Crédit photographique pour toutes les photos: Bayreuther Festspiele 2018 - Enrico Nawrath |
Un Chevalier sans nom électricien porteur de divine énergie et armé d'une foudre jupitérienne, un jugement des dieux qui se déroule comme une partie harrypotterienne de quidditch, des nobles ailés comme de grands insectes, un cygne en forme de vaisseau spatial ou d'avion prototype, une société qui brûle volontiers les femmes accusées de sorcellerie, des costumes qui évoquent une multitude de périodes sans doute liés à l'histoire des Provinces-Unies, avec beaucoup de grands cols rabattus de dentelles ou en fraises, qui rappellent les personnages des tableaux de l'âge d'or hollandais, des paysages arborés des bords d'Escaut avec les champs et les rives couvertes de joncs et les immenses ciels flamands, et la couleur bleue constamment présente dans tous ses camaïeux, sous tous les éclairages, une couleur bleue envahissante qui colore jusqu'aux cheveux des héros avec progressivement l'introduction de la couleur orange qui domine dans la chambre nuptiale du Chevalier sans nom, et puis, comme une provocation saugrenue et ultime, le vert gazon d'un personnage qui n'apparaît qu'au final pour évoquer peut-être le retour du frère d'Elsa qui vient de recouvrer son humaine apparence.
La marque de fabrique de cet opéra est signée par le grand artiste lipsiote Neo Rauch qui depuis 6 ans s'est baigné avec son épouse Rosa Loy dans la musique de Lohengrin, constamment écoutée et réécoutée, s'en est laissé imprégner jusqu'à la moelle et s'en est laissé inspirer pour créer ces décors en bleu hollandais type Delft et donner vie à cet univers étrange de conte de fées qu'est le monde de Lohengrin revisité par le couple Rauch. Neo Rauch a travaillé le concept et les décors, Rosa Loy les costumes, mais il s'agit surtout d'une oeuvre commune. Le metteur en scène Yuval Sharon s'est vu assigner la tâche plutôt ingrate de prendre le train en marche puisque le premier metteur en scène originel de cette production, Alvis Hermanis, l'avait abandonnée, tâche difficile, à rebours du processus habituel de travail d'équipe où le metteur en scène dirige les opérations. Si tous les acteurs de cette production s'accordent pour célébrer l'excellent travail réalisé de concert, - le chef Christian Thielemann parle de Yuval Sharon comme d'un rayon de soleil ("Sonnennschein"), ce sont pourtant les rayons de soleil rauchiens, qui traversent les nuages menaçants de l'immense toile de fond concave, qui dominent la production, au point qu'on peut avoir l'impression non dénuée de fondement que c'est le couple Rauch qui a conçu la mise en scène. Restent les placements des acteurs et des choeurs, tout ce travail de synchronisation soumis aux impératifs de l'acoustique toujours problématique pour les opéras qui n'ont pas été conçus pour Bayreuth, qui est une des rares scènes où les chanteurs ne répugnent pas à chanter du fond de la scène. Reste le travail sur les mouvements, et spécialement les mouvements des choeurs, chorégraphiés dans les détails avec la création d'un langage propre pour leur gestuelle, très éloquente, qui traduit des émotions ou des élans collectifs. Curieusement, à côté de remarquables réussites, on assiste aussi à des passages d'une banalité déconcertante, comme des lancers de pétales bleus et blancs (les couleurs de la Bavière) par des jeunes filles qui se détachent du choeur deux à deux vers le front de scène en semant le contenu de leurs paniers, dans des gestes dignes d'une fête scolaire dans un couvent d'Ursulines, ou comme l'apparition d'un personnage étrange, une espèce de robot couvert de gazon tout à la fin de l'opéra, qui représente, à chacun d'en juger, peut-être le frère d'Elsa... Si le choeur annonce le retour du cygne nautonier, on ne le verra jamais apparaître à l'endroit où, en fond de scène, est figuré l'Escaut, dont on voit une plage entre les arbres, le cygne et sa nacelle ne se verront pas physiquement et, en lieu et place, intervient ce "martien" tout vert, qui ne vient cependant pas de la rive, mais sans doute y a-t-il des cohérences qui nous échappent, et qui semblent avoir échappé au public qui a accueilli très diversement les créateurs du spectacle.
