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mercredi 5 septembre 2018

Les châteaux de Louis II de Bavière au regard de Georges Servières

Georges Servières (de son vrai nom Georges Serrurier), né le 13 octobre 1858 à Fréjus et mort le 25 juillet 1937 à Paris, fut un musicologue et critique musical français.  Ses ouvrages consacrés à Wagner, Richard Wagner jugé en France (1887) et  Tannhäuser à l'Opéra en 1861 (1895) furent particulièrement remarqués.  On lui doit également quelques biographies de musiciens (Lalo, Weber, Fauré) et des traductions du Freischütz et de Tannhäuser en français.

Il collabora à de nombreuses revues, telles Le Ménestrel, Le Guide musical, La Revue musicale,  La Gazette des Beaux-Arts, ou La Revue d'art dramatique. 

Nous présentons ici les extraits de son récit de voyage Cités d'Allemagne (Paris, Fasquelle, 1902) qui relatent ses visites aux châteaux de Louis II de Bavière. On lira que Georges Servières a jeté un oeil fort critique sur le roi et son oeuvre architecturale.

" LES LACS DE BAVIÈRE

LE WURMSEE, L'AMMERSEE

Pour avoir une vue d'ensemble de la région où mon récit va conduire le lecteur, le mieux est d'aller naviguer pendant une heure sur le Wurmsee ou sur l'Ammersee. Le Wurmsee, ou lac de Starnberg, est le plus connu des lacs bavarois, parce qu'il est le plus près de Munich. C'est un lac de forme très allongée, dont les rives sont bordées de collines peu élevées, mais boisées, avec des jardins, des villas, des pensions d'été. C'est un lieu de plaisance bourgeois, le lac d'Enghien des Munichois. Tout voyageur qui a passé deux jours à Munich n'aura pas manqué de faire cette facile excursion. Il en connaît les sites agréables : Leoni, Roseninsel, Tützing, Bernried, au moins pour les avoir aperçus du bateau à vapeur et il s'est arrêté certainement à la station du Schloss Berg pour visiter, moyennant cinquante pfennigs, le très modeste château, villa carrée à quatre tours crénelées dans le style Moyen-Age des architectes de la Restauration, où est né Louis II, où il a été élevé et où il a été interné comme fou.

L'intérieur n'a rien de somptueux. Un ameublement bourgeois en acajou, Louis-Philippe. Aux murs, des vues de Munich, de diverses villes, des lithographies du style le plus démodé. Un grand nombre de peintures ou d'aquarelles de toutes les époques, inspirées par les scènes fameuses des drames de Wagner, ornent les principales pièces. Rien d'artistique dans ces illustrations ; les moins mauvaises sont d'un troubadourisme allemand qui nous paraît légèrement ridicule. Il y a là des Lohengrin, des Tannhaeuser, des Siegfried et des Parsifal à faire reculer le plus sincère admirateur de Wagner. Tout cela est pieusement recueilli dans ce petit musée dont une collection de statuettes en plâtre, de Zumbusch, représentant les héros wagnériens, fait l'ornement principal.

Cette visite au château de Berg n'offre qu'un intérêt de souvenir : elle restitue, en sa sincérité bourgeoise, la vie familiale des parents de Louis II. A la simplicité de cette résidence royale, qui fut souvent son séjour d'été, le fastueux souverain, qui créa les splendeurs de Herrenchiemsee, de Linderhof et de Neuschwanstein, n'a pas touché. Le dernier des châtelains français trouverait indignes de lui les meubles qui garnissaient la chambre à coucher, le cabinet de travail du roi de Bavière ; le gardien lui-même a l'air de s'excuser de vous montrer de pareilles pauvretés.

Le seul mérite du château, c'est sa situation qui lui donne vue sur le lac de Starnberg et sur un parc très boisé dont l'oeuvre du jardinier a su respecter la libre végétation naturelle. Dans une allée de ce parc, à quelques pas de l'endroit où le roi s'est noyé, s'élève un monument commémoratif de sa mort. C'est une colonne de syénite, sur un socle de granit, surmonté d'une lanterne et d'un haut crucifix de bronze. Au-dessous, les armes de Bavière et l'inscription rappelant la date du mystérieux accident : 13 juin 1886.

