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mercredi 4 avril 2018

Les lectures françaises du roi Louis II de Bavière (5): les Mémoires du duc de Luynes

Karl von Heigel, un collaborateur proche du roi qui a travaillé pour lui comme librettiste et traducteur pour les représentations privées de Louis II, était bien placé pour connaître les intérêts du roi et ses commandes de livres. Après le décès du souverain, Heigel rassemblera ses souvenirs dans un ouvrage intitulé König Ludwig II. von Bayern, ein Beitrag zu seiner Lebensgeschichte ( Stuttgart, 1893, 387 p / un ouvrahe disponible en ligne sur le site de la Bayerische Staatsbibliothek.). Heigel y évoque longuement les lectures et la passion de Louis II pour l'opéra et le théâtre. Quant aux lectures du roi, Heigel précise la passion particulière du souverain pour les mémoires et cite deux grands mémorialistes français, Saint-Simon et le duc de Luynes, que le roi aurait selon lui lu d'un bout à l'autre. Les informations de Heigel sont d'autant plus fiables et précieuses qu'elles sont de première main.

Voici la citation précise des termes de Karl von Heigel (coupures extraites des pages 236 et 237) :




En traduction libre, cela donne: "Comme je l'ai déjà dit, le roi ne se contentait pas de feuilleter ses livres; comme si le majordome de la cour regardait par-dessus son épaule, il lisait consciencieusement tous les tomes d'un ouvrage jusqu'à la fin; les Mémoires pleines d'esprit du duc de Saint Simon, tout comme les 17 volumes du Journal du duc de Luynes."

La lecture de ces Mémoires est d'autant plus intéressante qu'elle permet de mieux comprendre les conceptions  absolutistes du roi, son goût  pour le cérémoniel de cour, et ses choix esthétiques, surtout pour la décoration intérieure du château de Linderhof.

Les Mémoires du duc de Luynes

Charles-Philippe d'Albert duc de Luynes, 4e duc de Luynes (1695-1758), fut un pair de France et mémorialiste français, proche du trône, qui écrivit 17 volumes de mémoires sur la cour de Louis XV. Elles furent publiées à Paris chez Firmin Didot entre 1860 et 1865, sous le patronage d'un de ses descendants.

Ces Mémoires, écrits par Charles-Philippe d'Albert, duc de Luynes et de Chevreuse, pair de France, chevalier des ordres du roi, commencent à la fin de l'année 1735, au moment où la duchesse de Luynes vient d'être nommée dame d'honneur de la reine Marie Leczinska, et s'arrêtent au mois d'octobre 1758, quinze jours avant la mort du duc de Luynes.

Pour comprendre l'intérêt du roi Louis II de Bavière pour ces Mémoires, on peut les lire en ligne: elles sont gratuitement accessibles sur plusieurs sites comme Gallica, le site en ligne de la BNF.  Comme l'a affirmé Karl von Heigel, Louis les a lues passionnément, d'un bout à l'autre. Il s'agit donc d'un ouvrage essentiel pour approcher les goûts et l'intellect du souverain bavarois.

Au lecteur qui n'aurait pas le  temps de lire les dix-sept volumes des ces Mémoires, nous proposons de prendre connaissance d'un article de présentation détaillé publié le 25 août 1861 par C. Mérainville dans un numéro de la revue Correspondance littéraire (chez Hachette & Cie), soit lors de la publication des premiers volumes.

"LES MÉMOIRES DU DUC DE LUYNES SUR LA COUR DE LOUIS XV (1),

Nous avons précédemment donné, avant que leur publication eût été commencée, des fragments des mémoires que le duc de Luynes a écrits sur la cour de Louis XV. L'impression de ce curieux ouvrage est aujourd'hui assez avancée pour que nous puissions en parler avec quelques détails.

Charles-Philippe d'Albert, duc de Luynes, petit-fils par sa mère du marquis de Dangeau, avait hérité du manuscrit du célèbre Journal, composé par son aïeul. Ce fut certainement ce qui lui donna l'idée d'écrire ses Mémoires, qui tiennent plus du journal que des mémoires proprement dits ; car les événements qui y sont rapportés sont écrits assez régulièrement au jour le jour. [...] Le duc de Luynes ne se borne pas à la mention sèche du fait. Il le rattache la plupart du temps aux faits précédents, il l'accompagne souvent de réflexions et parfois il se permet un blâme [...]. Sans doute les petits incidents de la vie de cour, les questions de cérémonial, de préséance, d'étiquette traitées minutieusement, ces questions aujourd'hui si ennuyeuses ou si indifférentes pour nous, y tiennent la plus grande place. Mais en dehors des grands événements il y est aussi question d'une foule de choses concernant les lettres, les sciences et les arts. N'y cherchons pas d'esprit à proprement parler. Le duc de Luynes n'a pas voulu en mettre, et il avait probablement d'excellentes raisons; n'y cherchons pas davantage l'empreinte d'une forte et vaste intelligence ni le style d'un grand écrivain ; mais sachons à l'auteur un gré infini du bon sens, de l'honnêteté, de la sincérité dont il fait preuve à chaque page. Ce sont là des qualités qui donnent à son livre un cachet particulier, et que la postérité doit priser par-dessus tout ; car ce qui lui importe le plus dans les documents qui l'aident à porter un jugement sur les temps passés, c'est la confiance qu'ils peuvent lui inspirer. Et proclamons-le hautement, les mémoires dont nous parlons sont pour l'une des époques les moins favorisées de notre histoire, un guide qui doit inspirer la plus entière sécurité.

Le duc de Luynes, né en 1696, avait été marié à quinze ans à Mme de Neufchâtel, qui en avait treize; marié, il est vrai, avec toutes les précautions que l'âge des époux exigeait de la prudence des deux familles, et que Dangeau a eu soin de rapporter dans son Journal. Sa femme mourut à vingt-trois ans, et il est probable que cette union si hâtive l'avait dégoûté des femmes jeunes et sans expérience, car quand il se remaria en 1732, à trente-sept ans, il eut soin d'épouser une veuve, âgée de quarante-huit ans, Marie Brulart, veuve du marquis de Charost. En 1735, elle devint dame d'honneur de Marie Leczinska; à la fin de la même année commencent les Mémoires, qui s'arrêtent au 20 octobre 1758, c'est-à-dire treize jours seulement avant la mort de l'auteur.

L'histoire du cérémonial ou pour mieux dire de l'étiquette est encore à faire, et à celui qui voudra s'en occuper les mémoires du duc de Luynes fourniront certainement les matériaux les plus précieux. Il y apprendra quels étaient ces prérogatives et ces privilèges que les souverains de la famille royale avaient, on ne sait trop comment, accordés peu à peu aux plus puissants comme aux plus humbles de leurs serviteurs, et qui enlaçaient les maîtres eux-mêmes dans un cercle de fer dont ils ne pouvaient sortir. Ce furent là peut-être les seules lois que respectèrent les monarques absolus. L'Espagne et l'Allemagne furent les pays où régna avec toute sa rigueur l'étiquette, qu'on y poussa jusqu'à ses dernières limites. On sait que ce fut le respect que professaient pour elle Philippe III et ses courtisans qui causa la mort de ce monarque. Dieu merci, les choses n'ont jamais été aussi loin en France, mais que de petites misères rois et princes eurent à subir. Je glane un peu au hasard dans les Mémoires :

"Stanislas, dans un voyage qu'il fit à Versailles ( 1747 ), vint dîner chez le duc de Luynes. - La reine, dit celui-ci, avoit été assez tentée d'y venir dîner avec le roi, son père ; ce qui l'en empêcha fut que, suivant toutes les règles, elle doit prendre la droite sur le roi de Pologne, et qu'elle aime mieux en éviter toutes les occasions. "

La question des siéges, des fauteuils, des chaises à dossiers, des pliants, n'était pas moins grave que les questions de préséance, et à chaque instant elle soulevait des difficultés sans nombre. On peut juger par le fait suivant de l'importance qu'on y attachait.

" Mme la dauphine (elle était grosse en ce moment) s'étant plainte que les pliants sur lesquels elle s'étoit assise lui faisoient mal aux reins, Madame, à qui elle a fait cette confidence, en a parlé et a obtenu pour elle un pliant où il y a un petit dossier fort bas. " Si elle n'avait point été dans une position intéressante, la princesse n'aurait pas même songé à se plaindre ; mais ici on l'excusa, car il y avait des circonstances atténuantes.

