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mercredi 10 janvier 2018

Le Roi Louis II de Bavière, un extrait des 'Fous couronnés' du Dr Augustin Cabanès

Dans un chapitre de ses Fous couronnés, le Dr Augustin Cabanès s'intéresse à la dynastie des Wittelsbach. Dans un post précédent,nous avons retranscrit l'extrait concernant le Roi Othon Ier de Bavière.  Nous reproduisons ici l'extrait qui évoque le Roi Louis II.

Portrait du Roi Louis II de Bavière, dans les Fous couronnés du Dr Cabanés

[...] La déchéance morale de ceux qui occupent les trônes n'est pas seulement l'humiliation ou la dérision du rang suprême ; le spectacle du vertige qui saisit ceux qui planent sur les sommets, s'il console notre médiocrité, s'il nous guérit de l'envie de poursuivre la gloire et de nous griser de son vain encens, atteste aussi le danger auquel est exposé un organisme mal équilibré, victime d'un fatalisme morbide qui, un jour ou l'autre, réclame ses droits.

Les adversaires de l'idée monarchique ont beau jeu, en vérité, pour mettre en déroute le principe de la monarchie héréditaire, en s'appuyant sur des exemples comme celui de la dynastie des Wittelsbach. Ceux de ses membres qui n'ont pas l'esprit complètement dérangé ont eu d'étranges manies, qui attestent un déséquilibre cérébral manifeste : n'appartenait-elle pas à la maison de Bavière, cette princesse Marie-Thérèse, qui ne voyageait qu'avec des animaux de toute espèce, jusqu'à un rat monstrueux, dont elle ne voulait se séparer dans aucun de ses déplacements, si lointains fussent-ils ? 

Louis Ier, grand protecteur des arts et des artistes, ne fut-il pas contraint d'abdiquer, après le scandale public de sa liaison avec l'actrice et courtisane Lola Montès ?

Louis II, du moins, s'il protégea les arts, ce fut sous une forme plus acceptable. Si ses fantaisies ont coûté cher à son peuple, on ne saurait lui dénier un certain sens esthétique, peut-être d'une qualité contestable, mais qui n'en fut pas moins réel.

Ne poussons pas le paradoxe jusqu'à l'absurde, comme ceux qui ont prétendu que le fervent ami de Wagner, l'amant des clairs de lune, qui portait en lui toutes les séductions, et aussi tous les périls d'une imagination maladive, d'une sensibilité exaspérée, que ce poursuiveur de chimères ne fut, en somme, que le type parfait du romantique, le romantique couronné. Sans doute, conviendrons-nous que tout ce qu'il y a de nuageux et de vague dans la sentimentalité germanique se retrouve chez Louis II; mais il s'y ajoute «le dangereux pouvoir de réaliser quelques-uns de ses rêves, qu'il tenait de sa grande fortune et de son titre de roi ». Nous retrouvons, chez ce porteur de sceptre, changé en marotte, la césarite, qu'a si bien décrite notre maître et ami, le professeur Lacassagne (1).

Au début, ce ne sont qu'innocentes lubies, caprices de souverain : « une intelligence qui s'évapore en fantaisies », selon une expression d'un joli tour (2). Ayant hérité, de ses aïeux et de ses parents plus directs, des germes malsains, l'éducation qu'il recevra, loin de les combattre, sera plutôt propre à les développer. « On semblait, dit son biographe, prendre plaisir à développer en lui l'imagination sans règle, la mélancolie sans cause, le penchant à la rêverie, en même temps qu'un dangereux et inconscient égoïsme. »

Sa gouvernante française lui répétait sans cesse des phrases comme celles-ci, attribuées à nos monarques : L'Etat, c'est moi! — Tel est notre bon plaisir. Quant à son précepteur, Français également, il se sentait très honoré d'être roulé, « comme un tonneau », par le gracieux prince royal.

Bien qu'il ne fût pas né avant terme, comme son frère Othon, Louis était d'une constitution fragile, nécessitant d'incessantes précautions.

Les médecins, à le voir aussi frêle d'aspect, le crurent atteint de la poitrine: d'où des soins continuels et une existence presque recluse; on allait jusqu'à le priver des jeux de son âge, pour éviter les imprudences nuisibles à sa santé.

La solitude ne pouvait que favoriser la disposition rêveuse que déjà il manifestait. On a conté, à cet égard, une anecdote significative (3).

