Rechercher dans ce blog

samedi 14 juillet 2018

Première mondiale du ballet LA STRADA de Marco Goecke au Theater-am-Gärtnerplatz de Munich

Gelsomina (Verónica Segovia). Crédit photos: Marie-Laure Briane

Le très productif Marco Goecke, qui a déjà plus de 60 chorégraphies à son actif, vient d'offrir sa dernière création en première mondiale au public munichois, une oeuvre inspirée du film La Strada de Federico Fellini, que le grand réalisateur italien avait réalisé en collaboration avec Nino Rota qui en avait composé la fascinante musique. Le film, primé d'un Lion d'argent en 1954 et d'un Oscar du meilleur film étranger en 1957, était sorti en salle en 1954. En septembre 1966, Nino Rota avait retravaillé sa composition pour en tirer une musique pour ballet, dont Mario Pistoni créa la chorégraphie pour la Scala de Milan en mars 1967. Il s'agissait alors d'une des premières tentatives européennes de créer un ballet à partir d'un film. Et aujourd'hui, la musique de Nino Rota connaît aujourd'hui une nouvelle jeunesse grâce à la nouvelle production du Theater-am-Gärtnerplatz.

Le film néo-réaliste de Federico Fellini fut une des premiers grands succès du réalisateur italien. Il décrit le mode de vie précaire des artistes de rue italiens, qui évoluent de village en petites villes dans une Italie appauvrie, avec un réalisme cru mâtiné de romantisme marxiste, qui, dans ses effets, conduit à la vision d'un monde halluciné. Le cadre est celui  des campagnes côtières italiennes soumises aux caprices extrêmes du temps: soleil entêtant, vent inquiétant et rudesses de l'hiver. 

Pour  pleinement apprécier le travail visionnaire du ballet de Marco Goeke il faudrait voir ou revoir le film de Fellini, ou tout au moins en connaître l'argument. 

Le film et le ballet (livret de Federico Fellini et Tullio Pinelli) racontent  l'histoire de la jeune Gelsomina, une fille vendue par sa mère à un artiste de rue nommé Zampanò. Pour gagner sa vie, la jeune fille doit apprendre à jouer de la trompette pendant les démonstrations de force physique que son maître, un Hercule de foire, met en scène sur les places italiennes lors des fêtes populaires. La vie des acrobates est très rude et la jeune Gelsomina ne peut s'y adapter, d'autant plus qu'elle est constamment obligée de se soumettre aux "attentions" brutales de Zampanò, qui en a fait sa chose. Zampanò ne se prive par ailleurs pas des charmes des prostituées aguichées par sa force.

Un soir, Gelsomina fait la connaissance de trois saltimbanques itinérants et décide de s'enfuir avec eux; ensemble, ils arrivent dans un village en fête, où la jeune femme est approchée par un acrobate-poète surnommé le Fou (Matto), qui avec sa douceur parvient à gagner la confiance de la jeune fille. Au cours de la fête villageoise, Gelsomina se voit encerclée par quatre soldats qui s'apprêtent à la violer. Elle échappe cependant au pire grâce à l'intervention de Zampanò, qui décide de la reprendre  à nouveau avec lui.

Dans la scène  suivante, il s'avère que Zampanò et le Fou ont été embauchés dans le même cirque: l'un exécute ses tours de force en cassant des chaînes par la seule action du gonflement des muscles de son torse, l'autre enchante le public avec le son triste de son violon. D'évidence Gelsomina est très attirée par le Fou et une forte rivalité s'installe entre les deux hommes. Il ne faut pas longtemps pour qu'une bagarre éclate, dont le fou sort grièvement blessé. Il  est sauvé par les gardes qui arrêtent Zampanò et le conduisent en prison. Gelsomina, libérée de son maître, peut passer du temps avec l'artiste; l'idylle dure jusqu'à ce que Zampanò sorte de prison et vient réclamer la fille.

Son travail d'Hercule de foire ne suffit plus à Zampanò pour assurer leur survie. Il implique alors Gelsomina dans le vol d'un précieux ex-voto appartenant à un couvent de religieuses. Leur chemin croise ensuite à nouveau celui du Fou, que  Zampanò tue accidentellement dans un accès de colère. Gelsomina tombe alors définitivement dans la dépression et avec le début de l'hiver devient gravement malade. Zampanò,  décide de l'abandonner alors qu'elle est endormie au bord de la route enneigée et s'en va, pensant même un moment  lui voler la trompette que l'équilibriste lui avait donnée.