Ce qui fait le charme principal du Wurmsee, c'est, à mesure qu'on avance vers le fond du lac, la vision de plus en plus nette des montagnes, dont les sommets se détachent sur un ciel clair et vaporeux. Ce spectacle sommaire, qui suffit au voyageur pressé, est incomparablement plus beau vu de l'Ammersee. [...]  (pp. 47 à 49)

LE BADERSEE, L'EIBSEE, L'ALPSEE

[...]

Admirablement situé dans une contrée pittoresque, avec une vue magnifique sur le Wetterstein, Partenkirchen est le centre d'une foule d'intéressantes excursions dans la montagne que facilite beaucoup le soin qu'a pris le Club Alpin de placer des écriteaux très explicites à l'entrée et aux croisements des chemins, de faire peindre des flèches rouges sur les arbres, dans la forêt. Malheureusement, ces inscriptions, très fréquentes au sortir des villages, se raréfient de plus en plus à mesure qu'on approche de la montagne et disparaissent là où leur secours serait le plus utile. Je soupçonne les habitants de détruire les poteaux indicateurs comme portant préjudice à l'industrie des guides. N'ayant pas le temps de visiter le pays plus longuement, je pars pour Oberau, d'où l'omnibus de la poste me mènera à Linderhof et à Reutte.

C'est d'abord une montée de voiture très raide, en lacets, le long des contreforts de l'Ettaler-Mandl, jusqu'à Ettal, puis on gagne de là la vallée de l'Ammer, qui court au milieu des prairies et reçoit de nombreux affluents. La route de droite mène au bourg d'Oberammergau. Il n'offre d'intérêt que par son industrie de la sculpture sur bois et par son théâtre à ciel ouvert où, tous les dix ans, le célèbre Passionspiel est joué par une troupe de paysans et d'artisans. Dans l'intervalle, on y représente d'autres pièces, sérieuses bien entendu ; ces représentations ont lieu le dimanche. A l'époque où j'y suis passé, l'affiche annonçait : Die Blume von Sicilien (la Fleur de la Sicile), tragédie antique dont l'action se passe sous Dioclétien.

La route de l'Ammerwald passe par le Graswangerthal et mène, en une heure et demie, à Linderhof. Une grille avec les L entrelacés de Louis XIV, copiés par Louis II, ferme l'entrée du parc, lequel est pris sur la forêt. On passe devant une maison de forestier, et l'on arrive à la restauration où l'on peut aussi coucher. La carte d'entrée au château coûte 3 marks.

Pour cette somme, les profanes sont admis à pénétrer dans la mystérieuse retraite du royal solitaire, à contempler les splendeurs de ce Trianon favori, construit de 1869 à 1879 dans un rococo-styl qui ressemble surtout au style Haussmann. La description de la décoration intérieure et de l'ameublement est dans tous les Guides, je ne l'entreprendrai pas. Les prodigalités du feu roi plongent dans l'admiration les braves Bavarois, font sourire les Allemands du Nord, par cette préoccupation qu'elles révèlent de la France monarchique et de l'art français du XVIIIe siècle. Cette lourde et gauche imitation du style Louis XV par les sculpteurs, les peintres et les tapissiers de Munich m'irritait comme une mauvaise contrefaçon des élégances de notre art national ; la série des portraits de personnages célèbres de cette époque a l'air d'une parodie des pastels de Quentin de la Tour !

La Grotte d'Azur acheva de m'exaspérer. Conçoit-on rien de plus baroque, en un pays alpestre où la nature prodigue gratuitement les spectacles les plus grandioses, les effets de lumière les plus merveilleux, que cette passion de l'artificiel inspirant à un Des Esseintes couronné le caprice de faire modeler, dans une anfractuosité de rocher, une grotte blafarde en carton-pierre, avec imitation de stalactites, pièce d'eau sur laquelle flotte une nacelle dorée, jeux de lumière électrique à travers des verres de couleur et, au fond de cet antre, une grande toile plate, sans air, de Heckel, peinte en tons aigres et froids, représentant Tannhaüser parmi les délices du Venusberg. C'est à donner l'horreur de Wagner à ses plus sincères admirateurs.

Je fuis de cette fallacieuse caverne, en quête d'un véhicule pour Reutte. Mais l'omnibus est parti depuis deux heures. Il n'en passera plus que le lendemain. Je me décide donc à faire le chemin à pied. Un trajet de vingt-cinq kilomètres environ sur une très bonne route n'est pas pour m'effrayer.

