Le magazine hebdomadaire illustré britannique The Graphic publie en octobre 1909 un article de Basil Crump illustré par toute une série de photos représentant des personnalités marquantes de l'édition 1909 du Festival de Bayreuth, des festivaliers aux chanteurs et aux organisateurs.
Notre photo du jour représente le grand duc de Hesse en conversation avec le chef machiniste Friedrich Kranich.
Friedrich Kranich, extrait d'un article des Annales politiques et littéraires (septembre 1912)
Chef machiniste de Bayreuth et véritable magicien de la scène. Voici comment Louis Schneider des Annales politiques et littéraires évoquait le travail du chef ingénieur de Bayreuth en 1912 ( dans un article du 15 septembre):
[...] Je préfère conduire les lectrices des Annales en un endroit de Bayreuth où rarement critique a pu les mener; je veux leur faire connaître l'envers de la scène, qui est strictement interdit au commun des mortels. Je dois à la grande obligeance du chef machiniste, M. Friedrich Kranich, d'avoir pu visiter l'antre mystérieux où littéralement se fabriquent tous nos éblouissements. Friedrich Kranich est, aujourd'hui, l'un des très rares survivants de la création des spectacles de Bayreuth en 1876. Il a été le collaborateur de Richard Wagner; et notre Raoul Oumsbourg, qui s'y connaît en hommes, s'est attaché depuis quinze ans, au théâtre de Monte-Carlo, cet admirable collaborateur pour lequel le mot
'impossible' n'est ni français ni allemand. Kranich fait la pluie et le beau temps à Bayreuth.
Entendons-nous : c'est lui qui est le maître des nuages, le maître du soleil, de l'arc-enciel, de la pluie, du vent, de l'aube, des crépuscules radieux, des crépuscules tourmentés, des clartés prinitanières qui inondent les rochers et les prairies. C'est lui qui répand la lumière sur les décors peints pour Bayreuth par le professeur Brùckner. Il est l'élève du professeur Brand qui, jadis, avait fait du théâtre de Darmstadt un des premiers de l'Allemagne.
Kranich loge dans le théâtre de Bayreuth. Son pouvoir commence à son appartement tout décoré d'hommages et de photographies d'artistes, de souvenirs de Wagner; il s'étend sur toute la scène. En compagnie du célèbre
chef machiniste, je suis arrivé sur la scène et, dès lors, j'ai pu comprendre que le chef d'orchestre et lui sont les deux souverains de cet empire et que le chanteur n'est, en somme, pas plus qu'un simple instrumentiste dans cet immense régiment musical.
Nous voici sur la scène; lune répétition vient de finir, car on répète tous les jours, soit musicalement, soit au point de vue des décors et des éclairages. L'ombre est épaisse dans la salle. Kranich tourne un bouton électrique et la fosse profonde de l'orchestre s'éclaire. Je peux pénétrer du regard dans l'espace réservé aux instrumentistes: ils sont à cinq mètres au-dessous du public; aucune distraction ne peut donc les atteindre, ils s'enfoncent à cinq mètres sous la scène. Ils sont dominés par le chef d'orchestre, qui se silhouette sur un fond noir, sonore, vibrant, éclairé par en haut au moyen, d'une lampe dont les rayons sont projetés sur la partition. Devant le pupitre du chef d'orchestre, une pancarte qui défend aux musiciens de faire des accords avant de jouer. Ils sont tenus de prendre l'accord dans une salle qui leur est consacrée et ceci vous explique encore que, dans l'attente silencieuse de chaque acte, la voix de l'orchestre qui commence à gémir, à s'échapper glorieuse, plainte d'une âme souffrante ou triomphé d'un héros glorieux, produise sur l'auditoire tant d'effet. Im Orchesterraum nicht zu praeludiren. (« Ne pas préluder dans l'espace réservé à l'orchestre »), voilà qui contribue au mystère.
Sur la scène, tout est feutré, capitonné. Le cheval Orane, qui est le compagnon fidèle de Brunnhilde, ne peut pas troubler le public par le bruit de son sabot. Aucun machiniste n'est autorisé à pénétrer sur la scène qu'avec des semelles de caoutchouc; et ainsi ces cent vingt-cinq hommes — car ils sont cent vingt-cinq — semblent voleter comme une mouche quand ils font des manoeuvres de décors. Voici les rochers immenses du haut desquels les Walkyries lançaient leurs « Hoïotoho! » dans La Walkyrie, ces rochers au pied desquels dort Brunnhilde dans Siegfried, et qu'elle parcourt effarée quand, dans Le Crépuscule, Siegfried, qui a pris le costume de Gunther, vient lui arracher l'anneau d'or maudit. Ces rochers sont d'un seul bloc énorme, ils sont montés sur des roues caoutchoutées, et ils disparaissent ainsi facilement dans le fond du théâtre quand il faut faire le changement du décor.
