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mercredi 14 mars 2018

Souvenirs dresdois de Richard Wagner sur Bakounine. Un article du journal 'Les Temps nouveaux' du 11 novembre 1911.


Les Temps nouveaux, un journal anarchiste fondé en 1895 par Jean Grave, faisait suite aux journaux Le Révolté et La Révolte. Il publie dans son édition du 11 janvier 1911, à l'occasion de l'annonce prochaine de parution française de Ma vie de Richard Wagner, un article intitulé Souvenirs sur Bakounine, qui évoque la révolte dresdoise de 1849 au cours de laquelle les deux hommes se sont rencontrés (pp. 3.et 4):


"SOUVENIRS SUR BAKOUNINE 

Un livre qui doit nous intéresser à plus d'un titre est récemment paru en Allemagne: ce sont les mémoires de Richard Wagner. Il parait qu'une édition française de ce livre se prépare; mais, en attendant, nous voudrions faire connaître aux camarades certains chapitres qui présentent pour nous un intérêt particulier. On sait que Wagner a participé à la révolution de 1848-49 en Allemagne et que c'est à ce moment, en 1849, qu'il a fait à Dresde la connaissance de Bakounine.

Wagner était alors chef d'orchestre à la chapelle de la Cour de Saxe; Bakounine se cachait de la police qui le recherchait après la dissolution du Congrès slave de Prague où Bakounine avait opposé à la slavophilie officielle russe sa conception d'une fédération démocratique.

Le dimanche des Rameaux de l'année 1849, la chapelle de la Cour donnait, sous la direction de Wagner, un concert où figurait entre autres, la 9e symphonie de Beethoven.

Bakounine, qui assistait secrètement à la répétition générale, s'approcha, raconte Wagner, des musiciens après l'exécution de la célèbre symphonie, et s'écria tout haut : « Toute la musique peut périr dans le grand incendie mondial qui se prépare, mais cette symphonie nous devons la conserver, même au péril de notre vie ! » Quelques jours après, l'incendie mondial gagnait Dresde, et Bakounine se trouva en être un des principaux héros.

« Tout en Bakounine, dit Wagner, était énorme, lourd et d'une fraîcheur primitive. Habitué à la discussion orale, il se sentait tout à fait bien lorsque, étendu sur le canapé peu confortable de son hôte (Reichel), il pouvait discuter avec les hommes les plus divers des problèmes de la révolution. Dans ces discussions, la victoire restait toujours à Bakounine, il était impossible de résister à ces argumentations, à son ton de conviction, à ses conclusions d'un radicalisme extrême.

« Dans sa retraite, Bakounine voyait un très grand nombre de gens, appartenant à toutes les nuances de la révolution. Mais c'étaient les révolutionnaires slaves qui lui étaient les plus proches, car il les considérait comme les plus aptes à combattre le despotisme russe. Quant aux Français, il avait pour eux un certain dédain, malgré leur république et leur socialisme proudhonien. Des Allemands il n'en a jamais parlé. La démocratie, la république et tout le reste ne méritait pas, à ses yeux, un intérêt sérieux. Il soumettait à sa critique tous les projets où il était question de reconstruire quelque chose après la destruction générale qu'il préconisait. Je me souviens qu'une fois un Polonais, terrifié par ses théories, lui fit objecter qu'il fallait bien qu'il y ait une organisation du pouvoir pour assurer au peuple la possibilité de jouir des produits de la terre qu'il cultive. « Tu veux donc, s'écria Bakounine, enclore soigneusement ton champ, et appeler de nouveau la police à l'existence». Le Polonais, confondu, ne sut que répondre.

« Les constructeurs de la nouvelle vie, disait Bakounine, se trouveront d'eux-mêmes ; pour nous, notre tâche est de détruire. Ce ne sont pas les tyrans qui sont le plus à craindre : ce sont les philistins. » Et comme type du philistin, il donnait le pasteur protestant.