Mais cohérence il y a, et il faut la chercher du côté du fil conducteur (électrique) qui parcourt toute la mise en scène: l'action se déroule dans et autour d'un poste électrique et plus loin dans une tour de transformateur transformée en habitation. Le Chevalier sans nom est habillé comme un électricien des années trente arrivé sur le toit de la station électrique par le truchement d'une espèce de vaisseau futuristes blanc laqué qui figure le cygne. Tout un appareillage de pylones, de lignes à autres tensions de fils et d'isolateurs forment la trame du décor. Le Chevalier sans nom vient du pays de l'énergie et arrive porteur lumière dans le monde très sombre d'Elsa que sa venue éclaire. Armé d'une foudre en zig zag, il va défaire Telramund au cours d'un combat aérien, exécuté par des acrobates sosies, dans la logique aérienne de l'arrivée sans doute aéroportée de Lohengrin et du port d'élytres de Teralmund. Victorieux, le Chevalier sans nom se voit attribuer sa paire de grandes élytres, signe de sa victoire et de sa noblesse. L'habitation d'Elsa est un transformateur aménagé, reliée bien entendu à un pylône électrique et dont la chambre est simplement meublée d'un grand lit, et surtout d'un grand lampadaire constitué d'une espèce d'isolateur terminé par deux branches de néons. Le transformateur est surmonté d'une longue pointe verticale qui s'élève vers les cieux, qui pourrait servir de récepteur avec la source d'énergie primordiale en provenance de Monsalvat. En fin d'opéra, Elsa recevra une espèce de boîte-frigo de couleur orange contenant une source lumineuse. Les décors ouvrent à diverses lectures et le public est invité à s'en imprégner et à laisser parler son imagination.
Un autre fil conducteur est la réflexion menée par la mise en scène sur la condition féminine: si les hommes-insectes ont la possibilité de voler dans les airs et de se battre, quitte à finir épinglés sur des arbres, les femmes sont constamment appelées à se soumettre à leur pouvoir et leur désir de libération et d'autonomie est vite contraint par des cordes qui les enchaînent et peut conduire au bûcher et à la mort. Elsa, proche de la mort, n'est libérée qu'en acceptant de se soumettre à des contraintes et à des serments qu'elle ne peut que transgresser, et qu'elle aurait sans doute également transgressées même en l'absence des perfidies d'Ortrud. Au moment où elle s'apprête à se parjurer, le Chevalier sans nom qui a perçu les mouvements qui agitent l'âme de sa femme, la ficelle au lampadaire de leur chambre pour essayer de la contrôle. Yuval Sharon ne donne d'ailleurs pas d'Ortrud l'image complètement infamante qu'on en a d'ordinaire, mais l'humanise quelque peu en en faisant une femme qui se rebelle et lutte pour préserver les acquis de sa caste et de son lignage, et qui, dans ses perfidies, permet aussi l'éveil de la conscience intérieure d'Elsa. Il la transforme un moment en Reine de la nuit, elle porte alors une longue cape bleu nuit aux motifs d'innombrables mites pour lancer ses terribles imprécations contre la malheureuse Elsa.
La mise en scène nous introduit dans un monde certes différent du nôtre, mais dont les repères et l'imagerie sont cohérents sans être pour autant tous expliqués, ce qui constitue une invitation implicite à la participation.
Lohengrin est le seul opéra de Wagner que Christian Thielemann n'avait pas encore dirigé à Bayreuth. Cette saison, il complète brillamment le cycle des 10 opéras du répertoire bayreuthois, les quatre premiers opéras du Maître n'y étant traditionnellement pas joués. Thielemann nous fait profiter de sa longue expertise de l'acoustique du Festspielhaus pour y déployer très justement les splendeurs sonores du Lohengrin, avec des tendresses marquées pour le travail des chanteurs qui ont à plusieurs reprises souligné la qualité des attentions dont le grand chef wagnérien les a entourés, un chef qui, avec son souci de la précision et son élégance raffinée dans la direction d'orchestre nous a livré une grande soirée musicale.
Lohengrin ( Piotr Beczala) |
Piotr Beczala remporte pour sa grande entrée bayreuthoise un énorme succès, d'autant plus mérité qu'il a accepté de replacer au pied levé un Roberto Alagna qui a jeté le gant trois semaines avant la première au motif que malgré le temps passé à l'étude de la partition il ne se sentait pas prêt pour le rôle. Cette annonce des plus tardive n'avait pas manqué de surprendre. Beczala avait fort heureusement déjà chanté Lohengrin à Dresde avec Anna Netrebko en Elsa sous la direction de Christian Thielemann, ce qui était présage de réussite. Excellent acteur au physique avenant, il rend avec beaucoup d'élégance tant la noble prestance de Lohengrin que, plus tard, l'abattement et le désespoir beaucoup plus humains d'un homme anéanti d'avoir à quitter définitivement la femme qu'il aime. Il convient de souligner l'excellence de sa prononciation de son allemand, irréprochable et compréhensible par tout l'auditoire de bout en bout. Les beautés claires et chaleureuses de son ténor, sa chantante italianité, sa manière exacte et exquise d'exécuter les phrases musicales en font un extraordinaire Lohengrin.
Anja Harteros qui a une longue pratique du rôle d'Elsa, couronnée du plus grand succès notamment à Munich où elle l'a à de nombreuses reprises interprété, fait également ses débuts à Bayreuth avec peut-être un peu moins d'éclat qu'attendu, mais cependant en grande interprète du rôle, avec une maîtrise technique remarquable. On ne saura sans doute pas si cette légère ombre sur son chant provient de l'approche particulière de la mise en scène et de ses particularités. Ainsi de cette scène qui précède la question fatale dans laquelle Yuval Sharon représente Elsa et le Chevalier sans nom lisant chacun un livre, à la couverture bleue, dont on se demande s'il s'agit d'une Bible, manière peut-être de souligner l'atmosphère pesante qui règne avant la tempête finale et les difficultés de communication du couple. Ou encore dans la même scène du ligotage d'Elsa au grand lampadaire de la chambre...
Waltraud Meier en Ortrud-Reine de la Nuit |
Waltraut Meier fait un retour remarqué à Bayreuth après 18 longues années d'absence sur la Colline verte. Mais ce retour est à la fois un adieu puisque cette merveilleuse chanteuse bavaroise a annoncé faire ses adieux au rôle d'Ortrud, dans laquelle elle fut, et ce fut encore le cas lors de la première, si souvent sublime. Il faut savoir arrêter quand on peut encore donner le meilleur, tel est le motto de la cette grande chanteuse wagnérienne qui a déjà fait ses adieux berlinois à Kundry et munichois à Isolde. Bien sûr ses possibilités actuelles n'ont plus la sensation d'autrefois, mais quelle puissance, quelle technique et quelle intelligence du chant! Voilà une grande cantatrice qui connaît très exactement les moyens dont elle dispose, et qui les utilise au meilleur escient. Et quelle actrice! Le duo du début du deuxième acte est des plus admirables, lorsque dans une semi-obscurité fort ténébreuse, Ortrud approche à travers champs la maison d'Elsa, un des meilleurs passages de la mise en scène de Yuval Sharon avec une superbe utilisation des lumières (Reinhard Traub), et les très belles superpositions de décors par effets de transparences, qui font évoluer ici une meule de foin là une joncheraie en avant-plan de la scène.
Tomasz Konieczny donne un Telramund bouillonnant d'énergie vocale avec les sonorités vibrantes de son bayryton basse. Il avait déjà convaincu dans le rôle à Dresde et en a la puissance, ce qui est si nécessaire à Bayreuth. Et son jeu d'acteur rend admirablement les contours et les hésitations de ce noble personnage soumis aux manipulations perfides de sa femme, avec cette colère sourde et contenue du premier acte et les explosions qui suivront. Le rôle du héraut d'arme du roi est très heureusement tenu par Egils Silins. Georg Zeppenfeld, l'une des meilleures basses allemandes, chante le roi Henri l'Oiseleur avec puissance et autorité, et une diction claire et précise qui sied à ce personnage dont chaque mot doit être entendu! Les choeurs du Festival sont en tous points remarquables, emplissent avec la force de leur unisson la grande salle et ne manquent pas de stimuler ou de faire frissonner le public.
Une grande soirée musicale qu'on pourra encore apprécier lors de sa retransmission du 28 juillet à 20H15 sur la chaîne allemande 3Sat ou dont la vidéo peut encore se voir en ligne sur BR-Klassik.
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