Mais comment ces rochers s'éclairent-ils, tantôt de la lumière du jour, tantôt des sombres lueurs de la nuit, tantôt des reflets pâles de la lune? Kranich me conduit vers un appareil qu'on appelle un « jeu d'orgue » pour la lumière électrique. C'est par cet instrument que sont commandées les quatre mille lampes de la scène, réparties partout en cinq couleurs fondamentales. S'agit-il d'éclairer de rouge la scène; s'agit-il de n'illuminer que la toile de fond pour faire un soleil levant; s'agit-il de projeter la clarté rouge au milieu de la scène sur un seul personnage, une roue manipulée par l'électricien gradue tous ces effets de lumière, peut les donner subitement, lentement. Et c'est ainsi que, sur la scène de Bayreuth, on obtient cette féerique graduation du jour ou du soir qui fait l'admiration de tous les spectateurs.
A chaque division de la scène, à chaque « plan », pour employer un terme de métier, se trouve adossé contre une colonne un pupitre destiné aux multiples chefs du chant. Il y a un chef du chant de chaque côté des coulisses pour indiquer aux machinistes le moment précis où ils doivent faire mouvoir les décors; il y a des chefs du chant qui sont postés avec leur partition pour prévenir l'électricien du moment exact où il doit envoyer la lumière bleue, jaune, verte, rouge, blanche. Aucune sonnerie ne donne les signaux, ce sont des lampes électriques, comme, par exemple, cela se passe à l'orchestre de l'Opéra-Comique à Paris, pour prévenir le chef d'orchestre que tout est prêt et qu'il peut commencer.
Les décors sont mus électriquement. Les ciels s'enroulent sur des poulies et marchent sur un simple appel électrique; les nuages descendent, montent de même. De la sorte, il n'y a pas de machinistes dans le haut du théâtre, dans ce qu'on appelle les « cintres »; ainsi, aucun accident n'est possible dans la manipulation des décors. Si par hasard, là-haut, quelque toile s'enchevêtre, un ascenseur électrique transporte en un clin d'oeil le machiniste, qui remet tout en ordre et redescend aussitôt sa besogne terminée.
Je continue mon excursion à travers ce monde ingénieux de décors et de trucs qui doit nous donner l'illusion féerique. Voici dans une salle le dragon de Siegfried, il est replié bien tranquillement. Voici l'empire des nuages : c'est par ces mètres de mousseline enroulés autour de grandes perches que mon imagination sera transportée dans le Walhalla;
Comme il en faut peu à ma « folle du logis » pour qu'elle se mette à trotter! Il y a là des toiles de nuages qui coûtent trente-cinq mille marks, c'est-à-dire plus de quarante mille francs! Mais qu'est-ce que j'aperçois là-haut? Ce sont des tonneaux de bois : c'est une invention de Kranich; ce sont les cloches de Parsifal qui sont reléguées là dedans pour avoir plus de sonorité. C'est encore un secret aujourd'hui, Kranich est en train de le faire breveter. C'est aussi à Kranich que nous devons les appuis de L'Or du Rhin, appuis avec étriers, qui permettent à Woglinde, Flosshilde et Welgunde de nous faire croire qu'elles nagent dans les flots impétueux du fleuve. C'est toujours une invention de Kranich : les filles du Rhin, même celles de notre Opéra à Paris, sont soutenues par des cordes de piano, dont la résistance est incalculable; les théâtres du monde entier ont adopté ce système si sûr. Et autrefois, à Bayreuth, jusqu'en 1896, elles nageaient lancées sur de simples chariots. O facile mirage!
Kranich me fait encore visiter une loge d'artiste. En voici une toute simple, mais grande, énorme, qui ne rappelle en rien les loges luxueuses de nos théâtres subventionnés. Mais, à la porte, je vois un tableau noir avec une inscription à la craie. C'est une relique ! Voici, en effet, ce que j'y lis : Morgen abend Generalprobe acht uhr bei mir! (« Demain, répétition générale chez moi à huit heures du soir »). Et c'est signé : Richard Wagner! Le géant de la musique est toujours là; son paraphe semble un glaive menaçant. Ah! comme je comprends l'atmosphère religieuse de cette maison!
Et je sors émerveillé. Kranich m'a révélé les secrets de son art. Il est, du reste, très tranquille : il sait que je n'ai pas son cerveau pour lui faire concurrence. Mais j'ai tenu à montrer comment on arrivait à nous donner ces représentations modèles des Maîtres-Chanteurs, par exemple, et de Parsifal. Evidemment, des chefs de service comme cet admirable Hans Richter, qui, âgé de soixante-dix ans, vient de diriger triomphalement, pour la dernière fois de sa vie, Les Maîtres-Chanteurs (espérons que c'est un serment... de chef d'orchestre), ne peuvent pas donner de voix aux chanteurs qui n'en ont point, ou plus. Mais avec un machiniste miraclier comme Kranich, avec un orchestre de tout premier ordre, avec des artistes disciplinés, on arrive à produire ces deux représentations uniques des Maîtres-Chanteurs et de Parsifal. Et cela vaut bien le voyage à Bayreuth, même avec des voisins intolérants.
LOUIS SCHNEIDER."
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