« Que le pasteur incendie lui-même sa maison, avec sa femme et ses enfants, alors seulement je consentirai à croire que lui aussi peut devenir un homme ! »

« Ces théories effrayantes n'empêchaient d'ailleurs pas Bakounine d'être un homme vraiment aimable et d'une grande délicatesse de sentiments. S'étant aperçu une fois que j'avais mal aux yeux, il tint pendant une heure entière pendant toute la durée d'une harangue pleine d'idées de destruction — sa large main devant la flamme de la lampe, faisant ainsi un écran pour moi. Il comprenait tous mes rêves d'art idéal, toutes mes appréhensions, tout mon désespoir à ce sujet. Il ne voulut cependant pas pénétrer davantage mes projets musicaux et se refusa à connaître le plan de ma tragédie musicale « Jésus de Nazareth »; il insistait pourtant fortement sur l'idée que Jésus doit absolument être représenté comme un homme fiable. Il trouvait « terriblement beaux » les fragments du « Vaisseau fantôme ».

« Il est arrivé plus d'une fois à Bakounine de souper chez moi. Il mangeait des monceaux de tranches de viande et de saucisson, coupées par ma femme, au lieu de faire, comme on le fait en Saxe, un sandwich de chaque tranche. La première fois, voyant l'étonnement de Minna (la femme de Wagner), j'eus le tort de lui en faire la remarque. Bakounine sourit et dit : « J'ai assez de ce qu'il y a dans mon assiette, mais laissez-moi le manger à ma guise. » Ce qui lui répugnait le plus, c'est de faire durer le plaisir par une modération calculée ; un homme véritable, disait-il, ne doit pas penser à plus que la satisfaction des premiers besoins ; le seul véritable plaisir digne de l'homme, c'est l'amour. En cela, comme dans beaucoup d'autres traits, peu saillants d'ailleurs, de son caractère, on voyait bien le mélange qu'offrait cet homme remarquable de sauvagerie — dénotant un être étranger à toute civilisation — et d'aspirations à l'idéal le plus élevé de l'humanité ; il m'inspirait une peur involontaire, en même temps qu'il m'attirait invinciblement.

Wagner raconte ensuite comment Bakounine espérait provoquer une révolution à Prague, et comment il s'y rendit en cachette. « Il se procura à cet effet un passeport d'un commerçant anglais. Il lui fallut aussi sacrifier son énorme chevelure bouclée et sa barbe, on devait les arranger suivant toutes les règles d'une civilisation de vrais philistins. Comme il était dangereux de faire venir un perruquier, ce fut Reichel qui se chargea de cette besogne.

Plusieurs amis assistèrent à l'opération, faite à l'aide d'un rasoir mal aiguisé. Le patient seul restait insensible à la douleur que ce rasoir occasionnait. En disant adieu à Bakounine, nous n'espérions plus jamais le revoir. Il revint cependant 8 jours plus tard, après avoir constaté qu'il n'y avait personne à Prague en qui on puisse espérer, sauf une poignée d'étudiants.

« Bientôt l'insurrection de mai éclata à Dresde. Bakounine ne la considérait au début que comme un spectateur assez indifférent et un peu railleur. Mais le troisième jour déjà (le 6 mai) il se battait sur les barricades. Des trois membres du gouvernement provisoire, deux avaient complètement perdu la tête à l'approche des troupes prussiennes. Seul le troisième, Heubner, se révéla un homme d'action énergique, courageux et habile. Il allait aux endroits les plus dangereux, insufflait partout le courage et l'espoir aux combattants. Une attaque des plus dangereuses dirigée contre une des principales barricades fut, devant Bakounine, repoussée gràce à Heubner et les troupes prussiennes forcées de se retirer momentanément. Bakounine avait lui-même pris part à ce combat, et dit ensuite à Wagner que, quelque modérées que fussent les opinions politiques de Heubner (qui appartenait à la gauche modérée du parlement saxon), c'était un homme d'une grande noblesse de caractère et que lui, Bakounine, était prêt désormais à agir avec lui, même s'il fallait y laisser sa vie.