Les années passent, mais Zampanò ne peut pas oublier la fille et décide de revenir la chercher. Il apprend qu'elle est morte dans le village où de bonnes âmes l'avaient recueillie. Pour la première fois de sa vie, il réalise que toute son existence n'est qu'un échec. La scène finale montre un Zampanò seul et ivre, perdu dans son désespoir.

La musique de Nino Rota est un élément essentiel du spectacle dont elle constitue la trame émotionnelle, une musique profondément porteuse de sens qui, dans la chorégraphie de Marco Goecke fonctionne davantage en juxtaposition qu'en symbiose avec les mouvements de la représentation scénique. Les aléas de l'existence des forains, le hasard de leurs rencontres sont musicalement reliés entre eux par l'utilisation marquée du leitmotiv qui fait fonction de courroie de transmission mentale entre les différents protagonistes. Michael Brandstätter et l'orchestre du Theater-am-Gärtnerplatz ont rendu avec un entraînement fougueux les somptueux mouvements de la partition, donnant à entendre toute la vivacité expressive de la musique, sa tendresse pathétique et passionnée. Le travail du chorégraphe, qui développe sa propre rythmique, rentre en dialogue avec la musique plus qu'il ne la suit.

Putain (Chiara Viscido) et Zampanó (Özkan Ayik)

Les décors à minima de Michaela Springer rendent bien compte du dénuement et de la monotonie des paysages évoqués par le film de Fellini. La mer est évoquée par deux simples parallélépipèdes recouverts d'un voile bleu ondoyant placés en fond de scène, remplacés par deux groupes d'épis pour représenter la plaine. Ses costumes relèvent de la même simplicité efficace, avec une mention particulière pour celui de Gelsomina (Verónica Segovia) qui, avec le soin apporté au maquillage de la danseuse, rappellent bien la figure de Giulietta Massina, l'épouse et la Muse de Fellini, qui interpréta magistralement le rôle de la jeune fille dans La Strada. Le choix des danseurs avait toute son importance, la stature et le masque de Verónica Segovia rappelant bien Giulietta Massina, et avec Özkan Ayik, un grand danseur à la musculature trés définie, on retrouve bien l'impression de puissance mâle qui se dégageait de la composition d'Anthony Quinn.

Marco Goecke ne se contente pas de la seule représentation corporelle comme moyen d'expression, il laisse aussi place à la parole et au cri pour exprimer un ressenti ou une émotion. On ne comprend pas toujours ce que les danseurs tentent d'exprimer, il faudrait pour cela que leur voix passe l'orchestre ce qui est loin d'être toujours le cas, mais on saisit un mot ici et là, ce qui suffit pour faire passer le message. La chorégraphie met en scène le conflit des pulsions humaines de l'amour,  de la haine et de la jalousie, et insiste sur les ratages de la vie, sur leurs occasions manquées, avec l'expression de la poésie pathétique qui naît du contraste entre la violence et le rêve. De la combinaison de l'expression corporelle des danseurs, de la musique et des paroles lancées se dégage une atmosphère de gâchis généralisé, vécu par des personnages pris dans l'engrenage d'un jeu dont ils n'ont pas décidé des règles, et dont ils sortent tous perdants. La danse et l'expression corporelle sont remarquablement mis en lumière par les éclairages d'Udo Haberland qui les soulignent et accentuent leur côté poignant. Les danseurs sont tout simplement magnifiques avec l'extraordinaire prestation de Verónica Segovia et d'Özkan Ayik, l'excellent Matto de Javier Ubell, la putain de Chiara Viscido ou l'inénarrable clown d'Alessio Attanasio.  Le fait même que de nombreux danseurs et danseuses soient d'origine italienne et par le fait même proches et sensibles au sujet de la représentation participe du succès de cette remarquable production. Marco Goecke est parvenu à réaliser l'exploit fort rare de la transposition réussie d'un film culte en une chorégraphie hallucinée et touchante à la fois qui rappelle les images du film tout en créant un langage qui lui est propre, et qui tient constamment le public en haleine. 

Toute cette belle ouvrage a été salué d'une immense ovation.

Prochaines représentations les 14,  15, 17 et  23 juillet 2018. Un spectacle à ne pas manquer par les amateurs de (beau) ballet contemporain. Places restantes, y compris pour ce soir.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire