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lundi 22 janvier 2018

Mais qui étaient donc les Walkyries? Les réponses de Maurice Kufferath.

Les Walkyries dans la mise en scène d'Alexandre Lapissida. - Paris : Opéra, 12-05-1893
(Photo sur Gallica/BNF)

Maurice Kufferath *(1852-1919) donne une éclairante réponse à cette question dans   Le théâtre de R. Wagner : de Tannhaeuser à Parsifal : essais de critique littéraire, esthétique et musicale publié entre 1891 et 1893 simultanément chez Schott frères (Bruxelles), Fischbacher (Paris) et Otto Junne (Leipzig). Nous reproduisons ci-dessous les pages 9 à 15 de la deuxième édition parisienne (1893) du tome consacré à la Walkyrie. Les reproductions de photographies n'appartiennent pas au livre de Kufferath.

La Walkyrie, acte III, le groupe des Walkyries : Mlles Adrienne Osborne,
 Johanna Dietz,  Louise Reuss-Belce, Ernestine Schumann-Heinck,
Else Breuer, Marie Brandis, Marion Weed, Joséphine Artner /
 W. Höffert, phot. Dresden, Carl Giessel, Bayreuth (Gallica / BNF)

Extrait de la Walkyrie de Maurice Kufferath

[...] BRUNNHILDE et ses soeurs les WALKYRIES (1) [sont des] personnages intermédiaires entre les dieux et les hommes.

Les Walkyries, ou vierges de la bataille, appartiennent, dans la mythologie Scandinave, à la catégorie des demi-dieux. Elles étaient habillées de plumes, obéissaient aux ordres de Wotan, et avaient pour fonction principale de choisir sur le champ de bataille, pour les transporter au Walhall, séjour des dieux, les héros tombés en combattant (2).

Bien que les Walkyries soient une création tout à fait particulière à la mythologie du Nord, ces vierges guerrières ne sont pas sans offrir quelque analogie avec les Kères, filles de la nuit et messagères de la mort, dont parlent les Homérides. Mais la Kère se distingue de la Walkyrie en ce que son rôle n'est pas spécialement guerrier. Les Kères sont aussi nombreuses que les causes de la mort. 

Tout être humain a près de lui une Kère, sorte de fée mortelle qui veille à l'accomplissement de sa destinée et, inexorablement, le conduit au but final. Hésiode donne à la Kère l'apparence d'une femme à l'oeil vague, vêtue de noir, ayant des serres d'aigle au lieu de pieds. Les Kères sont impitoyables et sanguinaires ; elles ont soif de sang, et, quand elles se mêlent à la bataille, c'est pour se jeter sur le corps des blessés, dont elles déchirent les chairs de leurs dents blanches et sucent le dernier sang. Nul jamais n'a pu les fléchir; au moyen de leurs serres, elles enlèvent pour les transporter dans l'Hades ceux qui tentent de leur résister.

Tout différent est le caractère des Walkyries. Quoique leur rôle soit essentiellement guerrier et qu'elles n'aient pas d'autre mission que de paraître sur le champ de bataille, elles ont des traits moins sombres et plus humains. La mythologie d'un peuple aussi belliqueux que les anciens Germains devait nécessairement symboliser le sentiment de la nation. La victoire, aux yeux des peuples du Nord, était le plus précieux des biens et la mort sur le champ de bataille la récompense la plus enviable du courage. De là, le rôle guerrier des Walkyries ; mais les scaldes ne leur attribuaient pas la cruauté inflexible que l'antiquité hellénique donnait aux Kères. Si les Walkyries sont terribles pendant la bataille, elles apportent aux mourants une consolation; leur baiser est mortel, mais au guerrier qui le reçoit il annonce les délices du Walhall. Aussi, au moment de succomber, les combattants invoquaient-ils leur venue, et c'est en souriant qu'ils tombaient pour ne plus se relever. Il y a là un très beau sentiment, une idée profonde, et il est assez vraisemblable, comme le pense Grimm, que cet ancien mythe des Walkyries a donné naissance à plusieurs traditions chrétiennes. La lutte qui se livre au chevet des mourants entre les anges du bien et du mal est un ressouvenir évident de la tradition païenne de ces messagères de mort, guidant les héros dans le combat et présidant à leur glorification dans le Walhall.