Et à côté de cette rigoureuse étiquette que da contrastes souvent ! En mars 1747, la reine eut une difficulté infinie à entrer dans la salle du palais de Versailles, où se jouait un ballet de Rameau. "On lui arracha son mantelet dans la foule. A peine Mme Adélaïde put-elle avoir un pliant tout entier. Le chef de brigade qui est derrière la reine fut obligé de se mettre à genoux , n'ayant qu'un coin de tabouret pour s'asseoir. Il n'y avoit point d'espace vide devant le roi et la reine, et Mme de Modène étoit assise presque sur les genoux de la reine."

Et enfin que dire du fait suivant: Au mois de juin 1746, on exila subitement à Strasbourg Mme d'Andlau, l'une des quatre dames attachées aux filles du roi, « jeune femme fort bien faite, qui a de l'esprit, d'une société très-aimable et qui avoit un très-bon maintien. » La raison de cet exil était qu'elle avait remis entre les mains de Mme Adélaide, alors âgée de quatorze ans, " un livre détestable, rempli d'impiétés et d'estampes abominables." C'était le Portier des Chartreux. Pour ma part, je ne l'ai jamais vu, mais je sais que sa réputation est faite et méritée.

Bien que dans ce qui entourait la vie extérieure de la cour, tout semblât prévu et réglé à l'avance, à chaque instant surgissaient des cas nouveaux que souvent le roi lui-même déclarait insolubles, ou qui excitaient des querelles interminables ; il y en eut une qui dura quinze ans dans la maison de Marie Leczinska. Le service ne s'en faisait pas mieux. Si Louis XIV ne put un jour se procurer un bouillon dont il avait besoin, faute à ses valets de pouvoir décider qui le lui apporterait, le dauphin, fils de Louis XV, se trouvant un jour malade, eut, pour les mêmes raisons, toutes les peines du monde à se procurer un dîner chez sa femme, où il était à l'heure de son repas.

"Avant hier, dit M. de Luynes, la reine sortant de table et se promenant dans sa chambre, aperçut de la poussière sur la courte-pointe de son grand lit, où elle ne couche point depuis que l'on travaille chez M. le dauphin. Elle le fit dire à Mme de Luynes, qui envoya quérir le valet de chambre tapissier de la reine en quartier. Celui-ci, qui est aussi valet de chambre tapissier du roi, prétendit que cela ne regardoit point les tapissiers ; que ce sont bien eux qui font le lit de la reine, mais qu'ils ne doivent point toucher aux meubles ; que c'est l'affaire des gens du gardemeuble. Suivant ce raisonnement, non-seulement le lit de la reine, mais les sièges et canapés, qui sont toujours couverts de housses, doivent être et sont en effet remplis de poussière, sans que ce soit la faute des valets de chambre tapissiers. Mme de Luynes dit au tapissier que c'étoit à lui à avertir le garde-meuble; ce qui fut exécuté, et la poussière fut ôtée. "

On s'étonne souvent, en lisant les mémoires du XVIIe siècle et du XVIIIe, du haut prix auquel se vendaient certaines charges dont pourtant les appointements étaient relativement minimes. Mais c'est qu'il y avait, suivant les places, des profits qui, au grand détriment du trésor royal et des contribuables, s'élevaient souvent à des sommes considérables. Lorsque la première dauphine mourut en 1746, Mme de Brancas, sa dame d'honneur, mit promptement la main sur tous les objets ayant appartenu à la princesse et qui, d'après les prérogatives de sa charge, devaient lui revenir. Elle en tira environ 50,000 écus. Elle avait même essayé de s'emparer aussi d'une toilette commandée chez l'orfèvre Germain, mais qui n'était point encore terminée. Il fallut un ordre exprès du roi pour l'arrêter dans cette revendication. Quant à la sœur de Mme de Châteauroux, la duchesse de Lauraguais, elle ne perdit pas non plus à la mort de la princesse, dont elle était dame d'atours. " J'ai su depuis peu, écrit M. de Luynes, que ce qu'elle n'a pas voulu garder, en linge et dentelles, a été estimé 72,000 livres et vendu en effet 82,000 livres ; qu'outre cela, il y a un article de deuil de 8,000 livres, pour du linge qu'on avait fait faire à cause de la mort du roi d'Espagne, et dont elle ne s'est jamais servie. Ce que Mme de Lauraguais a gardé pour son usage est estimé, en linge et dentelles, 20,000 livres , et les étoffes, 30,000; ce qui fait en total 140,000 livres. "

Il y avait parfois un revers à tous ces beaux profits. Ce fut en sa qualité de dame d'atours que Mme de Lauraguais dut mettre un bonnet à la dauphine qui venait d'expirer. Elle s'évanouit pendant cette lugubre toilette, et en tomba malade. Lorsqu'on fit l'autopsie de la princesse, Mme de Brancas, dame d'honneur, dut y assister, et ce fut à elle qu'on remit dans un plat le cœur de sa pauvre maîtresse. Il ne paraît pas qu'elle s'en soit autrement émue.