Celle-ci traverse d'abord une forêt de hauts sapins. Je rencontre de nombreux voyageurs venant d'Autriche à Linderhof en voiture ou à pied, l'alpenstock à la main. La plupart sont vêtus du costume tyrolien, car pour venir dans cette région, tout docteur ou professeur allemand se croit obligé de se coiffer d'un chapeau pointu à plume d'aigle, à pinceau de poils de chamois, de porter le veston à revers verts, à boutons de corne de cerf, la culotte courte, les molletières en tricot. Ce travestissement jure avec leurs dos voûtés, leurs cheveux gris et leurs lunettes d'or, mais il contribue à leur donner l'illusion de la vie alpestre. Cette fantaisie est si commune que les magasins de confections de Munich tiennent des assortiments de ces équipements d'ascensionnistes auxquels ils donnent le nom de Tyroler-Loden.

Puis la route se rapproche de l'Ammer. La rivière coule au pied du Kuchelberg, sur un lit rocailleux très large qui témoigne de l'ampleur torrentueuse de son cours, lorsqu'elle est grossie par les pluies d'hiver ou par la fonte des neiges. En ce moment, l'Ammer est presque à sec, tant les chaleurs de l'été l'ont tarie. Un dur soleil réverbère ses brûlants rayons sur les flancs calcaires de la montagne, déjà bien déboisés, d'où les bûcherons précipitent les troncs de sapins ébranchés et dépouillés de leur écorce, par le raide versant qui dévale vers la rivière.

Le pont qui forme la frontière entre la Bavière et le Tyrol se trouve à l'entrée d'une vallée qui se creuse entre le Kuchelberg et le Geyerkof. Puis la route s'écarte encore de l'Ammer et chemine en plein bois. Même à l'ombre et bien que, de tous côtés, courent des ruisseaux dans l'herbe, la chaleur est accablante. J'éprouve dans cette vallée qui sert de frontière entre les deux pays, sur cette route déserte où ne passe ni un forestier, ni un douanier (le poste de la douane autrichienne est à environ dix kilomètres de là, au bord du Plansee), la plus intense impression de solitude que j'aie ressentie de ma vie. Je comprends que Louis II ait choisi cette contrée sauvage pour y situer la Hundings-Hütte, cette imitation au naturel de la hutte d'Hunding, au premier acte de la Walküre (1).

Aussi, malgré le Baedeker et la carte, qui dirigent mes pas, serais-je bien aise de demander mon chemin. Justement, voici un touriste allemand et sa femme. Ils parcourent pédestrement les montagnes du Tyrol, sans autre bagage qu'une sacoche de linge. Ils marchent à petites journées, sans hâte, et s'arrêtent souvent, sans doute pour se rafraîchir. Le mari me renseigne très exactement sur les distances, l'état de la route. Apprenant que je vais à Hohenschwangau, comme il est déjà tard, il m'engage, pour arriver plus tôt, à quitter la grande route de Reutte, à négliger le Plansee, qu'il dit peu intéressant, pour me diriger tout droit sur Hohenschwangau, par le chemin de montagne.

Arrivé à Ammerwald, j'entre un moment dans la maison d'un pâtre qui est aussi débitant de boissons, pour boire un verre de lait. Le chemin d'Hohenschwangau s'amorce sur la route juste à côté de cette maison. C'est un raccourci, sans doute, mais il faut acheter cet avantage par une ascension très raide. Devant les lacets du chemin, la masse calcaire du Geyerkopf semble ériger toujours plus haut sa muraille abrupte comme pour narguer l'ascensionniste fatigué. J'arrive enfin sur un plateau gazonné où paissent des troupeaux de vaches et de chevaux. Au milieu du plateau s'élève la Jaeger-Hütte, abri tyrolien construit en rondins. Elle est vide. Pas une âme ; le silence n'est troublé que par les sonnailles des bêtes au pâturage. Cette calme solitude alpestre, l'air plus frais qu'on y respire, la sérénité de l'atmosphère, me pénètrent d'un ravissement qui dissipe ma fatigue. Je me réjouis d'avoir tenté cette excursion et j'admire alors toute la poésie du mot « excursion » en allemand : Ausflug, qui signifie littéralement « envol ». Oui, c'est bien l'impression d'un envol hors des bassesses de l'humanité, des contraintes sociales et des tracas de la vie, que me fait éprouver cette course solitaire en pays étranger, dans une région inconnue, presque déserte, une sensation fugace de pleine indépendance, de libération physique et morale ; et je m'explique l'ardeur des ascensionnistes, la fascination des altitudes.

