'Isle-Adam. Elle fait ici le compte-rendu de la répétition générale de l'Or du Rhin le 25 août 1869, qui fut un immense succès musical et un monumental fiasco quant à la mise en scène. Nous reproduisons cet article que publia Le Rappel du 7 septembre 1869.

THÉÂTRES

Théâtre de Munich. - L'Or du Rhin.

Munich, 2 septembre.

La première représentation du nouvel opéra de Richard Wagner, qui devait avoir lieu hier, a été ajournée par une suite d'incidents que je vous raconterai tout à l'heure. Mais j'assistais à la répétition générale, et je peux dès aujourd'hui vous rendre compte de cette œuvre qui ne sera pas le moindre titre du maître.

__________

Pâle et solennel, le maître de chapelle Hans Richter a levé son bâton de commandeur, et voici qu'une note sourde monte de l'orchestre. Elle tremble, presque insensible, dans les profondeurs basses de la gamme, et on ne peut en saisir le contour qui se dérobe dans une fluidité trouble. Puis, elle semble se répandre et s'étendre longuement. Un glissement lent et doux se déroule et se perd. Mais, aussitôt, un autre glissement tout semblable prend le même chemin, et s'enfuit.

Telle la vague après la vague.

Bientôt ces ondes musicales s'enflent et se succèdent sans relâche. Des notes de lumière diffuse tombent et s'étalent comme des gouttes de lait, et, à travers des transparences bleuâtres, se laissent apercevoir les mystérieuses profondeurs d'un fleuve ancien. Une ondulation paisible balance la lourdeur souple de l'eau; et voici qu'auprès d'un âpre récif une voix limpide résonne, pareille à de l'eau devenue cristal, et qu'une Ondine gracieuse glisse en nageant sous l'eau remuante : « Weia ! Weia ! Vague pure, ondule vers ton berceau. Wallala! Wallala ! » Et l'Ondine circule toute scintillante autour du récif, à la cime duquel brille sourdement un filon d'or. Puis une autre fille du Rhin coule des hauteurs, et, joyeuse, poursuit sa sœur glissante. Des bruits assourdis courent dans l'orchestre, qui toujours ondule mollement. Une troisième voix descend : " Weia ! Weia ! sœurs sauvages, vous veillez mal sur le sommeil de l'Or. Gardez mieux le lit du dormeur! sinon, votre jouet vous sera dérobé. " Et les charmantes habitantes du Rhin nagent et folâtrent, portées par les flots ondoyants de l'orchestre, autour du rocher solennel qui renferme le puissant Or inconnu et vierge.

Mais, du fond obscur du fleuve, monte, dans un rhythme sauvage et pesant, un étrange nain échevelé, à la barbe pâle réunie en une tresse. Il grimpe en s'accrochant aux rochers et a l'air d'un crabe affreux, au milieu de ces brillantes femmes-poissons.

Suivant d'un regard avide le jeu charmant des Ondines, il s'écrie :

— Hé! hé! Nixes gracieuses, race enviable! De la nuit du Niebelheim, je monterais volontiers vers vous, si vous vous penchiez vers moi.

Les filles du Rhin, effrayées, reconnaissent le Nibelung Alberich, et se réunissent autour du rocher. 

— Gardons l'Or! Le père nous a mises en méfiance de cet ennemi. Que veux-tu, toi qui viens d'en bas?

— Comme vous êtes claires et belles dans la lueur, comme volontiers mon bras enlacerait l'une de vous, Nixes élancées,  si doucement elle se coulait vers le fond !

— Maintenant, rions de notre peur. L'ennemi est amoureux! 

Et les joyeuses Nixes se précipitent du haut des rochers, poursuivent, agacent et tentent le nain ardent. Elles lui échappent, l'appellent du sommet d'un récif, et tandis que la musique s'efface avec Alberich le long des écueils glissants, elles fuient encore et égrènent leur rire en gouttelettes.

Avec une fureur passionnée, il bondit de rochers en rochers, cherchant à atteindre l'une ou l'autre ; mais toujours, les glissantes filles se dérobent. Enfin, haletant et découragé; il s'arrête et leur montre le poing. 

Mais le soleil passe au-dessus du Rhin et ses rayons glissent dans l'eau limpide. La lumière se répand dans le fleuve et vibre sur les timbales. L'Or brillant commence à poindre comme une aurore, et Alberich, surpris de cet éclat, demeure les yeux fixés sur le Rheingold. Et les Nixes :

— Regardez, sœurs ! l'éveilleuse rit au fond de l'eau.

