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lundi 9 avril 2018

Le dieu de la musique, extrait du 'Roi sans reine' de Léo Larguier

Extrait du roman feuilleton Le Roi sans reine de Léo Larguier publié par le quotidien parisien  L'intransigeant (7 mai 1934).



"Le dieu de la musique

[Contexte: Wagner est à Stuttgart. Le conseiller aulique Pfistermeister est à sa recherche sur ordre de Louis II, ndlr]

Le surlendemain, qui était le deuxième jour de mai dans une très modeste chambre d’hôtel, Richard Wagner faisait ses préparatifs de départ.

Il jetait pêle-mêle quelques hardes dans un sac de cuir et ce devait être là tout son bagage, avec les feuilles de papier et les cahiers qui s’étalaient encore sur le tapis usé d'un guéridon.

La tristesse banale de cette pièce étroite n’était même pas un peu égayée par le soleil printanier, car, n’ayant pas beaucoup d’argent, le musicien s’était contenté d’un cabinet dont la fenêtre donnait sur une cour. Il plia en quatre une chemise fripée qui pendait au dossier d'une chaise, lissa de la main le satin d'une cravate avant de l’enfermer, puis il s’assit, comme brisé par ces humbles besognes. 

Il venait de dépasser la cinquantaine.et son visage était déjà celui que les peintres, les sculpteurs et les photographes ont vulgarisé : un masque aigu de rapace, un nez busqué comme le bec des aigles, un menton: volontaire, de minces lèvres rasées, un collier de barbe grise et légère et, sur un immense front, des cheveux longs rejetés en arrière et semblant rebroussés par le vent des grands vols, une tête magnifique, trop lourde pour le corps, nerveux et fluet, et des yeux prodigieux traversés d’éclairs et d’ombres, des yeux d’orage. Une grimace d’écœurement tordit sa bouche. La vie ne l’avait pas gâté !
! ... Les embarras d’argent s'aggravaient de jour en jour... Il croyait au bonheur calme que l’on place dans la famille et le foyer, et, de ce côté encore, il assistait à une faillite douloureuse. Si, au moins, un peu de bonheur artistique eût adouci ses ennuis! La gloire le fuyait. On avait sifflé son Tannhaüser à Paris, il venait de subir un affront, à Vienne où la direction avait déclaré injouable ce Tristan et Isolde, dont il surveillait depuis près de trois, mois les répétitions. Il déconcertait le public le plus dévôt à la musique; et, ce matin encore, au théâtre de Stuttgart, après l’avoir fait attendre, on l’avait éconduit sans lui laisser aucun espoir.

Rien ne l'attendait nulle part, et il était là, lui, entre les quatre murs de cette misérable chambre meublée en train de faire des paquets comme en ont les vagabonds, s’occupant de plier sa chemise, un mauvais pantalon de rechange, ses quelques mouchoirs et ses papiers ! Aucun horizon, aucune échappée, et il ne respirait plus, d’aucun côté. Tout était obscur, bouché, muré... Ses manuscrits demeureraient enfermés dans des tiroirs, car personne ne voudrait représenter ses drames. Sa musique était pareille à la belle princesse condamnée par tes mauvais génies à un sommeil séculaire. C'était exactement cela... Dans le château de diamant, de cristal et d’or qu’il avait bâti, hors du monde réel, rien ne troublerait l'enchantement maléfique, l’atroce léthargie et le  silence imposés. Dans les salles, les musiciens des orchestres dormiraient sans fin, sur leur pupitre, devant leurs instruments inutiles. L’immense orage musical n’éclaterait pas!... Les trésors fabuleux resteraient sans fin enterrés dans le caveau funèbre... Ses nerfs trop sensibles s’exaspéraient. Il se souvenait de ce qu’il disait il y avait une semaine, à son amie, la bonne Mme Wille qui l'avait accueilli à Marienfeld: il me faut de la beauté et de l'éclat. Le monde me doit ce dont jai besoin. Je guis incapable de vivre d’une médiocre place d’organiste comme Jean-Sébastien Bach à qui cet humble emploi suffisait. Est-ce donc une exigence, criait-il; une exigence inouïe que de réclamer un peu de luxe, moi qui vais donner au monde, sans compter, des jouissances inconnues?... Il parlait de luxe ! Hélas un peu de paix, la certitude de vivre lui suffiraient...