Ici prend sa source la Poellat. Le long du ruisseau, je suis la trace d'un sentier assez mauvais, puis la vallée se resserre, le ruisseau devient torrent, la route qui le côtoie s'améliore. Je suis récompensé de mon effort par le plus beau coucher de soleil : les rayons du couchant teignent de rose le pic ardu du Saeuling, qui domine Neuschwanstein, à plus d'une lieue de distance, embrasent l'Alpsee, qui, de loin, à travers la gorge de la Poellat, paraît lumineux comme une patène d'or rouge... A Blockenau, la route, qui enjambe le torrent à chaque instant, devient plus large et plus ferme. La nuit vient, je ne vois plus la Poellat dont le lit se creuse toujours plus profond, plus accidenté, je l'entends seulement bondir sur les rochers. La route s'en écarte, plusieurs chemins s'ouvrent devant moi, j'en prends un au hasard ; la silhouette du Marienbrücke, élégant pont en fer jeté à une grande hauteur sur la gorge de la Poellat et que je reconnais sans l'avoir jamais vu, m'avertit de la proximité de Neuschwanstein. En effet, j'arrive juste au pied de la Burg féodale construite pour Louis II.

Le temps est sombre, couvert de gros nuages noirs. L'orage menace, le tonnerre gronde au loin, des éclairs de chaleur projettent une lumière bleuâtre qui découpe les silhouettes des hauts et noirs sapins dévalant sur les pentes de la montagne jusqu'à Hohenschwangau. Dans l'obscurité, j'entends les hiboux, effrayés par ces clartés soudaines, dégringoler dans les ramures. L'heure tardive, la crainte de la pluie me font hâter le pas. Heureusement, une fois sur la magnifique route de voiture dont la rampe donne accès à Neuschwanstein, il n'y a pas d'erreur possible ; elle me conduit tout droit à Hohenschwangau. J'y arrive harassé, mais l'hôtel Alpenrose se trouve là juste à point pour me restaurer et m'offrir un gîte.

Le lendemain, en sortant, je m'aperçois que l'hôtel est situé juste à côté de l'Alpsee. Demeurer quelques jours dans ce beau site, près de ce lac ravissant qu'entourent des bois et des promenades plantées de beaux arbres, doit être un repos délicieux dans lequel la visite des châteaux d'Hohenschwangau et de Neuschwanstein met une diversion de curiosité. C'est dans celui de Hohenschwangau que Louis II passa son adolescence. Ce château, bâti en 1836 par le roi Maximilien II, sur l'emplacement d'une Burg de la famille de Schwanstein, ancêtre des Wittelsbach, fût décoré de peintures murales par Moritz de Schwind. La légende raconte que sur les eaux de l'Alpsee, dans une nacelle traînée par un cygne, Lohengrin se serait présenté pour défendre le bon droit d'une Elsa bavaroise (2). Aussi le cygne figurait-il dans les armes des seigneurs de Schwanstein. La princesse de Prusse, Marie, mère de Louis II, commença à décorer ce château d'une collection de bibelots représentant des cygnes et elle légua cette manie à son fils. Mais Louis II ne s'occupa d'Hohenschwangau que pour continuer cette collection. Aussi l'intérieur de ce château royal offre-t-il, comme celui de Berg, l'aspect d'une résidence très bourgeoise.