— A travers la verte ondée elle salue le glorieux dormeur. 

— Maintenant, elle baise ses yeux purs pour qu'il les ouvre.

De plus en plus la lumière cuivrée des trompettes envahit l'orchestre, l'eau s'illumine et scintille. Dans un frisson formidable des cymbales l'Or éclatant se montre avec toute sa splendeur d'étoile, et les Nixes enivrées de clartés entonnent, sur un accord métallique un chant triomphal et sonore.

— Rheingold ! Rheingold ! joie lumineuse, rire éclatant et solennel, nous te vouons nos ébats joyeux! En nageant, en dansant, en chantant dans le flot qui flamboie, dans le bain bien heureux, ton lit, Rheingold! Rheingold!

Et Alberich ébloui s'écrie :

— Qu'est-ce donc qui reluit si ardemment là-bas?

— D'où viens-tu donc, nain sauvage, qui n'as jamais entendu parler de l'Or du Rhin ?
— L'Elfe sait-il rien de l'œil de l'Or, qui alternativement veille et sommeille ?

— Rien de la délicieuse étoile des profondeurs humides?

Et le nain :

— Si cet Or n'est pour vous qu'un jouet, il me servirait peu, à moi.

— Tu ne calomnierais pas l'Or, si tu connaissais tous ses miracles !

— Il gagnerait l'héritage du monde, celui qui créerait avec l'or du Rhin l'anneau investiteur d'une puissance sans mesure.

— Le Père nous a instruites, et il nous ordonna de garder prudemment le clair trésor, afin qu'aucun perfide ne le lui enlève. Taisez-vous, troupe babillarde!

— Toi, la plus sage de nos sœurs, tu nous accuses? Ne sais-tu pas qu'à un seul il est donné de voler et de forger l'or?

Et l'une des filles du Rhin, sur un thème solennel et grave, dit lentement :

— Celui qui renonce à la puissance de l'Amour, celui qui Chasse les joies de la tendresse, celui-là seul acquiert la force de contraindre l'Or en cercle. Nous sommes exemptes de souci; car tout ce qui vit veut aimer! nul ne veut éviter l'amour.

— Et, moins que tout autre, l'Elfe qui convoite et périt presque d'avidité amoureuse.

Cependant Alberich, l'obscur habitant du pays brumeux, n'a pas détaché son regard de l'Or éclatant, et il a écouté attentivement le babillage des filles du Rhin.

— Par l'Or, je gagnerai l'héritage du monde, murmure-t-il.

Et bientôt, s'élançant vers la cime brillante du récif, il s'écrie d'une voix terrible :

- Raillez maintenant, nixes perfides ! le nibelung s'approche de votre jouet. Folâtrez désormais dans l'obscurité , car je vais éteindre votre lumière. J'arrache au récif l'Or miraculeux. Je forgerai l'anneau vengeur; car, que le flot m'entende! ici, je maudis l'amour!

Alors Alberich, saisissant la proie lumineuse, se précipite vers les entrailles du monde, vers le Nibelheim ténébreux ; et une fuite de gammes suit dans les profondeurs le ravisseur qui ricane.

— Malheur! malheur! crient les filles du Rhin.

Elles plongent à la poursuite du nibelung. L'orchestre s'assombrit; l'eau devient noire. Un bouillonnement d'épouvante s'empare des flots. L'obscurité s'épaissit, et vaguement la malédiction de l'amour gémit dans les ténèbres, tandis que le vieux Rhin semble descendre, s'enfoncer, et que les algues, les récifs disparaissent. Mais le poids de l'eau s'allège peu à peu. Une tranquillité solennelle succède à l'agitation. L'eau se vaporise et monte lentement en brumes pâles. Voici que l'air sonore et pur vibre dans les cuivres et que la lumière envahit la musique.

Comme à travers un brouillard, un thème lent et sourd se fait entendre, semble venir des lointains lumineux de l'Edda, et, en même temps que les nuées se déchirent, il s'éclaire et s'affirme dans une majesté placide. Alors, sur la cime d'un mont, apparaissent, endormis, les dieux farouches et primitifs des mythes scandinaves : Wotan et Fricka, l'époux près de l'épouse. L'air les enveloppe, et le jour submerge de plus en plus les montagnes. Déjà il baise les flots du Rhin, qui coule au fond d'une vallée profonde, et, dispersant les dernières brumes, dévoile, sur l'altitude suprême d'un mont rocheux, un fier burg qui se dresse dans un rhythme pompeux et flamboie au milieu des splendeurs matinales.