Des maux d'yeux avaient obligé Louis, enfant, à porter un bandeau et à rester oisif dans l'obscurité. L'aumônier de la Cour lui ayant dit : « Votre Altesse Royale doit s'ennuyer à rester ainsi seule et inoccupée, » Louis répondit sur le ton le plus tranquille: « Je ne m'ennuie pas du tout! Je pense à toutes sortes de choses et je m'amuse beaucoup à cela."» (Und ich unterhalle mich sehr gut dabei.)

D'une nervosité anormale, le jeune roi a témoigné, dès ses premières années, d'une irritabilité excessive, avec des sautes d'humeur inexplicables.

Grand et mince, il a des traits réguliers et délicats et des yeux d'un éclat fascinateur. A dix-huit ans, c'est un beau jeune homme, qui commence à faire tourner bien des têtes, mais qui ne porte nulle attention à ces avances, conservant obstinément cette pureté de moeurs, qui le fera plus tard surnommer « le Roi Vierge »

Lorsqu'il vint en France, — c'était, croyons-nous, lors de l'Exposition de 1867, — une légende avait précédé ce Prince Charmant aux Tuileries : on s'y répétait que, nouveau Daphnis, Louis II n'avait pas encore trouvé de Chloé pour l'initier, et qu'il était en quête de celle qui ferait battre son coeur et vibrer ses sens.

On devine l'assaut qu'il eut à subir, lorsqu'il se présenta dans ce milieu dissolu qu'était la Cour de Napoléon III. Ce fut à qui, de ces dames, se montrerait la plus audacieuse, la plus provocante; mais le souverain de Bavière résistait à toutes les agaceries, auxquelles il opposait une impassibilité, qui pouvait ressembler à une indifférence courtoise.

Certaine baronne de P..., plus confiante dans ses charmes et plus aventureuse que les autres, voulut avoir raison de cette résistance, qui restait pour tous une énigme (4). Elle entreprit de séduire ce bel adolescent, qui se dérobait sans motif apparent.

Or donc, certain soir, elle l'entraîna, en causant, dans un coin sombre des jardins, propice aux aventures les plus risquées. Comme, elle déployait devant lui, derrière les massifs complices, ses plus irrésistibles attraits, son partenaire se prit tout à coup à contempler l'un des admirables marbres qui ornaient les allées, et se tournant vers celle qui s'offrait àiui presque sans voiles :

— « Madame, lui dit-il, je sens que je ne pourrais ainier qu'une femme toute blanche et toute de pierre, comme celle que nous avons sous les yeux. »

Mme de P..., qui avait eu l'occasion de remarquer combien son interlocuteur aimait à déconcerter, par la bizarrerie de ses manières ou dé son langage, feignant de ne pas comprendre, répliqua: "Mais, Sire, c'est l'histoire de Pygmalion que vous voudriez renouveler! "

— Oui, riposta Louis, et c'est sans doute impossible ? 

— Mais... pas du tout, reprit la jeune femme, après quelques instants de réflexion.

— Je serais curieux d'apprendre comment vous vous y prendriez.

— Rien de plus simple : je revêtirais un maillot blanc.

— Non, répondit le rêveur couronné, ce serait un mensonge : sous le maillot, il y aurait un être vivant, et c'est une femme, je vous le répète, blanche et de pierre, que je voudrais aimer

— Ah! Sire, vous êtes trop exigeant, dit alors Mme de P... on ne peut pourtant pas mourir, pour être aimée de vous.

— Et pourquoi non, madame? »

Mme de P... eut peur, cette fois. Avec précaution, elle arracha le roi à sa contemplation, à son hallucination peut-être ; elle revint avec lui vers le château où elle rentra plus rassurée.

— « Cet homme est fou, ou deviendra fou », dit-elle à l'une de ses amies, de qui le narrateur, qui l'a rapportée (5), tenait l'anecdote.

La prédiction de la baronne de P... devait à la lettre s'accomplir; mais par quelles étapes le monarque songeur sera conduit à la folie !

A dix-huit ans et demi, en possession du pouvoir suprême, comment se comportera-t-il ? Depuis six mois à peine initié aux affaires, il ne saurait proposer des innovations que son inexpérience rendrait périlleuses; par quel acte se manifestera, pour la première fois, sa toute-puissance ? Par le plus imprévu, assurément! '

Au jour anniversaire de sa seizième année, Louis II avait vu représenter Lohengrin à l'Opéra de Munich: dès ce moment, Wagner a mis son emprise sur ce cerveau débile; le « vieux sorcier » lui a jeté un sort.