« En effet, depuis ce jour, Bakounine devint un des principaux héros de l'insurrection de Dresde. Il passait des nuits entières sans dormir, sa santé robuste, lui permettant de rester alerte alors que d'autres tombaient de fatigue. Il ne se laissait nullement toucher par le chagrin des habitants de Dresde qui se lamentaient lorsqu'on coupait, dans un but stratégique, les arbres du boulevard, ou qu'on lésait d'une autre façon quelconque leurs intérêts. « Les larmes des philistins sont un nectar pour les dieux », dit-il un jour à Wagner à ce sujet.

Suivant son conseil, le gouvernement provisoire abandonna, quelques jours après, Dresde qu'on ne pouvait plus conserver et se retira dans les montagnes où il était plus facile de se maintenir et où l'insurrection pouvait prendre le caractère d'une guerre populaire. Une invitation de faire de la ville de Chemnitz sa résidence parvint même au gouvernement provisoire par l'intermédiaire de la garde communale de Chemnitz venue à Dresde. En route pour Chemnitz, on s'arrêta à Freiberg, ville natale de Heubner dont la famille y habitait. Là, dans la maison de Heubner, la conversation suivante eut lieu pendant le déjeuner.

« Mon cher Boukanine, disait Heubner (qui ne savait même pas exactement le nom de Bakounine), avant de décider de l'avenir, dismoi : est-il vrai, comme je l'ai entendu dire, que la république rouge est ton idéal politique ? Dis-le moi franchement, pour que je sache si je dois continuer à avoir confiance en toi ? »

Bakounine répondit avec sincérité qu'il n'avait aucune conception favorite d'une forme de gouvernement déterminée. Ses aspirations et ses espérances ultimes n'avaient rien de commun avec la guerre des rues à Dresde et avec ce que cette guerre peut apporter à l'Allemagne. Le mouvement de Dresde lui avait même paru stupide et ridicule avant qu'il n'ait été entraîné par le noble et courageux exemple de Heubner. Mais, à partir de ce moment, toutes les considérations politiques avaient disparu de son esprit et il avait résolu de combattre aux côtés de Heubner comme un ami courageux et dévoué.

Quant au parti modéré, dont Heubner était membre, il ne pouvait rien en dire, ne connaissant que fort peu les partis politiques d'Allemagne. Heubner se montra satisfait de cette réponse et demanda à Bakounine s'il ne croyait pas que l'on ferait mieux de licencier les insurgés dès maintenant, au lieu de continuer une lutte sans espoir de succès. Bakounine s'y opposa. « Une fois que l'on a soulevé les hommes, dit-il, il faut aller jusqu'au bout. Que l'on y rencontre la mort, mais l'honneur doit rester intact ; sinon, personne n'aura confiance dans l'avenir en ces sortes d'appel. » Et ce fut ainsi qu'on en décida.

Mais une chose inattendue arriva à Chemnitz. A peine Heubner, Bakounine et Martin (le secrétaire), qui tombaient de fatigue, étaient-ils descendus dans un hôtel et s'apprêtaient à prendre quelque repos, que les gendarmes vinrent les arrêter au nom du gouvernement de Saxe. L'invitation de se rendre à Chemnitz n'était qu'un guet-apens auquel la « garde communale » avait prêté son concours. Bakounine resta une année dans les prisons de Saxe (en même temps que Heubner), puis six mois dans les prisons d'Autriche où il fut enchaîné au mur ; enfin, extradé en Russie, il fut enfermé d'abord dans la forteresse de Pierre et Paul, puis à Schlusselboùrg; déporté enfin en Sibérie, il put s'en évader et revint en Europe, par l'Amérique, reprendre la vie active.

Quant à Wagner lui-même, un hasard le sauva : il quitta Freiberg un peu plus tard que ses camarades et descendit dans un autre hôtel, cela lui permit de s'échapper.

(D'après un exposé et des extraits publiés dans le journal russe Rousskia Wiedomosli.)"

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