Il est d'ailleurs difficile de déterminer l'origine de cette belle fiction. Peut-être se rattache-t-elle à la coutume des anciens Scandinaves et Germains d'emmener leurs femmes avec eux à la guerre. L'épouse suivait le guerrier jusque sur champ de bataille et l'excitait au combat par ses chants, ses cris et ses invocations. D'autre part, tous les peuples de l'Europe ont des traditions relatives à des êtres mystérieux, le plus souvent féminins, qui servent d'intermédiaires entre l'humanité et la divinité, qui président à la mort et recueillent les âmes (3). Il y a donc là une sorte de lieu commun poétique et mythique. Seulement nulle part, ces êtres n'ont un caractère déterminé aussi nettement que dans la poésie Scandinave. L'imagination populaire investissait les Walkyries de tous les attributs de la puissance divine, d'une beauté, d'une force, d'une prescience supérieures à l'humanité, et même du pouvoir de traverser l'espace, les airs et les mers (4). On leur prêtait des chevaux ailés sur lesquels, le casque en tête et la cuirasse sur la poitrine, armées de la lance, elles parcouraient invisibles le champ de bataille et décidaient du sort de la lutte. Certaines traditions leur donnaient même des ailes. Véritables furies pendant le combat, elles devenaient bienveillantes aux braves « dans la verte patrie des dieux ». Là, à la table des Ases, elles leur versaient la liqueur céleste, l'hydromel. Elles étaient au nombre de treize, suivant le Grimmis mal, et chacune personnifiait une vertu guerrière, qu'indiquait son nom : Skuld, la prévoyante ; Skaugul, la sublime ; Hilda, l'éclatante ; Gaundul, l'inspiratrice de la discorde ; Gunnar, qui excitait aux combats; Ragryd, qui décidait de la lutte, etc. Elles étaient toutes soeurs, étant toutes les filles de Wotan, qui, maître des dieux, était aussi le dieu des batailles; mais la première d'entre elles était Brunnhilde. Elle était la préférée de Wotan, tant à cause de sa beauté que de sa force et de son courage. Son nom, en Scandinave (5) signifie « guerrière en cuirasse ». L'histoire de ses relations avec le vaillant héros Sigurd ou Sigurth, — le Siegfried de l'épopée germanique, — est une des imaginations qui ont laissé dans les pays du Nord les traces les plus profondes. Brunnhilde est, en somme, avec Sigurd, le personnage central, autour duquel semble s'être groupé tout l'ensemble des légendes et des traditions nationales sur lesquelles se fonde l'épopée septentrionale.

Les sagas (contes, légendes) Scandinaves racontent comment elle fut punie par Wotan pour lui avoir désobéi en protégeant dans un combat un guerrier voué à la mort par le maître des dieux. Elle est condamnée pour cette faute à dormir sur un rocher désert entouré de flammes, et son sommeil durera jusqu'au jour où un héros sans peur la viendra réveiller. Mais, ce jour-là, elle perdra sa force surnaturelle, elle ne sera plus qu'une simple mortelle partageant toutes les faiblesses et toutes les souffrances de l'humanité. Trompée ensuite par le héros qui l'avait délivrée, elle devient elle-même la cause de la mort de celui-ci, et expie finalement, par une mort volontaire, le crime que lui avait inspiré un accès de jalousie.

(1) Walkyrie ou Valkyrie, par un v, selon l'orthographe adoptée par M. Wilder et par les dictionnaires français, à tort selon moi, car si l'on écrit Walkyrie, il faudrait écrire aussi Valhalla. La racine des deux mots est, en effet, la même : Wal, corps sans vie, d'où Wal-hall, qui signifie séjour (hall) des trépassés ; Wal-kure, de Wal et de kiora, choisir. Walkyrie signifie donc : celles qui choisissent les morts. Dans le Walhalla n'entraient que les guerriers morts en combattant. [...]