Ce burg, c'est le Wallala superbe , la demeure de délices construites pour les dieux.

Fricka s'éveille lentement et son premier regard tombe sur le château merveilleux.

La déesse s'étonne et s'effraie.

— Wotan, s'écrie-t-elle, époux ! éveille-toi !

Le thème sourd et lent reparaît, et Wotan parle dans le rêve :

- Porté et portail gardent pour moi la salle bienheureuse des délices.

Mais Fricka le frappe à l'épaule :

— Sus à la tromperie délicieuse des rêves! Eveille-toi, homme, et réfléchis!.

Wotan s'éveille. Son regard est tout d'abord enchaîné par l'aspect du burg, et, plein de joie, il s'écrie, tandis que le Wallala se dresse dans l'orchestre :

- Achevée, l'œuvre éternelle! Sur la cime de ta montagne, le burg des dieux pompeusement s'étale. Comme je l'ai conçue dans le rêve, comme mon désir l'indiqua, forte et belle, elle se montre, la sublime et magnifique construction !

Et Fricka : -

— Ce qui m'effraie te plonge en des ravissements. Moi, je tremble pour Freïa !

Insouciant, laisse-moi te rappeler la récompense promise. Le burg est achevé, le prix est donc acquis. Sans honte, tu as offert aux géants Freïa, ma douce sœur. Rien ne vous est saint ni précieux, quand vous convoitez la puissance.

— Jamais mon esprit n'a songé sérieusement à perdre Freïa, la douce.

— Protège-la donc maintenant ! La voici accourant vers le secours, dans un effroi sans protection.

Et Freïa, la beauté, la jeunesse, l'amour apparaît. Un adorable motif illumine l'orchestre. La déesse radieuse implore Wotan et Fricka. Du haut d'un mont, les géants l'ont menacée; ils viennent la chercher, elle, la gracieuse. Déjà le bruit de leur marche pesante gronde dans les contre-basses.

Wotan, inquiet, baisse la tête.

— Lorsque j'ai conclu le traité, Loge, le dieu du Feu, m'a promis de dégager Freïa.

C'est sur lui que je compte à présent.

Mais Loge s'attarde, et voici les deux géants farouches et formidables. Appuyés sur leurs massues, ils s'approchent et leurs pas fermes résonnent plus fortement sur les cordes graves des instruments.

Et, tandis que le souvenir du Wallala se fait entendre, ils disent :

— Nous avons bâti, exempts de sommeil, la porte, les donjons et les portiques.

Le burg est achevé. Le jour l'éclairé. Paie, à présent :

- Que voulez-vous?

- Freïa.

- C'est en riant que je vous ai promis Freïa. La Gracieuse n'a que faire de vous.

A ces mots, les géants monstrueux s'irritent. Ils réclament le salaire. Ils veulent Freïa. L'un, la désire à cause de sa beauté ; l'autre, par haine des Dieux, sachant que les Pommes d'Or, source de l'éternelle jeunesse, se dessécheront lorsque celle qui seule peut les cultiver ne sera plus là.

Tandis que les géants parlent des pommes d'or, une sorte de fanfare adorable et lointaine erre dans l'orchestre : elle symbolise la jeunesse doucement triomphante vers qui se tournent depuis les âges primitifs, la lumière, la joie et l'amour. Cependant les monstres veulent entraîner Freïa, et la déesse épouvantée appelle à son aide le dieu Tonnerre et le dieu de la Joie.

Tonnerre se précipite, son lourd marteau à la main.

La Joie, couronnée de roses, prend Freïa dans ses bras, et la fanfare de la jeunesse se mêle au thème vif de la joie. Mais les géants triomphent. Ils vont emporter Freïa, lorsqu'un souffle semble activer des flammes dans l'orchestre. On les entend courir, voltiger, se tordre sur les violons et, par moment, .1 pétiller dans les cuivres. C'est le Feu, c'est Loge qui arrive, enfin; c'est le conseiller rusé et moqueur.

— Partout j'ai cherché la rançon de Freïa. En vain j'ai exploré l'eau, la terre, le ciel. Rien n'existe qui puisse valoir la femme. Qui donc voudrait renoncer à l'amour de la femme? Cependant, j'ai vu un homme qui, pour l'Or rouge dérobé par lui aux clairs enfants du Rhin, et pour la puissance souveraine de cet Or, a renoncé à l'amour de la femme.

