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lundi 6 août 2018

Bayreuth 1876 - Le scandaleux article de L'Univers illustré du 26 août 1876


Voici un article publié le 26 août 1876 dans le "Courrier de Paris" de L'Univers illustré, un journal hebdomadaire parisien publié par Michel Lévy. Le journaliste ne s'est pas rendu à Bayreuth, n'a donc pas assisté à la création bayreuthoise du Ring et avoue ne pas connaître une seule note de l'oeuvre, ne pas avoir lu une seule page du poème, mais se permet de commenter l'événement sur près de deux pages. Le comble de l'indignité journalistique, d'autant plus que ce journaleux se moque de Richard Wagner, de son poème qui est selon lui à bâiller, du Festspielhaus, de la mise en scène, etc. Rien ne trouve grâce aux yeux de ce chroniqueur qui signe son article d'un pseudonyme, Gérôme, sous lequel se cache Richard de L’Isle de Falcon de Saint-Geniès, dit Richard O’Monroy, né en juillet 1849 à Paris où il est mort en  mai 1916. Ce Gérôme hait visiblement tant Wagner que l'art allemand; on est en 1876, cinq ans après la défaite de Sedan et la capitulation française et les sentiments anti-allemands restent monnaie courante en France. Mais quoi qu'il en soit l'outrecuidance du sieur Gérôme est patente.

 Richard O’Monroy (Gérôme)
[...] 

L'art allemand vient de se manifester solennellement dans la petite ville de Bayreuth sous la forme musicale : la tétralogie de L'Anneau du Niebelung de M. Wagner a été exécutée sur le théâtre construit suivant les indications du maître.

Vous allez me demander ce que je pense de la partition de M. Wagner, et celui que j'aime le mieux ou que j'aime le moins des quatre fragments qui réunis en composent l'ensemble. Je vous avouerai, non sans confusion, mais sans ambages, que je serais bien embarrassé de vous dire mon sentiment sur l'Anneau du Niebelung en général et sur le Rheingold, la Walküre, Siegfried et la Götterdämmerung en particulier, par l'excellente raison que je ne suis pas allé à Bayreuth et que je ne connais pas une seule note de l'oeuvre.

Est-ce dédain? Non. Est-ce parti pris? Pas davantage. Est-ce aversion pour le musicien ? M. Wagner n'est pas aimable, et j'avoue qu'il ne m'inspire, qu'une sympathie très-médiocre ; niais ce'n'est pas d'un homme qu'il s'agit, c'est d'une oeuvre. Si je n'ai rien entendu de l'Anneau, du Niebelung avant la représentation, c'est qu'on ne m'en a rien fait entendre, et si je ne suis point allé à Bayreuth, c'est pour des raisons où M. Wagner et sa musique ne sont pour rien.

Ne pouvant apprécier une partition que je n'ai point entendue, je ne veux, sur ce sujet, dire que ceci : des critiques qui me paraissent très-bien disposés pour la musique de M. Wagner, qui ont consacré à l'Anneau du Niebelung de très-longs articles, qui parlent du grand effet qu'ont produit certaines parties, déclarent que certaines autres sont faibles et qu'il en est de mortellement ennuyeuses. J'en tire cette conclusion : c'est que toute la musique du passé et du présent n'a pas été tuée du coup par l'Anneau du Niebelung, et que l'astre Wagner n'a pas encore éteint les astres Gluck, Mozart, Beethoven, Meyerbeer, Rossini, voire quelques astres de moindre grandeur que je pourrais nommer. Je vous avouerai que cette pensée ne m'est pas désagréable. Comme je ne vois pas trop le moment où l'on jouera les opéras de M. Wagner à Paris, ni celui où j'irai en Allemagne, j'aurais un peu souffert à la pensée qu'il faudrait me résigner à me contenter des opéras. de compositeurs indignes de tirer les bottes allemandes du seul musicien de génie qui eût jamais existé.

Puisque vous ne pouvez parler de la musique .de la tétralogie wagnérienne, donnez-nous une idée du poème, me dites-vous. ...

Volontiers. Je n'en ai pas lu le texte; mais d'obligeants confrères ont eu la bonté de nous le raconter consciencieusement et par le menu, et grâce à eux, je puis vous satisfaire.

Nous commencerons, s'il vous plaît, par le Rheingold, qui est comme le prologue de l'oeuvre poétique et musicale de M. Wagner.

Il faut que vous sachiez qu'il y a trois catégories de dieux ; la première habite le ciel , la seconde la terre, la troisième les cavernes, les profondeurs du globe, le royaume de Niebelheim. Le maître des dieux supérieurs s'appelle Wotan : le dieu Donner, le dieu Loge, le dieu Froh font partie de son olympe; la déesse Fricka est sa femme; la déesse Freïa est la Vénus de sa céleste cour. Les dieux habitants de la surface de la terre sont les géants; Wotan a traité avec eux de la construction qu'ils lui bâtissent, la forteresse du Walhalla. Les dieux des cavernes et du Niebelheim sont des nains, fils de la Nuit, soumis à Alberich.