 Il se leva d’un bond et rafla sur la table les manuscrits éparpillés qu’il entoura d’une ficelle. A ce moment, en frappa à la porte. Il sursauta, le cœur brusquement arrêté, et ne bougea plus. Que lui voulait-on ? Il ne connaissait personne dans cette ville hostile qu’il allait quitter et ou l’on ne pouvait lui annoncer qu’une nouvelle désagréable. On frappa plus fort et il se décida.

C’était le domestique de l’hôtel qui venait lui remettre une carte de visite. 

Il lut : « Von Pfistermeister, conseiller aulique de Sa Majesté le roi de Bavière. ».

Tout de suite, il songea à quelque ruse de créancier, employant ce subterfuge pour être reçu, et il demanda au garçon: 

- Vous avez bien dit. comme je vous l’ai recommandé, que vous ne saviez pas si j’étais là.
- Oui, monsieur, j’ai dit que j’allais voir, que monsieur était peut-être sorti, que je ne l’avais pas vu d’aujourd’hui.
- Eh bien, répondez que je suis absent.

Il referme la porte de sa chambre, tenant toujours aux doigts la carte du visiteur.
Le domestique revint, tout ému:
- M. le secrétaire aulique de Sa Majesté insiste vivement et déclare qu’il ne partira pas sans avoir été reçu. Il dit que si monsieur est occupé, il attendra; mais qu’il est chargé d‘une mission importante et urgente et qu’il doit à tout prix…

Richard Wagner, troublé, répondit:

- C’est bien. Dites-lui que je descends dans quelques minutes.

Il mit un peu d ordre dans son costume, se donna un coup de peigne, et prit son grand chapeau aux larges ailes de feutre. Etait-ce possible?  Le jeune roi de Bavière qu'il n'avait jamais vu, cet adolescent qui était sur le trône depuis un mois lui envoyait son secrétaire?

Au seuil du couloir, comme tous ceux qui se croient traqués, il eut un mouvement de recul, la pensée de fuir.

Dans l'escalier, le domestique, un chiffon à la main, frottait la rampe.

-Monsieur, dit-il, on a fait entrer le Conseiller aulique de Sa Majesté dans le salon de la propriétaire.

La bonne femme attendait d'ailleurs le client qui valait tant d'honneur à son hôtel et elle lui indiqua avec beaucoup de déférence la porte de la salle où elle avait offert un siège à l’envoyé du roi de Bavière, car le garçon s'était empressé d'aller lui révéler le nom et la qualité du visiteur.

 M. von Pfistermeister se leva devant le musicien : 

-Maître, dit-il,Sa Majesté le roi Louis II m’a chargé de venir vous saluer de sa part, et voici ce que j’ai reçu de sa main pour m’accréditer auprès du vous.

Il tendit à Richard Wagner le portrait et l'anneau du souverain. Grave et solennel comme un ambassadeur parlant à quelque souverain au nom de son gouvernement, le secrétaire du roi de Bavière continua : 

- Sa Majesté, mon auguste maître, a voulu, que, je vous assure d’abord de la profonde admiration pour votre génie et  elle m’a enjoint de ne pas revenir sans vous. Sa Majesté souhaite vivement vous entretenir et vous attend au château de Starnberg. Si rien ne vous retient à Stuttgart, je serais infiniment heureux et fier de vous servir de guide et de voyager avec vous.

En relevant la tête, il aperçut le visage, crispé de Richard Wagner, ruisselant de larmes. Il avait gardé son. chapeau sur sa tête et il pleurait de joie en faisant tourner machinalement autour de son doigt, trop maigre pour elle, la bague de Louis II...

Quelques jours plus tard, l'auteur de Lohengrin et de Tristan écrivait à son amie, Mme, Wille, qui l’avait hébergé dans sa maison, après les déboires, de Vienne.