Les géants ont prêté l'oreille. En eux s'est éveillé le désir de posséder l'Or. La fanfare de la jeunesse et le thème qui symbolise l'Or du Rhin se dressent simultanément dans leurs esprits. Ils consentiraient à rendre Freïa si on leur donnait le Rheingold.

En attendant, ils entraînent la douce déesse qui pleure et supplie, et leurs pas lourds s'éloignent de monts en monts. Alors, le ciel noircit; les dieux se sentent envahis par une affliction mortelle, la vieillesse s'est abattue subitement sur leurs épaules ; Freïa est partie. La fanfare, attristée, arrive encore de loin comme un appel suppliant.

Tonnerre n'a plus ses colères fulgurantes; le marteau est trop lourd pour son bras. Le thème de la Joie se ralentit jusqu'à devenir douloureux; plus de lumière! plus d'amour! La beauté est partie, la jeunesse est partie. La consternation plane sur tous.

Seul, Loge, comme des flammes dans une ruine, semble lécher ces décombres de la majesté et du bonheur, et enveloppe le désespoir des dieux de ses ironies brûlantes.

Cependant Fricka, dans une phrase déchirante, supplie Wotan d'aller conquérir l'Or qui rachètera Freïa; le Dieu hésite à donner la toute-puissance aux géants. Pourtant, devant les horreurs de cette vieillesse désolée, il se résout brusquement et, appelant Loge, il part à la conquête de l'Or. Freïa reparaît faiblement à travers l'espérance de la revoir, et la scène se voile de fumées.

Des fières hauteurs de la montagne, Wotan descend vers le Niebelheim ténébreux, où les forgerons actifs forgent sans cesse dans le brouillard. Déjà cliquètent les chocs inégaux des enclumes. On sent qu'on approche des entrailles du monde. Les fumées, qui montent toujours, s'empourprent au feu des forges, et bientôt, se déchirant, elles laissent voir, âpre et souterrain, l'empire des Puissances obscures. 

Le thème d'Alberich reparaît avec orgueil. Un souvenir sans remords des filles du Rhin, auxquelles a été ravi le trésor lumineux, passe dans l'orchestre, et l'Or puissant s'allume dans un tremolo de cymbales glorieuses. Car Alberich a forgé le métal superbe. Il s'est fait des trônes, des couronnes, des merveilles qui resplendissent dans la musique. Il s'est créé un casque miraculeux qui lui donne le pouvoir de disparaître et de se transformer selon sa volonté.

L'anneau est achevé, et déjà Alberich domine les habitants de Niebelheim

Wotan et Loge descendent de roc en roc.

Ils rencontrent le nibelung Mime qui gémit et se frotte les reins des coups distribués libéralement par Alberich. Le dieu du feu demande au forgeron le motif de ses plaintes entrecoupées, et Mime, sur le rhythme des enclumes et avec mille contorsions, chante ses misères au dieu rusé. — " Avec une habileté perverse, Alberich a créé un rouge anneau dont il se sert pour nous tyranniser, nous, l'armée nocturne des brouillards. Autrefois, forgerons insouciants, nous fabriquions des parures pour nos femmes, en souriant au travail. Mais, maintenant, il nous contint à entrer dans des crevasses de rocheu et à travailler pour lui et à forger sans relâche l'Or puissant. "

Alberich vient à son tour et se vante du pouvoir qu'il a acquis. Il parle de ses métamorphoses ; et Loge, l'élément impalpable et dévorateur, s'approche avec des ruses dans la voix.

— Je ne puis croire qu'il te soit possible de prendre la forme terrible d'un dragon ?

Alberich, piqué, pose le casque sur son front. En ce moment, le son creux et profond des cors semblent coiffer le Niebelung et l'envelopper d'une mystérieuse atmosphère. Alberich devient un dragon formidable dont la voix surnaturelle parle dans les plus graves notes des trombones.

Loge feint une terreur profonde, et lorsque Alberich a repris sa forme naturelle, le dieu dit :

— Pourrais-tu aussi te changer en un être très petit ?

Les cors sonnent de nouveau le motif du casque. Le Niebelung prend l'aspect d'un crapaud.

— Maintenant, Wotan, marche-lui sur la tête ! crie Loge.

Et Alberich est fait prisonnier. On l'enchaîne. Le dieu du feu a pris dans son réseau de flammes le forgeron obscur et il l'emporte vers les hauteurs. Le rhythme des enclumes reprend son cliquetis, tandis que le thème de la joie précède triomphalement les dieux qui entraînent leurs victimes, et le niebelung disparaît dans les fumées.