Louis II avait voulu lire tout ce qu'avait écrit Wagner, et il ne cessa, dès ce moment, de s'intéresser au compositeur, à son oeuvre, à sa vie. Il n'eut point de cesse qu'il n'eut auprès de lui l'artiste auquel il était redevable de tant de sensations inconnues et qui l'avait initié à tant de beauté. 

Wagner avait alors dépassé la cinquantaine ; son nom n'avait pas encore conquis la célébrité ; son génie était plus que jamais contesté ; un Mécène ne se présenterait-il donc pas, pour le tirer de la gêne où il se débattait, pour donner corps au rêve depuis si longtemps caressé? 

Ni le roi de Prusse, ni celui de Hanovre, qu'on disait pourtant « libéral et magnifique dans sa passion d'art », n'avaient prêté une oreille attentive aux sollicitations des amis du maestro, qui commençait à se laisser gagner par l'abattement et la désespérance ;mais ô bienheureuse surprise ! voici qu'un envoyé du roi de Bavière se présentait, au nom de son souverain, venant inviter l'auteur de l'Anneau de Nibelung à se rendre sans retard auprès de son maître.

Le 4 mai 1864, Wagner écrivait à une  «très chère amie» cette lettre (6), où déborde son enthousiaste reconnaissance.

Si je ne vous écrivais pas tout de suite le bonheur illimité qui m'accable, je serais le plus ingrat des humains. Vous savez que le jeune roi de Bavière m'a fait appeler; je lui ai été présenté aujourd'hui.Il est, hélas!, si beau et si obligeant, si bon et si grand, que je crains que sa vie ne disparaisse vite de ce monde ordinaire. Ce n'a jamais été qu'un rêve divin. Il m'aime avec l'ardeur et la sincérité du premier amour ; il connaît toute ma vie et toutes mes oeuvres ; il me comprend comme mon âme; Il veut que je reste à jamais auprès de lui pour travailler, pour faire mon oeuvre et pour me reposer ensuite; il veut me donner.tout ce dont je pourrai avoir besoin, il veut que je finisse les Niebelungen, et il les fera jouer commej e le veux.

Je serai mon maître absolu, je ne serai pas chef d'orchestre, je ne serai que moi et son ami. Il comprend tout à fait sérieusement; je puis causer avec lui comme avec vous ; je ne connaîtrai plus la misère, il me donnera tout ce dont j'ai besoin, pourvu que je consente à rester près de lui.

L'enthousiasme du musicien va crescendo, jusqu'au délire :

... N'en doutez plus, j'ai enfin trouvé un amour, une liaison d'amour (un Liebesverhaeltniss), qui ne connaît ni douleurs, ni tourments. Si vous saviez ce que j'éprouve quand ce beau jeune homme est devant moi ! Il m'a donné, pour ma fête, son portrait qu'il a fait faire pour moi... Il habite près de moi, dans un petit château — dix minutes de voiture. Il me fait chercher deux ou trois fois par jour. Je vole à lui, comme à une maîtresse.

Il est d'un commerce intime adorable... Ces soupirs, ces pressements de mains, ces émotions ne m'ont jamais semblé si beaux. Et puis, ces soins si charmants pour moi, cette délicieuse pudeur du coeur, chacune de ces mines, quand il me parle du bonheur qu'il éprouve de me posséder ! Et nous passons parfois des heures, perdus dans la contemplation l'un de l'autre...

C'est plus que de l'amour, c'est de l'idolâtrie ! N'a-t-on pas été jusqu'à prononcer le mot d'inversion? A lire entre les lignes, il y aurait apparenc ; et cependant, nous ne le croyons pas. Chez les natures ardentes, l'expression va toujours au-delà de la sensation. Lorsque nous entendons Wagner s'écrier :

Pourrais-je, malgré l'amour du Roi, renoncer au Féminin ? Je dis non en soupirant et pourtant je souhaiterais presque pouvoir m'en-passer. Un regard sur son portrait chéri m'en redonne la force. Ah! cet adorable jeune homme est tout pour moi, Monde, Femme et Enfant!

Quand le maestro déclare que la passion du roi pour lui est toujours aussi « profonde et fatale » ; que celui-ci l'aime « comme jamais un homme n'aima un autre homme », on serait presque autorisé à songer à une perversion sexuelle ; mais cette ardeur d'amitié, cette adoration juvénile, c'est à l'artiste sublime, c'est au demi-dieu qu'elle va, plus qu'à l'homme, singulièrement grandi, idéalisé  aux yeux de son jeune admirateur..