Neuschwanstein ne trouvera que des admirateurs. Construit sur un rocher, au bord de la Poellat, c'est un magnifique édifice roman, où l'architecture, la décoration, la peinture et l'ameublement ont été habilement combinés en vue de la restitution historique d'une Burg allemande du Moyen-Age (3). Les fresques des peintres bavarois Piloty, Spiess, Hauschild, peuvent ne pas satisfaire toujours notre esthétique ; il faut reconnaître qu'elles s'harmonisent beaucoup mieux avec le style de l'édifice que celles des châteaux construits par Louis II dans le goût français. Le principal mérite de Neuschwanstein, c'est que tout y est sincère : les murailles sont en pierre de taille ; les sculptures sont en bois ; on n'y est pas hanté par cette crainte de voir le stuc se fendiller et s'écailler, qui gâte la visite des autres résidences royales. L'amant de l'artificiel, le rêveur couronné que fut Louis II, a renoncé pour une fois à cette manie de l'imitation qui, ailleurs, à Linderhof comme à Chiemsee, lui a fait commettre tant d'erreurs artistiques, il a cherché la vérité locale en érigeant, dans un site alpestre grandiose, un monument à la gloire de l'Allemagne féodale, il a consacré des sommes énormes à l'évoquer en un poème de pierre. Mais, jamais satisfait, avant même que Neuschwanstein fût élevé, il projetait une nouvelle Burg, plus pittoresque encore, dont le gardien montre le modèle en réduction. Le site était choisi, le château devait avoir nom Falkenstein ; on allait en commencer la construction lorsque Louis II fut interné par ordre du Conseil de Régence.

LE CHIEMSEE

La ligne de Munich à Salzbourg longe, après Rosenheim, le Simmsee, qu'on voit parfaitement du chemin de fer, et contourne le Chiemsee, dont elle traverse les marécages. De Prien, un petit embranchement mène à Stock, ou est le port des bateaux à vapeur. Le Chiemsee, le plus grand des lacs de Bavière, porte le surnom ambitieux de Bayerisches Meer. C'est qu'il a dix-huit kilomètres de long sur onze de large, et, comme il s'étend dans un pays plat, il en paraît plus vaste encore. Son aspect serait donc très monotone si, au sud et à l'est, les Alpes de Salzbourg et du Tyrol ne bornaient la vue par un bel horizon de montagnes. De plus, les trois îles qu'il contient méritent une visite.

La plus pittoresque est Fraueninsel. Elle renferme un cloître de religieuses, un hôtel, avec quelques grands arbres dans la cour ; au bord de l'eau un hameau de pêcheurs. Le profil et le groupement des toits, du clocher de l'église, couverts en essandoles, forment une silhouette intéressante à croquer sur un album, mais, sous un ciel couvert et pluvieux, l'aspect de ces constructions devient funèbre. Entre Fraueninsel et Herreninsel, se trouve l'îlot de Krauteninsel, qui sert de potager aux deux autres.

Herreninsel ou Herrenwoerth appartenait naguère à un couvent de bénédictins qui fut sécularisé en 1803. L'ancien domaine des moines fut acheté par le roi en 1875 et en partie déboisé pour la construction du parc et le tracé des perspectives dont jouit le château. Le cloître est devenu un hôtel- brasserie dont la terrasse ombragée offre une jolie vue sur Fraueninsel. Tout en déjeunant sur cette terrasse, je vois autour de moi de nombreux touristes procéder à leur correspondance. Partout où il va pour son plaisir, le premier soin du voyageur allemand est de noter, sur des cartes postales illustrées de vues du pays, les impressions qu'il n'a pas eu le temps de ressentir et qu'il transcrit tout simplement d'après son Guide.

Les exclamations dont il est si prodigue : Wunderschoen ! (admirable !) Prachtvoll ! (splendide !) Kolossal ! lorsqu'il ne peut les jeter dans l'oreille de ses compagnons de route, il les consigne par écrit en des lettres à sa famille. La faculté d'admiration de l'Allemand est extraordinaire, aucune ironie ne vient la diminuer.

J'en eus une nouvelle preuve pendant la visite de la résidence royale d'Herrenchiemsee. Singulière idée de misanthrope que celle d'édifier, dans une île située au milieu d'un vaste lac, en un pays que les ciels couverts rendent si lugubre, cet immense château copié sur celui de Versailles, avec dessein non seulement d'égaler le faste de Louis XIV, mais de compléter ses plans ! Il n'y a d'achevé que le bâtiment central; des ailes, les gros murs seuls sont construits, et en briques. Il résulte de cette disparate entre la splendeur rêvée par l'émule du Roi-Soleil et la réalité architecturale, une impression de toc choquante, analogue à celle qu'on éprouve en visitant la Résidence de Munich. Quand on pénètre dans le château, l'impression devient encore plus bizarre, par le désaccord qui existe entre cette carcasse de briques et la richesse folle de la décoration intérieure, par le mélange dans l'ornementation, de l'art français plus ou moins maladroitement imité par des ébénistes, des tapissiers et des peintres munichois, et des modifications personnelles qu'y ont introduites le goût des architectes et celui du roi lui-même.