" Le jour que l'éducation des filles du roi a été regardée comme finie, Mme de Tallard, en conséquence de son droit de gouvernante, a fait retirer tout ce qui appartenait à Mesdames et était à leur usage. Cette recherche a été jusqu'aux tabatières les plus communes qu'elles avaient dans leurs poches. Mme Adélaïde (troisième fille du roi), qui ne peut pas souffrir Mme de Tallard, et qui a une imagination vive et plaisante, a saisi cette occasion pour faire une plaisanterie. On lui vit manger beaucoup de petites dragées d'Italie qu'on appelle des diavolo. On lui en demanda la raison : elle dit qu'il fallait bien qu'elle les mangeât, puisqu'elle n'avait plus de boîte pour les mettre. Les habits qu'ont Mesdames actuellement reviennent aussi à Mme de Tallard. Ii n'y a d'excepté de cette règle générale ( et même c'est par un ordre exprès du roi) que les présents donnés aux étrennes cette année, et celui que Mme la dauphine a fait à mesdames, qui coûte 17 ou 18,000 livres. "

Mais ces revenants-bons ne s'obtenaient pas toujours sans contestation. Lorsque cessa le deuil pour la mort de la mère de Marie Leczinska, les tentures des appartements de la famille royale revinrent respectivement aux premiers gentilshommes de la chambre et aux dames d'honneur. Mme de Luynes eut toute la tenture de l'appartement de la reine; mais les huissiers réclamèrent, et prétendirent que les portières leur appartenaient. Mme de Luynes s'adressa alors, pour se renseigner, au duc de Gesvres, premier gentilhomme de la chambre du roi en service, qui lui répondit que lui, qui avait eu la même année le deuil du dauphin à la mort de la dauphine, n'avoit rien donné de toute la tenture que le drap de pied de l'estrade aux frotteurs. "

Si le grand aumônier célébrant le mariage de la dauphine avait pu se mettre sans difficulté en possession du poêle de brocard d'argent, tout couvert de réseau d'argent, qui avait servi à la cérémonie, il y avait eu quelque temps auparavant lors de l'entrée de la princesse à Bayonne « une histoire de jambons dont on avoit beaucoup parlé. » La ville en avait donné une grande quantité à la dauphine. A qui revenaient-ils ! Ce n'était certainement pas à celle à qui on les offrait ; mais était-ce à la dame d'honneur ou à la première femme de chambre ? Grande discussion où le roi dut intervenir et qu'il décida en faveur de la femme de chambre.

Savez-vous encore de quoi se composaient les profits de la surintendance des bâtiments de Fontainebleau ? De la moitié des arbres coupés dans le parc, des foins du parc et des fruits du potager. L'autre moitié appartenait au capitaine concierge du château. Le roi, qui n'en touchait pas un sou et à qui probablement on revendait tout cela fort cher, se chargeait, en revanche, de l'entretien. On voit, par ces exemples que l'on pourrait multiplier à l'infini, quel pillage officiellement organisé régnait dans la maison royale. Peut-on s'étonner que les recettes de Louis XV montant pour l'année 1745 à 253 millions, ses dépenses s'élevassent à 100 millions de plus? et ne comprend-on pas facilement que toute la bonne volonté de son successeur de réduire les dépenses de sa maison devait nécessairement échouer, et qu'il fallait une révolution pour briser un pareil état de choses.

Et en regard que d'exactions plus ou moins autorisées ! Il fallait payer une entrée de 10 louis pour monter dans les carrosses de la reine ou de la dauphine. Le serment prêté par un membre du :onseil des finances ou par un maréchal de France coûtait 2,000 écus au récipiendaire, etc., etc.