Voici de nouveau la montagne où les dieux vieillis attendent le retour de Wotan.

Il arrive tirant Alberich, Alberich à qui l'on a pris tous ses trésors, à qui l'on a ravi le casque merveilleux. Le regret des efforts inutiles se mêle dans la musique au souvenir du travail des forgerons. La malédiction de l'amour soupire tristement; le thème du Rheingold se plaint en mineur. Mais il reste encore au niebelung l'anneau puissant.

Il le serre de toute sa force entre ses doigts.

En vain Wotan le lui arrache et permet ensuite à Loge de détacher le captif. Loge déroule les liens, tandis que des sifflements vifs glissent sur les cordes des violoncelles.

Enfin, Alberich vaincu, mais libre, se dresse, et son désespoir éclate dans la menace déchirante des cuivres.

—  Cet anneau, qui m'a conduit à travers la malédiction, qu'il soit maudit! Malheur au seigneur de l'Anneau ! malheur au serviteur de l'Anneau! Et, furieux, il s'éloigne dans la nuit du Niebelheim.

Une première inquiétude trouble l'esprit de Wotan. Le Wallala se dresse comme à travers un remords ; mais voici qu'une aurore adorable semble poindre. Le pas des géants résonne sur les monts. L'orchestre s'illumine et frémit. On entend la fanfare divine de l'éternelle jeunesse. Freïa revient, La Beauté, la Vie, l'Amour reviennent.

Mais les géants, pour rendre leur capture, veulent les trésors promis. Ils en veulent un monceau tel qu'il puisse cacher entière ment la douce femme. On entasse devant

Freïa les couronnes, les bijoux, les armures. Bientôt elle disparaît, et les déesses vont la ressaisir, lorsque l'un des géants, qui regrette l'amour de Freïa, regarde attentivement, et, par* une fissure entre les trésors, se glisse une mélodie délicate et exquise, une mélodie déjà entendue, car le géant aperçoit l'œil rayonnant de la déesse.

— Freïa est à moi! crie-t-il; les conditions ne sont pas remplies. 

— Donne l'anneau ! souffle Loge à l'oreille de Wotan. L'anneau comblera justement l'intervalle.

Wotan voudrait garder l'Anneau des Niebelungen; mais, tandis que les dieux le supplient en vain, une voix solennelle vibre soudain, et Erda, la blême divinité des mondes souterrains, apparaît dans une lueur blafarde.

— Cède ! Wotan, cède! fuis la malédiction de l'Anneau. Je sais ce qui a été; ce qui doit être, je le sais. Ecoute ! écoute! tout ce qui existe aura sa fin. Le temps viendra où un crépuscule sinistre descendra sur les dieux. Sépare-toi de l'anneau maudit, et songe plein de souci et d'effroi!

Erda disparaît. Wotan, songeur, jette l'anneau. Freïa est reconquise, le Wallala est payé. Les trompettes de la joie éclatent superbement. Les géants se partagent l'Or.

Une dispute naît entre eux. Ils luttent, et l'un d'eux est frappé mortellement.

— Déjà! murmure Wotan, qui songe à la malédiction.

Cependant la fierté et la force sont revenues parmi les dieux. Tonnerre brandit son marteau. D'une voix formidable et joyeuse, il appelle les vents et les nuages, et, des quatre coins de l'horizon, les voix cuivrées des tempêtes lui répondent. Les nuées accourent, s'assemblent, se groupent. Soudain l'éclair des timbales donne le signal, et la foudre éclate dans un fracas glorieux.

Puis, tandis que les violons égrènent la pluie en notes ruisselantes, le ciel se dégage au-dessus des monts. Le Wallala triomphal se montre dans toute sa splendeur.

L'arc-en-ciel se courbe comme un pont vers le burg magnifique, et les dieux se dirigent vers l'arche lumineuse. Escortés d'une joie resplendissante, ils vont prendre possession de la demeure des délices.

Seul, Wotan est soucieux. Il sent que ces trafics honteux ont amoindri sa divinité.

Des projets confus s'ébauchent dans son vaste esprit. Un thème entendu pour la première fois, et qui se retrouvera plus tard, s'éveille dans l'orchestre. Il semble que le dieu, regardant dans l'avenir, voit se dresser la silhouette d'un événement futur.

