Dessin d'architecture de Gottfried Semper pour un théâtre wagnérien à Munich |
En 1869, Catulle Mendès fit publier ses notes de voyage en 1869 dans le quotidien français Le National. Après avoir visité Richard Wagner à Tribchen , il se rend à Munich pour y assister à la première de l'Or du Rhin et visite la capitale bavaroise. Sur le conseil de Wagner, il demande à voir la maquette du théâtre wagnérien dont Gottfried Semper avait dressé les plans sur ordre du roi Louis II, un projet qui, on le sait, avait dû être abandonné suite aux pressions des politiques et au mécontentement populaire qu'il avait soulevé. A noter que, bien plus tard, en 1909, Judith Gautier, alors son épouse, qui l'accompagnait dans ce voyage, relatera cette même visite dans son livre Le troisième rang du collier. Voici le double récit de cette visite.Nous retranscrivons d'abord la note de Mendès dans Le National du 26 août 1869 et la faisons suivre du texte qu'en donne Judith Gautier.
NOTES DE VOYAGE
XIV
Les ruines d'un projet
Un roi avait dit :
- Je ferai construire un immense théâtre national. Marmoréen, aux mille statues, aux larges escaliers, il s'élèvera sur le sommet d'une crête, entre des jardins miraculeux, et ce sera le plus illustre ornement de ma capitale. Vaste comme les théâtres grecs, où on représentait les tragédies d'Eschyle, il pourra contenir sept ou huit mille spectateurs. Des plus lointaines contrées on viendra vers ce théâtre superbe. Mais quel architecte saura l'élever tel que je le rêve? Et, une fois la scène établie, de quel poète y représentera-t-on les oeuvres?
Ce roi joua de bonheur. Il trouva le poète et l'architecte. L'un se nomme Richard Wagner, l'autre Auguste Semper. Le poète offrait une trilogie lyrique, tirée des Niebelungen, la grande épopée allemande; l'architecte montrait un plan admirable. I.e roi, noblement enthousiaste, dit à Auguste Semper :
- Posez la première pierre.
Il y a environ trois ans que cette parole a été prononcée. Les étrangers qui visitent la résidence des rois de Bavière peuvent se faire montrer dans une sorte de cave au plafond bas, parmi un désordre de vieux meubles hors d'usage, un tout petit monument de plâtre. Le théâtre qui devait contenir sept, ou huit mille personnes est le domicile étroit de sept ou huit souris.
Un original, cet Auguste Semper! Ayant du génie, il mérite bien la haine et l'injure. Son moindre défaut est d'être un révolutionnaire redoutable. Un jour, en 1848, on se battait un peu (bien peu!) dans les rues de Dresde. Auguste Semper, qui dirigeait alors la construction d'un musée, se promenait parmi l'émeute, innocemment, en songeant aux frises du Parthénon. Il avisa une douzaine d'hommes. qui élevaient une barricade, et s'approcha, curieux de voir comment ces gens s'y prenaient pour bâtir.
- Mais vous ne faites rien qui vaille, mes pauvres enfants! s'écria-t-il. Votre édifice pèche par la base. Il n'a ni solidité, ni élégance. Aucun style. Je sais bien que vos matériaux sont insuffisants. N'importe! On peut faire quelque chose, même avec rien.
- Si monsieur Semper voulait nous donner des conseils, répondit un des émeutiers qui avait reconnu l'architecte, nous ne manquerions pas de faire mieux.
- Je n'ai jamais refusé un conseil! Allons, soulevez ces pavés, haussez à droite, baissez à gauche, ici une meurtrière, là un créneau, etc.
Une heure plus tard, semblable à un élégant bastion, s'élevait en travers de la rue la plus solide des barricades.
- Merci.monsieur Semper! crièrent en chœur les émeutiers.
- Il n'y a pas de quoi, mes enfants, dit l'architecte.
Et il continua sa promenade, innocemment, songeant aux frises du Parthénon.
- Mais, monsieur, objecta la personne à qui Auguste Semper comptait cette historiette, vous vous exposiez gravement. Si l'affaire s'était ébruitée, on n'eût pas manqué de vous retirer toute direction de travaux et on vous aurait sans doute exilé.
- Elle s'est ébruitée, répondit l'artiste. On m'a destitué, on m'a expulsé. Mais ma barricade est la seule qui n'ait pas été prise!
LE TROISIÈME RANG DE COLLIER
XLIII
On a bien voulu nous montrer la maquette du théâtre Semper que Wagner nous avait «enjoint» d‘aller voir et que, d‘ordinaire, on préfère tenir caché.
Une sorte de sous-sol, dans la Résidence royale, sert d‘oubliette à cette très jolie réduction d'un théâtre, une réduction en plâtre, posée sur une grande table en bois blanc. Très intéressés, nous tournons autour du petit édifice, dont le plan est si rationnel et si bien adapté à son objet, et cela nous attriste de penser combien Wagner a été amèrement déçu d'être contraint de renoncer à son cher dessein, de ne pouvoir faire construire le théâtre modèle...
Qui nous eût dit que, sept ans plus tard, grâce à «la foi sans défaillance» du royal ami, nous le verrions se dresser, triomphal, sur la colline de Bayreuth?…
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