La pure matinée de mai enchantait le cabinet plein de fleurs de la villa où, Louis II avait installé son nouvel ami, au bord du lac. Il écrivait:

" Je serais le plus ingrat des hommes si je ne venais tout de suite vous faire part de mon immense bonheur. Vous savez; que le jeune roi de Bavière a désiré me voir et l’ou m’a conduit tantôt auprès de lui. Il est si beau, si charmant, si riche de cœur et d’esprit, d'une intelligence si noble et d’une âme si splendide que j'ai peur que sa vie ne passe à travers ce monde vulgaire comme un rêve des dieux. Il m'aime avec l'emportement d’un premier amour. Il connaît tout de mot et me comprend aussi bien que moi-même. Il exige que je reste auprès de lui pour travailler. Il veut me débarrasser de toutes mes misères, m’aider à accomplir mon œuvre! Il me donnera tout ce qui m'est nécessaire pour cela. Je dois achever L’Anneau .du Nibelung et faire représenter ensuite la Tétralogie, comme il me conviendra. Je suis mon maître, désormais. Je ne suis plus la petit chef d’orchestre errant, Je suis Moi et l'ami du roi. Ne trouvez-vous point tout cela fabuleux?  Il me semble que je rêve, et mon bonheur est si grand, si imprévu, que je ne m’y accoutume pas !... J’étais perdu. Tous mes efforts avaient échoué. La mauvaise fortune s’acharnait contre moi et ne me laissait  aucun rêve. J’en arrivais à songer à l'abdicatiom au renoncement, et c’est alors que je me désespérais que le jeune roi de Bavière me faisait chercher.  A quinze ans il assistait à une représentation de mon Lohengrin, dans la loge royale du théâtre de Munich, et l'année où l’on Joua pour la première fois mon Tannhäuser,qui me fit entrer dans un chemin si rude, si bordé d’épines, une reine donnait le jour au bon génie de ma vie, celui qui de ma plus profonde détresse devait  me porter au comble du bonheur....C’est le Ciel qui m’a envoyé ce prince. Par lui, j’existe encore, je puis encore créer. Je l’aime. Libre, je plane désormais au-dessus de la vulgarité comme au milieu des nues. Vous ne pouvez vous faire une idée du charme de son regard. Ah puisse-t-il seulement demeurer en ce monde.Il y est une merveille si rare! " 

Un cantique reconnaissant, un alleluia montait ainsi du grand cœur plein de musiques qui avait tant désespéré. Richard Wagner ne pouvait pas s’accoutumer, comme il l’écrivait, à un honneur qu’il n’attendait plus. Il cacheta l'enveloppe et regarda par la  fenêtre.  Les toits du château royal apparaissaient, de l’autre côté, du parc, au dessus des vieux arbres.

En compagnie de M. de Pfisfermeister, il était arrivé là il  y avait à peine une semaine, dans une sorte d'éblouissement et de désarroi. La voiture qui l'emmenait s’était arrêtée au bas d’un large escalier. II y avait un groupe d’hommes sur le perron, des dignitaires de la cour aux uniformes de parade, mais il n'avait vu que le roi, nu-tête, dans un grand manteau  de velours noir, pareil à un jeune chevalier du Graal mystique.

Louis II s'était précipité vers lui, laissant les ministres et les chambellans scandalisés par ce manquement aux usages royaux et à l’étiquette, pétrifiés dans leurs uniformes effarés d'avoir un souverain qui leur adressait à peine la parole, s’en aller dans le parc en tenant par le bras un musicien, un bohème qui n’avait pour bagage que cette vieille valise où s’entassaient pêle-mêle un peu de linge et des manuscrits.

Une sonnerie de trompette éclata. On devait relever la garde au château, et ses yeux orageux s'adoucirent. Un enchantement paraissait suspendu au-dessus de ce paysage de verdures, de ciel et d’eau, et Richard Wagner, le dieu de la musique, se mit à siffler comme un pâtre!..."

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