Cependant, il met le pied sur l'arc-en-ciel; mais, au moment où tous les dieux passent lentement sur le pont brillant, des voix suppliantes montent des flots du Rhin. C'est le chant des ondines gracieuses, des gardiennes désolées de l'or merveilleux 1

— Rheingold ! Rheingold ! or pur ! Oh ! que ne brillent-elles encore dans la profondeur, tes clartés délicieuses ! Dans les profondeurs seules habite la fidélité loyale; faux et lâches sont ceux qui se réjouissent sur les cimes.

________

Le roi de Bavière avait dit au théâtre qu'il subventionne : " Voici un chef-d'œuvre. N'épargnez ni le temps, ni les soins, ni l'argent, pour qu'il soit dignement représenté. " Pendant plusieurs mois, le théâtre resta fermé. On eût cru qu'un travail de cyclopes s'accomplissait.

Tout le monde attendait curieusement et impatiemment. Quelques personnes astucieuses parvinrent à se glisser dans la salle, le soir d'une répétition seulement musicale.

Elles sortirent émerveillées; la musique était incomparable,- les chanteurs savaient leurs rôles et possédaient de magnifiques voix.

Quelques oreilles parisiennes avaient surtout été ébahies de la perfection et de la sonorité superbe de l'orchestre. Enfin, la répétition générale eut lieu. Cinq cents privilégiés y furent invités. Le roi y assista.

On allait donc enfin voir les merveilles promises !

Le rideau se lève. Qu'est-ce que ceci? grands dieux ! Quelques mannequins éplorés, qui barbotent désespérément dans une eau trouble, un affreux quinquet en haut d'une roche de carton, pareil à ceux qu'on allume au sommet des démolitions, des nuages en bois, qui ne savent pas s'ils doivent aller à droite ou à gauche. Un Wallala semblable à un château de cartes peint sur un devant de cheminée, des trucs qui ne fonctionnant pas, des métamorphoses à faire pouffer de rire le régisseur du théâtre de Guignol, un arc-en-ciel blanc comme la neige, ayant eu l'air d'avoir été construit en pierres de taille, et, escorté d'une lueur prismatique, qui se garde bien de se jamais poser sur lui!

11 est vrai que le régisseur, dans un speach préparatoire, avait cru devoir annoncer que des difficultés insurmontables de mise en scène, etc., etc.

Malheureusement, les féeries du Châtelet existent; et déclarer impossible une mise en scène aussi simple que celle de l' Or du Rhin, c'est s'avouer bien facilement vaincu.

Le chef d'orchestre, Hans Richter, fut consterné. Quoi ! c'était là le résultat de tant de dépenses, de tant de soins, de tant de temps?

La représentation devait avoir lieu le surlendemain, il n'y avait donc pas à espérer des améliorations sérieuses. Or Hans Richter est sans fortune, à son âge (vingt-huit ans) la place de maître de chapelle à Munich est une position inespérée. Devant la participation au sacrilège tenté sur le chef-d'œuvre de Richard Wagner, il n'hésita pas. Il risqua son avenir, et déclara qu'il ne conduirait pas le Rheingold dans ces conditions propres à compromettre le succès de l'ouvrage. Comme il s'y attendait, Hans Richter fut immédiatement destitué.

On chercha un autre chef d'orchestre. On n'en trouva pas. Les artistes ont volontiers l'âme noble. Ceux qui étaient venus de toutes les villes d'Allemagnes pour assister à la représentation s'excusèrent ou s'enfuirent.

Enfin on met la main sur un homme attaché au théâtre et qu'on pouvait contraindre à diriger, et on essaie une répétition. La moitié des musiciens de l'orchestre fit défaut, et celui qui devait remplir le rôle de Wotan, M. Betz, un chanteur incomparable, déclara qu'il partait le jour même pour Berlin. Grand désarroi.

Richard Wagner, profondément ému du dévouement de Richter, avait supplié Betz de ne pas, lui aussi, sacrifier sa position, et de rester, et de chanter. Betz se trouve dans la situation d'un fidèle à qui sa divinité ordonnerait de la blasphémer. Il n'hésite pas. Il part au moment où on le cherche partout.

Aujourd'hui l'intendance s'obstine. On parle de représenter, dimanche prochain, l'Or du Rhin. Un ténor doit chanter le rôle de basse du dieu Wotan , et l'orchestre marchera comme il pourra.

Nous attendons des nouvelles et nous vous en donnerons.

JUDITH MENDÈS.

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