Le grand escalier est, à ce point de vue, typique. Les revêtements des murailles, en marbre polychrome, font un contraste heurté avec les panneaux et le plafond peint de froides allégories par des artistes bavarois et ne préparent nullement le visiteur au spectacle qui l'attend au premier étage où toute une série de grands appartements prétendent reproduire les merveilles de Versailles : galerie des Glaces, plus grande de 20 mètres que celle de Versailles, salons de la Guerre et de la Paix, salon de l'Oeil de Boeuf, chambre de parade, chambre du Conseil. Tout cela rutilant de dorure, de broderies d'or sur toutes les tentures, sur tous les meubles! Cette apothéose de la royauté est entachée d'un excès, d'une exagération de richesses, que semble symboliser, dans le vestibule du rez-de-chaussée, l'énorme paon de bronze, d'argent et d'émail ; elle semble la contrefaçon même des splendeurs du Roi-Soleil, de même que les boiseries, les meubles, les étoffes paraissent être la parodie des modèles proposés aux artistes qui les ont exécutés (4).

Le visiteur allemand n'aperçoit pas ces erreurs de goût, il accepte cette profusion de luxe pour une merveille d'art et ne s'émeut, avec une sorte de commisération un peu dédaigneuse, que des sommes énormes gaspillées en un tel déploiement de faste. L'admiration des gloires de Louis XIV, qui fut la religion du roi de Bavière, et qui se manifeste dans les peintures des panneaux représentant ses victoires, ses conquêtes, par les plafonds allégoriques où la France trône au milieu des nations de l'Europe, parmi lesquelles figure l'Allemagne, humiliée et vaincue, doit froisser le patriotisme germanique et lui causer quelque malaise. Elle ne flatte pas davantage l'amour-propre du Français, prompt à la critique et qui sait de reste qu'on ne pastiche pas Versailles. Versailles est le produit par excellence d'une époque historique et d'une civilisation abolie.

Aussi cette grande bâtisse de plâtre, devant laquelle, en une percée pratiquée dans le parc, se développent des parterres avec des groupes allégoriques, une perspective de pièces d'eau copiées sur les bassins de Lenôtre, aboutissant au lac par un canal qui était destiné à devenir le port du yacht à vapeur du roi, ce simili-Versailles dépaysé en face des Alpes, oublié en pénitencedans une île, lui paraît être la chose la plus lugubre, la plus attristante du monde. Il n'a qu'une hâte, celle de s'échapper au plus vite de cette prison dorée.
(p. 77 à 92)

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(1) Louis II se plaisait dans cette hutte alpestre. M. Bainville, dans son Louis II de Bavière, nous apprend qu'à cent mètres de là, le roi avait fait construire un ermitage en planches, couvert en chaume, d'après un passage de Wolfram d'Eschenbach, qui décrit la retraite du pieux solitaire Trévrezent. A l'intérieur, un foyer de pierres, une croix de bois avec un prie-Dieu sans coussin, un lit très primitif, des filets pour la pêche renfermant un poisson de carton.
(2) Voir Louis II de Bavière, par Jacques Bainville, 1 vol. in-18, Paris, 1900, Perrin,
(3) Dans son livre déjà cité sur Louis II, M. Bainville fait connaître que cette restitution lui aurait été inspirée par la vue de Pierrefonds, lors de son voyage à Paris, en 1867. Il avait aussi visité, à Eisenach, la Wartburg dont il a fait reproduire la salle des Chanteurs. Le plan est dû à Janck, décorateur des théâtres royaux. Les architectes Brand et Riedel furent chargés de l'exécuter et le 15 septembre 1869 fut posée la première pierre. Certaines parties de la construction témoignent de préoccupations catholiques : l'oratoire placé sous l'invocation de Saint-Louis, roi de France, la salle du trône consacrée au triomphe de la religion et décorée des portraits des six rois saints, enfin la vaste basilique, de style byzantin.
(4) M, Bainville, dans l'ouvrage déjà cité, assure qu'après la mort de Louis II, certains meubles et objets d'art commandés par lui pour ses châteaux, furent vendus par ordre du gouvernement et qu'il s'en fit un commerce chez les marchands de curiosités. "

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