(2) Si les Ases (dieux) reçoivent ainsi les braves dans leur palais, c'est qu'ils comptent sur eux pour la grande bataille avec les géants. On voit, dans le poème indou [sic] de Sakountala, les dieux en danger appeler de même des héros humains à leur secours.

(3) Les croyances analogues sont innombrables dans les pays du centre de l'Europe. Les Walkyries des Scandinaves, les Vilas ou Vili des Slaves méridionaux, les Wélis des Lithuaniens ont quelque analogie aussi avec les ombres de l'Elysée grec, les Mânes des Romains; le Walhall est identique aux Champs Elysées. La tradition a quelquefois développé étrangement le rôle de ces êtres. Ainsi, les Vélis lithuaniens, tout en conservant leur caractère de Mânes, interviennent dans certaines coutumes nuptiales, et ils président au sort des nouveaux époux. Chez les Romains, les Mânes, indifférents ou même méchants, étaient devenus des sortes de protecteurs de la famille, comme les Walkyries étaient devenues les protectrices des guerriers et héros. La tradition des Wili existe aussi dans le Hartz, où Heine l'a rencontrée, et lui a inspiré une des plus charmantes pages de son Allemagne. C'est là que Théophile Gautier l'a prise pour en tirer le ballet de Giselle. Seulement, ici le rôle des Wili s'est précisé d'une façon spéciale.Les Wili sont déjeunes fiancées mortes avant le mariage, des danseuses effrénées qui se promènent la nuit, au clair de lune, et font danser impitoyablement ceux ou celles qu'elles rencontrent,et finissent par les jeter à l'eau,afin de grossir leur troupe. Ce sont toujours des Mânes, des défunts ressuscitant sous l'empire de certaines circonstances.

(4) L'influence des anciens mythes sur les croyances populaires est indéniable. Peut-être est-ce au mythe des Walkyries qu'il faut rattacher la croyance si répandue au moyen âge du pouvoir des magiciennes et des sorcières de se transporter à travers les airs. Cette superstition prit de telles proportions qu'un concile de Rouen défendit en termes exprès de voyager à travers les airs !

(5) Brynhilt ou Brynhildur, du radical brn, brunn ou bryn, cuirasse. De là, le mot allemand Brünne dont Wagner se sert pour désigner la cuirasse de Brunnhilde. "
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* " Maurice Kufferath fut un critique musical, librettiste, violoncelliste et chef d'orchestre belge, né le 8 janvier 1852 à Saint-Josse-ten-Noode et mort le 8 décembre 1919 à Uccle. Directeur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles de 1900 à 1919, il est considéré comme une figure emblématique de la scène musicale en Belgique.

Il est élevé dans un environnement musical qui le voit former un quatuor avec ses frères et son père — également pianiste. Après des études à Bruxelles, il étudie le droit à Leipzig où il rencontre Franz Liszt et Richard Wagner. Il créera la section belge du Wagner Verein (Association Richard Wagner).

Kufferath devient directeur du Théâtre de la Monnaie et engage le 6 mars 1900 Sylvain Dupuis comme premier chef d’orchestre. Homme perfectionniste, Maurice Kufferath insuffle un rayonnement à la création musicale et lyrique du xixe siècle et obtient une reconnaissance dans le monde de l'opéra. Il a notamment écrit le livret en français et créé l'opéra The Mikado or The Town of Titipu d'Arthur Sullivan, à l’Alhambra de Bruxelles le 23 décembre 1889.

Rédacteur de L'Indépendance Belge, il collabore au Guide musical. Ses articles consacrés à Wagner font autorité. "

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Sources
  • Gallica (BNF) pour les images et la retranscritpion du texte de Maurice Kufferath.
  • Wikipédia à l'article Maurice Kufferath pour son esquisse biographique.

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