Comme nous l'avons dit, il y a autre chose que  ces petits détails, si curieux du reste, dans les Mémoires du duc de Luynes. Voici, par exemple, in fragment du récit de ce que l'on connaît sous e nom de Scène de Metz :

Le 8 août 1744, Louis XV était tombé subitement malade à Metz, et l'on avait reconnu immédiatement à quel point son état était grave. La duchesse de Châteauroux et sa sœur, la duchesse de Lauraguais, qui, elle aussi, avait été la maîtresse du roi, ne quittaient guère la chambre du malade, au grand scandale des familiers ordinaires du monarque qu'elles empêchaient de pénétrer jusqu'à lui. Enfin il fallut prendre un parti. "Dès le mardi 11 août, dit le duc de Luynes, la Peyronie avoit parlé à M. de Soissons sur le danger où étoit le roi. Le mercredi avant la messe, M. de Soissons parla au roi en conséquence, et très-fortement ; le roi ne lui fit d'autre réponse, sinon qu'il étoit bien faible, qu'il avoit un grand mal de tête et qu'il auroit beaucoup de choses à dire. M. de Soissons lui répondit qu'il pourroit toujours commencer et qu'il achèveroit le lendemain. Depuis cette conversation, et le même jour, Mme de Châteauroux étant auprès du lit du roi, il lui prit la main et la baisa, puis la repoussant lui dit : « Ah ! princesse, je crois que je fais mal. » Elle voulut l'embrasser ; il la refusa en lui disant : « Il faudra peut-être nous séparer. » A quoi l'on dit qu'elle répondit fort bien et d'une manière très-convenable. Il passa le reste de la journée dans de grandes inquiétudes et beaucoup de trouble d'esprit. La nuit fut mauvaise depuis trois heures, et le jeudi matin le roi fut saigné à sept heures. Il eut de grandes agitations, qui augmentèrent pendant la messe. Il fit demander le P. Pérusseau par M. de Bouillon. Dans cet intervalle le roi eut un mouvement de vapeurs très-foit, de manière que M. de Bouillon sortit dans l'antichambre pour demander un flacon avec précipitation. Lorsque ce mouvement fut passé, M. de Bouillon sortit de la chambre, et dit : " Cela est passé. » Des gens qui l'entendirent, et qui ne savoient pas de quoi il s'agissoit, crurent que le roi étoit mort. Cependant il se confessa, et l'ordre fut donné pour renvoyer Mme de Châteauroux et sa sœur Mme de Lauraguais. Il fut résolu que le roi recevroit le viatique le soir de ce même jour. M. de Soissons, qui a toujours agi de concert avec M. l'évêque de Metz, lui parla pour qu'il donnât les ordres nécessaires, et ayant ensuite été informé que Mme de Châteauroux n'étoit pas encore partie, il pria M. de Metz de faire dire à la paroisse que l'on attendît pour apporter Notre-Seigneur; il rentra chez le roi, et lui dit que toutes les lois de l'Église et les canons défendoient précisément d'apporter le viatique lorsque la concubine est encore dans la ville, qu'il prioit le roi de donner nouveaux ordres. Le roi n'hésita pas un moment, et fit dire qu'elle sortît sur-lechamp. Outre cela, M. de Soissons avoit pris la précaution de faire en sorte que Mme de Châteauroux fût avertie que si elle ne sortoit pas, il n'apporteroit pas Notre-Seigneur au roi. Le déchaînement du peuple étoit si violent, que M. de Belle-Isle, craignant que les deux sœurs ne fussent insultées, et pour qu'elles partissent dans l'instant, leur prêta de ses carrosses à deux chevaux, qui étoient tout prêts, dans lesquels elles sortirent de la ville les stores baissés. Elles attendirent leurs carrosses à quelque distance de la ville, et emmenèrent avec elles Mmes de Bellefonds, du Roure et de Rubempré. Ces dames n'étoient venues joindre l'armée que pour être avec Mme de Châteauroux ; on les mena dans une maison de campagne à quelques lieues de Metz, que l'on eut beaucoup de peine même à trouver.