A lire quelques-unes de ces épîtres, on reconnaît « une sorte d'hystérie passionnée », qui se traduit par des cris, incohérents, des exclamations involontaires, des exagérations inouïes du langage, une enflure de style du dernier goût. Qu'on en juge par ces quelques lignes :

Mon seul, mon cher ami ! Comme le soleil majestueux dissipe les sombres nuées angoissantes et répand au loin, avec sa lumière, la chaleur et une douce volupté, ainsi m'est apparue aujourd'hui votre chère lettre, m'apprenant, mon ami, que vos souffrances ont enfin cessé de vous torturer et que votre guérison approche. Penser à vous m'allège le faix de la royauté. Tant que vous vivrez, la vie sera pour moi belle et pleine de bonheur. 0 mon aimé ! Mon Wotan ne doit pas mourir. Il faut qu'il vive, pour se réjouir encore des héros qu'il a créés!... Je vous envoie, mon très cher ami, ma photographie peinte..., parce que je crois, j'en suis sûr, que de tous les hommes qui me connaissent, c'est vous qui m'aimez le mieux. Puissiez-vous penser, en le regardant, que celui qui vous l'envoie vous avoue un amour qui durera éternellement, qu'il VOUS aime avec feu, aussi fort qu'un homme peut aimer.

L'excuse d'un pareil document, c'est sa sincérité ; sa seule explication, une nervosité anormale et qui confine à la démence.

Louis II a subi complètement l'influence non seulement du musicien, mais de sa musique, « long cri exaspéré d'amour et de désirs ». Il s'enquiert de sa-précieuse santé, comme s'il s'agissait de la maîtresse la plus aimée :

Quand mon ami songera-t-il à partir pour l'air vivifiant de la forêt ? Si cet endroit ne lui convient pas, je prie le bien cher de se choisir un autre de mes pavillons dans la montagne. Ce qui est à moi est à lui.

Jamais exaltation amoureuse s'élève-t-elle à ce diapason, s'il ne s'y mêle un grain de morbidité ?

Il faut que je pleure, que je t'adjure !Ne te laisse pas décourager !... Vivre pour Toi, pour Toi seul !... Un et tout ! Ami chéri plus que tous !... Profondément chéri! Mon tout!  Le ravissement de mon âme ne laisse pas de repos. Aujourd'hui encore, il faut que j'adresse quelques lignes au très cher.:. Encore une fois, je vous le promets solennellement, je vis avec vous seul, avec VOUS je veux mourir.

Et comment se dénoua cette liaison, que nous n'oserions qualifier d'idyllique? Il ne fallut rien moins qu'une émeute populaire, pour contraindre le monarque bavarois à se séparer du Très Cher; mais il continua à le combler de cadeaux, il le poursuivit jusque dans sa retraite et, à plusieurs reprises, vint lui rendre visite dans l'ermitage où il s'était retiré.

Les Munichois auraient pardonné à leur souverain ce culte pour son grand homme; ils se seraient déclarés satisfaits de son éloignement, si le roi n'eût obéré les finances du pays par ses fantaisies dispendieuses, s'il ne se fût laissé entraîner par un besoin immodéré de bâtir.

Par ces caprices magnifiques et coûteux, Louis II étonna, puis irrita ses sujets. Ces bourgeois au sens obtus pouvaient-ils comprendre ce rêveur, qui promenait, de château en château, son incurable ennui ?

Ces châteaux, plus ou moins fantastiques, tant dans la construction que dans l'ameublement,, ne furent autre chose que les rêves, traduits par la pierre, d'un être que guettait la folie. 

Il y a exprimé les enthousiasmes et les nostalgies, dont frémissait son âme, passionnée et diverse. Ce sont des confessions maladroites et balbutiantes, mais si sincères ! Leur ingénuité même désarme toute raillerie.

Chacun d'eux est, on peut dire, comme un chapitre de sa biographie.

A Hohenschwangau, « dont les quatre tours crénelées se dressent, au milieu des pins séculaires, sur un promontoire rocheux », le cygne est l'emblème du lieu. Le doux et blanc volatile figure partout : dans les cartouches, sur les murailles, sur les boiseries.

Sur les eaux du lac qui baigne le castel, glisse, en ondulant avec grâce, l'oiseau aux larges ailes et au plumage immaculé. Jusqu'aux coupes, aux vases, aux tables et aux sièges, tout rappelle la légende du chevalier au cygne, dont Wagner a fait son Lohengrin.