Lorsque le rideau se sépare — il ne se lève pas à Bayreuth comme chez nous — il laisse voir le fond du Rhin, et les filles du fleuve chantent autour du rocher renfermant l'or qui doit donner l'empire du monde à qui le possédera. Alberich  survient, prend l'or et s'enfuit.

Le deuxième tableau montre d'abord au spectateur la déesse Fricka secouant son époux, le dieu Wotan pour l'éveiller, et admirant le Walhalla qui se dresse au fond de la scène et qu'elle n'a point vu encore. Puis accourt la belle Freïa que poursuivent les géants Fafner et Fasolt. Wotan, pour obtenir d'eux qu'ils construisissent le Walhalla, leur a promis la jeune déesse, et ils viennent réclamer leur salaire. Ni les prières de Freïa et de Fricka, ni l'attitude assez vaillante du dieu Donner et du dieu Froh, ne réussissent à les fléchir ni à les intimider, et comme Wotan ne trouve pas d'autre prix à leur offrir, ils emportent leur victime. Survient Loge, le dieu conseiller ; il a imaginé de racheter Freïa en offrant aux géants l'or du Rhin. Mais on sait qu'Alberich s'en est emparé et qu'il compte avec cet or fabriquer l'anneau qui lui donnera la toute puissance. Il faut donc lui enlever le précieux métal. Wotan et le dieu Loge partent pour le royaume des nains. Les y voilà arrivés. Alberich a un frère qui s'appelle Mime...

Vous bâillez, madame. J'ai l'honneur de vous faire observer que nous ne sommes guère qu'à la moitié du prologue, et que, le prologue analysé, il me restera à vous raconter, brièvement d'ailleurs, les scènes principales de la Walküre, de Siegfried et de la Götterdämmerung, ce qui signifie littéralement crépuscule des dieux, mais ce qui peut être plus exactement traduit par ces mots : les dieux s'en vont.

Vous bâillez derechef, madame., Eh bien, franchement, cela ne m'étonne pas trop. Je vous: dirai même que je ne suis pas sûr que cela les amuse beaucoup en Allemagne; mais on leur a dit : « C'est l'art allemand», alors vous, comprenez, de bons Allemands, de bonnes Allemandes ne peuvent pas faire autrement que d'avoir l'air de trouver tout cela d'un prodigieux intérêt. Nous pouvons, nous, en prendre plus à notre aise : bâillez donc, madame, autant qu'il vous plaira, et volontiers je ferai votre partie... Là, voilà qui est bien!... Vous n'insistez pas, je pense, pour que je reprenne mon récit? Non. A merveille.

Eh bien, nous allons, si vous le voulez, donner un coup d'oeil à la salle de spectacle. L'extérieur du théâtre, en bois, en brique et en pierre, n'a rien qui puisse amuser beaucoup votre curiosité. La salle ne manque pas d'originalité. Plus large que profonde, les côtés droits, la partie qui fait face à la scène légèrement arrondie, sept portes à gauche, sept portes à droite s'ouvrant entre des colonnes; trente gradins; au-dessus, de ces gradins, la loge des princes; au dessus de cette loge, une galerie; en tout quinze cents places environ ; pas de lustre, pas de plafond lumineux; trois lignes de globes de verre ne répandant qu'une faible lumière; une décoration sévère et sobre; brrr, cela ne vous fait-il pas un peu froid, madame? L'orchestre? invisible, pour le spectateur, dissimulé sous le proscenium.

Les princes ne manquent pas dans la loge des princes. L'empereur d'Allemagne y trône, mais ne cherchez pas le roi de Bavière. Comment ! le roi de Bavière n'assiste pas à la première série des représentations de l'Anneau du Niebelung? Mais à quoi pense le roi de Bavière? Mais il va encourir la disgrâce de Richard Wagner. On dit que le roi Louis II est parti, piqué de ce que l'empereur, invité par lui aux repétitions, n'y est pas venu. S'il en est ainsi, Richard Wagner ne saurait se fâcher. Son royal ami assistera à la troisième série des représentations, et il est question d'une série supplémentaire, à laquelle il assistera tout seul... le gourmand!