" Aussitôt après la nouvelle du départ, on apporta le viatique ; M. l'évêque de Metz étoit présent, mais M. de Soissons communia le roi suivant le droit de sa charge. Le roi ordonna que l'on fît entrer tout le monde, et dit qu'il demandoit pardon du scandale et du mauvais exemple qu'il avoit donné, ajoutant que son intention étoit de le réparer autant qu'il lui seroit possible. »

Le vendredi on se décida à administrer l'extrême-onction au malade. " Immédiatement auparavant, M. de Soissons fit approcher les princes du sang et les grands officiers, et leur dit que le roi demandoit pardon du scandale et du mauvais exemple qu'il avoit donnés ; que l'intention de Sa Majesté étoit que Mme de Châteauroux ne restât point auprès de Mme la dauphine. Le roi prit la parole et dit tout haut : Ni sa sœur. "

Quelques jours après le roi était hors de danger; mais la convalescence fut longue. Il conserva un amer souvenir du rôle très-chrétien mais fort humiliant qu'on lui avait fait jouer, et il en garda rancune à tout le monde, et en particulier à Dieu et à ses ministres. Le duc de Luynes remarque avec chagrin, dès la fin de septembre, que les habitudes religieuses du roi étaient complètement changées. " Dans les commencements qu'il a été hors de danger de cette maladie-ci, il avoit des temps de conversation et de prières avec le P. Pérusseau; cet usage a duré fort peu, et depuis on a vu son temps partagé entre les heures qu'il donne au public, soit pour se lever et se coucher, soit pour manger, ses deux parties de quadrille qu'il a faites presque tous les jours, ses conseils et les temps de travail avec ses ministres, sans qu'il y ait eu un moment où il ait pu placer des prières. "

Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis la guérison du monarque, que la duchesse de Châteauroux et sa sœur remportaient sur leurs ennemis une victoire éclatante. Le duc de Luynes écrit, en date du vendredi 27 novembre 1744 :

" J'appris dès mercredi au soir la nouvelle du retour de ces dames. Mme la duchesse de Modène et Mme la duchesse de Boufflers jouoient chez moi ; on vint apporter à Mle de Modène une lettre qu'on lui dit être venue par un courrier ; ce courrier étoit un laquais de Mme de Châteauroux. Mme de Modène lut la lettre avec empressement; elle se leva aussitôt, et donna son jeu à tenir ; elle passa dans un cabinet où elle écrivit un mot, et alla ensuite dans l'antichambre parler au courrier, à qui elle donna huit louis. Le courrier montra cet argent à ceux de sa connoissance, en disant qu'il falloit qu'il eût apporté une bonne nouvelle puisqu'il étoit si bien payé. 11 apporta aussi en même temps une lettre à Mme la duchesse de Boufflers ; Mme de Boufflers lut en particulier la lettre à quelques personnes de celles qui étoient dans la chambre; elle contenoit ces termes : " Je compte trop sur votre amitié pour que vous ne soyez pas instruite dans le moment de ce qui me regarde. Le roi vient de me mander par M. de Maurepas qu'il étoit bien fâché de tout ce qui s'étoit passé à Metz et de l'indécence avec laquelle j'avois été traitée, qu'il me prioit de l'oublier, et que pour lui en donner une preuve il espéroit que nous voudrions bien revenir prendre nos appartements à Versailles, ., qu'il nous donneroit en toutes occasions des preuves de sa protection, de son estime et de son amitié, et qu'il nous rendoit nos charges. ,."

" J'ai su depuis comment s'étoit passée la visite de M. de Maurepas. M. de Maurepas étoit au conseil d'État mercredi ; le roi après le conseil le fit entrer dans le cabinet des perruques, et lui parla pendant quelque temps. M. de Maurepas partit pour Paris, et alla à six heures chez Mme de Châteauroux; il demanda si elle y étoit, on lui dit que non. Il nomma son nom, et on répondit toujours qu'il n'y avoit personne ; enfin, il dit qu'il venoit de la part du roi, et les portes alors lui furent ouvertes. Il trouva Mme de Châteauroux dans son lit; M. le duc d'Ayen étoit seul dans sa chambre, lequel s'éloigna quand il entendit que c'étoit de la part du roi. M. de Maurepas, un peu embarrasse, comme on peut se l'imaginer, après .s'être acquitté de sa commission, à peu près dans les mêmes termes de la lettre rapportés ci-dessus de Mme de Châteauroux à Mme de Boufflers, voulut dire quelque chose à Mme de Châteauroux, par rapport aux préventions qu'on avoit pu lui donner contre lui, et de l'embarras où il se trouvoit de paroître devant elle par cette raison, et lui demanda sa main à baiser. Sur le mot d'embarras, M"" de Châteauroux répondit qu'elle le croyoit bien; elle lui donna sa main à baiser en lui disant : « Cela n'est pas cher... » »