A Neuschwanstein, commencé en 1887 et qui ne fut achevé que plusieurs années après la fin tragique de Louis II, « c'est le burg du roi wagnérien » ; c'est la réminiscence d'une autre oeuvre de Wagner, de Tannhäuser (7).

Une salle est décorée de fresques, qui représentent l'histoire de Parsifal ; dans cette salle, ont été prodigués à l'excès les lustres, les candélabres, les torchères; et souvent, il prit l'étrange fantaisie à Louis II d'embraser de lumières le burg désert et de jouir, dans la nuit, de ce spectacle féerique, qui n'était préparé que pour lui, pour lui tout seul.

Plus tard, au retour d'un voyage en France, où on lui avait fait les honneurs de Versailles et des Trianons, Louis II donnait à ses architectes l'ordre de construire le château de Linderhof, « rendez-vous de tous les bric-à-brac », dans un site d'une poignante mélancolie. Là se retrouvaient toutes les marques de la dévotion du roi de Bavière pour le souvenir des monarques dont il avait vu flotter les ombres, dans les palais qu'il avait visités : Louis XIV, Louis XV, et les deux victimes de l'ouragan révolutionnaire, Marie-Antoinette et Louis XVI.

C'est plus spécialement le Versailles du Grand Roi que le monarque bavarois a voulu pasticher à Herrenchiemsee, « un pastiche qui a presque des airs de parodie ». Pour rendre plus complète l'illusion, dans la salle du Conseil, chaque fois que l'heure sonne à l'horloge, une mécanique fait passer devant le cadran un Louis XIV majestueux, qui reçoit les révérences des courtisans.

Mais le sanctuaire du lieu, c'est la chambre de parade, copiée, calquée sur la chambre même de Louis XIV à Versailles.

Dans cette pièce, qui a coûté près de trois millions de marks, Louis II s'est plu à accumuler les motifs d'ornementation, les étoffes et les meubles les plus somptueux; sa prodigalité n'a voulu s'imposer aucune limite.

Nul étranger n'avait le droit d'y pénétrer ; il ne fut fait qu'une infraction à la règle, du vivant du roi : un jour, Louis permit à une cantatrice, dont la voix lui avait plu, d'y passer quelques instants ; mais, aussitôt qu'elle fut partie, un valet vint y brûler des parfums, afin de chasser le mauvais air (8)!

Le dernier château construit par Louis II va nous permettre d'évoquer la catastrophe qui termina l'existence de l'excentrique couronné.

Ce fut à Berg, modeste résidence d'été, située au milieu d'un parc admirable, sur la rive du lac de Starnberg, qu'on interna le roi déchu.

Dès 1865, un journal de Munich avait fait allusion à l'état mental du roi (9) ; et, dans une brochure, parue l'année suivante, l'auteur parlait, sans ambages, du prince « amant des clairs de lune ».

En 1866, au moment de la paix de Nicolsburg, on conte que les plénipotentiaires bavarois, ayant besoin de la signature du roi, le trouvèrent dans une île du lac de Starnberg, déguisé en Indien, avec des marcassins aux pieds, des plumes d'aigle dans les cheveux, vêtu d'une couverture, et en train de lire le Dernier des Mohicans (10).

De plus en plus, Louis cherchait la solitude, fuyait la foule, éprouvant du dégoût, de la frayeur pour toute société. Les cérémonies publiques lui étaient devenues odieuses, et lorsqu'après beaucoup de résistance, il s'y était laissé entraîner, il faisait interposer, entre les spectateurs et lui, des buissons fleuris, pour n'apercevoir nul visage au travers, et totalement s'isoler.

Pendant des jours il s'enfermait, ne correspondant avec ses ministres, comme avec ses serviteurs, qu'à travers des portes verrouillées. Etait-il obligé de présider le Conseil, il. ouvrait son parapluie, pour n'avoir pas à contempler la figure de ses secrétaires d'Etat.

Au théâtre, il se plaçait au fond.de sa loge, exigeant que la salle fut plongée dans l'obscurité ; plus tard, il se fera jouer des pièces uniquement pour lui (11).

Parfois il était pris d'un accès de délire des persécutions : afin de se soustraire à ses ennemis imaginaires, et de se dérober à une agression, il était entouré de gardes du corps, de gendarmes en nombre, pour le garantir contre un attentat.

Au moment où éclata la guerre franco-allemande, Louis II n'était déjà plus lui-même ; le kronprinz écrivait alors :

Louis II est étonnamment changé. Il a beaucoup perdu de sa beauté. Il n'a plus ses dents de devant. Il est pâle, nerveux, agité dans la conversation; il n'attend pas qu'on ait répondu à ses questions, pour VOUS en poser d'autres sur des sujets tout différents.