Le maestro tient beaucoup à l'illusion scénique; il veut absolument que son public croie, comme nous dirions nous autres Français dépourvus de sérieux, «que c'est arrivé ». Il a donc supprimé la sonnette ou le coup de sifflet pour les changements à vue, c'est au son de l'orchestre que les décors se meuvent; il a remplacé les apparences de nuages par de vrais nuages qui s'échappent de cheminées de machines à vapeur; il fait l'obscurité dans la salle pour que toute l'attention des spectateurs soit nécessairement concentrée sur la scène et que la salle n'en détourne rien. Ce n'est, pas tout encore; il ne tolère pas les applaudissements aux acteurs, et il leur interdit de reparaître, si on les rappelle.

Dussé-je encourir la malédiction des dieux des trois catégories et celle de M. Wagner par-dessus le marché, je me permettrai de trouver cela quelque peu enfantin et naïf. Le grand novateur a oublié de se dire que les spectateurs, en voyant ces beaux nuages en vraie vapeur d'eau, pourraient bien penser aux machines à vapeur qui les produisent, et alors la belle avance, et que devient l'illusion? Si un discours du dieu Wotan ou du dieu Loge est un peu long — les immortels de M. Wagner sont passablement prolixes — ne se trouvera-t-il pas dans l'auditoire quelques malheureux assez peu sensibles au grand art allemand pour maudire ces ténèbres qui les empêcheront de lorgner les blanches épaules de Mme la conseillère X... ou les beaux bras de Mme la générale Z... et de supporter plus aisément ainsi l'éloquence des dieux? Et alors, voilà, il me semble,  l'illusion une fois encore terriblement compromise. Vous ne voulez pas, bon maestro, qu'on rappelle les chanteurs et les chanteuses même à la fin du spectacle, toujours par respect de l'illusion ; mais croyez-vous que vos spectateurs, quand ils sortiront de la salle, continueront à se figurer qu'ils sont dans le monde mythologique, prendront l'hôtel de ville pour le Walhalla, les bourgeois, les bourgeoises et les filles de bourgeois qu'ils rencontreront dans la rue pour des dieux, des déesses ou des filles du Rhin? Et vous imaginez-vous que si quelques-uns d'entre eux ont pris faim au théâtre, ils ne se réjouiront pas à l'idée du plat de saucisses et de choucroute et des bons bocks de bière dont ils se régaleront en rentrant chez eux? Ah! tenez, cher monsieur Wagner, j'ai bien peur que tout grand homme que vous êtes vous ne soyez un peu bien candide. Ne songeriez-vous pas par hasard à exiger désormais de ceux qui se proposeront d'assister pour la première fois à vos opéras qu'ils s'y préparent une année à l'avance par la lecture des Eddas et par un jeûne sévère, et qu'ils s'engagent sur  la barbe de Wotan à ne plus vivre que d'eau claire du Rhin à partir du jour où ils auront communié avec votre génie, et à ne plus s'accorder d'autre plaisir que l'audition de vos oeuvres sacrées?

Et tandis qu'on représentait l'Anneau du Niebelungen à Bayreuth, on reprenait le Prophète à Paris. Ah! ce Meyerbeer, il n'a pas pensé à faire la nuit dans la salle pour que sa musique s'emparât, mieux de nos âmes et de nos coeurs; il n'a pas forcé les directeurs qui ont monté ses opéras à établir des machines a vapeur dans les dessous pour fabriquer de vrais nuages; il n'a pas interdit les applaudissements et les bravos au public aussi longtemps que le rideau n'est pas baissé ; il n'a pas fait défense aux chanteurs de paraître sur la scène si les spectateurs enthousiasmés les rappelaient; il n'a pas eu peur d'une salle brillante et de la beauté des femmes, et de leur grâce, et de leurs sourires, et de l'éclat de leurs toilettes, et du scintillement de leurs diamants, de leurs rubis et de leurs émeraudes.

Il n'en a pas moins triomphé! triomphé avec Robert le Diable, triomphé avec les Huguenots, triomphé avec l'Africaine, triomphé avec le Prophète.

Cet admirable Prophète — oui, admirable, je l'ai dit et je le répète, monsieur Wagner, et si cela vous déplaît,  j'en suis bien fâché, non pour moi, mais pour  cet admirable Prophète, avec quel plaisir nous l'avons entendu de nouveau après trois années ! Que cela est large, puissant, dramatique! Quelle diversité et quelle grandeur dans l'inspiration !

Je suis sorti ravi. [...].

Ai-je besoin de dire que les décors sont superbes? Le premier, celui de la campagne, avec les moulins à vent se détachant sur le ciel, est d'une finesse exquise. Le divertissement des patineurs est un des plus charmants spectacles qu'on puisse voir, si habilement et si brillamment réglé. Et c'est que les patins ont l'air de vrais patins à faire s'aller cacher de honte les patins à roulettes des skating-rings. Et la musique de ce divertissement, quelle élégance suprême! on sentie génie dans ces airs de danse; oui, le génie, monsieur Wagner, le génie! [...]

Gérôme

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