" On ne peut point se représenter l'effet qu'a fait dans le public le rappel de Mme de Châteauroux et la restitution des deux places, après ce qui s'est passé à Metz et ces mots prononcés par le roi même, et qu'on ne peut oublier, et sa sœur. Non-seulement le peuple de Paris, mais les étrangers mêmes ont parlé de ce prompt changement. La circonstance de la maladie dangereuse dans ce même moment a donné lieu à de nouvelles réflexions ; il n'y a personne dans aucun genre qui n'en ait été frappé. On en a parlé presque publiquement partout à Paris ; et Versailles, où ordinairement on parle peu, n'a pas pas été absolument exempt de quelques discours sur cette matière. Cependant comme de pareils propos ne sont utiles qu'à déplaire, et d'ailleurs ne peuvent servir de rien, les plus sages ont gardé le silence... 

Le triomphe de la duchesse fut de courte durée. Le jour même où elle avait appris officiellement sa rentrée en faveur, elle tomba malade à la suite, dit la chronique secrète, d'imprudences causées par son désir de se rapprocher plus tôt du roi. Son indisposition augmenta, et elle expirait le 8 décembre au matin sans avoir revu le monarque, que sa mort plongea momentanément dans un profond désespoir d'où il ne sortit que pour se jeter dans les bras de Mme de Pompadour.

Le duc de Luynes ne se borne pas au récit des événements du jour. Il fait aussi des excursions dans le passé, et rapporte quelques anecdotes qu'il tient de bonne source. Elles ne sont pas toujours bien authentiques. Ainsi il s'est tout à fait trompé en nous racontant l'histoire de MM. de Luce, tués en duel par M. de Guise. Le baron de Lux fut tué en 1613 par le chevalier de Guise, qui, quelques jours après, dépêcha dans l'autre monde le fils, dont il avait reçu un cartel. Il ne s'agit donc pas, comme le raconte le duc, d'un enfant que sa mère aurait élevé soigneusement pour lui faire venger la mort de son père.

Je ne le crois pas mieux renseigné dans le passage suivant :

Voici un fait que me contoit hier l'aide-major des chevau-légers de la garde. Cet aide-major, qui m'est attaché depuis longtemps, est homme vrai, et sur le témoignage duquel l'on peut compter. Il étoit intime ami d'un prêtre qui est actuellement prévôt d'un chapitre dans une des terres de mon fils, et qui a été longtemps curé de Dampierre. Ce prêtre, dont le témoignage ne peut être suspect, avoit connu au séminaire un ecclésiastique extrêmement âgé, qui lui dit avoir vu et entretenu le frère de Ravaillac; ce frère avoit changé de nom, comme on peut le croire, et avoit vécu longtemps depuis la mort de Henri IV. Il lui dit que c'étoit la vengeance qui les avoit déterminés à ce crime affreux ; qu'ils avoient une sœur dont Henri IV étoit devenu amoureux et, dont il avoit abusé. Les deux frères, transportés de fureur, résolurent dès ce moment, de profiter de toutes les occasions qui se présenteroient, et ne confièrent leur secret à personne. Ayant su le jour et le moment que le roi sortoit, ils partagèrent entre eux les postes qu'ils crurent plus convenables à leurs desseins. Ravaillac l'assassin, comme l'aîné, prit le poste le plus sûr et où il pouvoit exécuter plus promptement son crime. Le malheureux n'avoua aucun complice, comme on le sait, et son frère n'a jamais été connu."

Malgré le témoignage de l'aide-major, du curé et de son ami, je regarde comme un conte fait à plaisir toute cette histoire, dont les circonstances sont démenties par les faits qui sont parfaitement connus et dûment constatés.

Terminons en rendant pleine justice aux éditeurs, MM. Dussieux et Soulié, qui ont accompli leur tâche avec la conscience et la sagacité dont ils ont fait preuve dans leur édition de Dangeau. Ils ont ajouté au texte des pièces très-intéressantes, et, pour faciliter les recherches au lecteur, ils ont fait suivre chaque volume d'une excellente table des matières.

C. MÉRAINVILLE.

(1) Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV (1735-1758), publiés sous le patronage de M. le duc de Luynes par Louis Dussieux et Eudore Soulié, Paris, Firmin Didot, 1860-1865, 17 vol. "



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