Peu d'années après la guerre, le kronprinz étant venu inspecter les troupes de l'Allemagne du Sud, qu'il avait conduites à la victoire, Louis II donna l'ordre de le saisir, de l'enfermer dans'une grotte et de l'y laisser mourir de faim.

Il n'en a pas moins conservé le pouvoir après ces actes de démence bien caractérisée ; et quand un journal, en Bavière ou même en Prusse, émettait des doutes sur la santé morale du roi, il était accusé de lèse-majesté (12)!

A partir de 1873, son goût de la solitude se transforma en une sorte d'hypocondrie. Il sentait, par moments, que sa raison chancelait ; il se surprenait gesticulant devant une glace et murmurant à son image : « En vérité, il y a des heures où je ne jurerais pas que tu n'es pas fou !»

Puis ce fut l'explosion de la démence chez son frère Othon, dont il ressentit un coup terrible ; c'était l'avertissement du sort, la fatale échéance, qui s'annonçait inéluctable.

Ensuite se déclara la passion que Louis II afficha scandaleusement pour un cabotin vulgaire, qui, trompé par les prévenances dont il était l'objet, voulut supprimer la distance qui le séparait de son royal protecteur et, par ses familiarités déplacées, ne réussit qu'à se faire rejeter dans le néant, d'où le roi avait sorti celui qui ne représentait à ses yeux que les héros qu'il incarnait à la scène.

Mais Louis descendra plus bas encore : un piqueur jouit longtemps de la confiance du roi, et celui-ci avait imaginé de faire de son coiffeur son premier ministre, quand il fut déposé.

A dater de 1883, la plus vile domesticité constituera son unique compagnie. Il amène ses domestiques dans sa hutte de Hünding, et là les oblige à boire de l'hydromel dans des cornes, à la manière des anciens Germains. D'autres fois, il les mande dans un pavillon arabe, construit sur un plateau élevé, pour les voir fumer en sa présence le narghilé, accroupis et costumés en.Turcs.

Voyant passer un jour un détachement de cavalerie, il remarque quatre soldats pour leur bonne mine; sur l'heure, il les envoie prendre, les installe à sa résidence comme valets de chambre et entend que tous leurs désirs soient comblés.

La nuit se faisant, de plus en plus opaque, dans ce cerveau atrophié, il a les fantaisies les plus singulières, et il exige qu'elles soient immédiatement satisfaites. Un jour, ne s'avise-t-il pas d'avoir un bassin, où il pût se promener en barque, costumé comme Lohengrin ? Mais comme on apercevait le fond de tôle de cette grande cuve, il exigea que l'on teintât l'eau en bleu, pour simuler la profondeur : avec une solution de sulfate de cuivre, rien ne fut plus aisé, mais on n'avait pas songé que l'acide sulfurique, que contient toujours en excès le « vitriol bleu », corroderait la tôle : l'eau pénétra par les fissures dans les appartements et y causa de sérieux dégâts; il fallut trouver autre chose.

On recourut alors à la lumière électrique, traversant une lentille de verre bleu. Louis s'en déclara enchanté. Mais la surface de l'eau était trop calme ; pour jouer la nature à la perfection, il y manquait les lames ; une roue fut installée pour les produire et, a-t-on raconté pour ridiculiser le pauvre fou, « le frémissement du bassin s'enfla si fort, que le cygne mécanique et le canot doré chavirèrent et que le roi prit un bain forcé ». Il se consola de la mésaventure, en se promenant dans Herrenchiemsee — ce Versailles en miniature — avec le grand manteau de cour, la couronne et le sceptre de Louis le quatorzième.

D'autres fois, il recevait à sa table Louis XVI et sa royale épouse, et le maître d'hôtel avait la consigne de veiller à l'étiquette, comme si la présence de ses invités de marque eût été réelle. Pour ne pas être dérangé au cours du repas, la table descendait dans les cuisines par une trappe et remontait toute servie, à l'imitation de Louis XV, qui avait eu, le premier, cette ingénieuse idée.

La démence de Louis II faisait chaque jour des progrès plus visibles : c'est ainsi qu'il se fit installer un manège, qu'il parcourait à cheval ; après trois ou quatre tours de piste, il descendait de sa monture : on lui présentait des rafraîchissements et on jouait de la musique; il s'imaginait être dans un cabaret, puis il se remettait en selle et, après de nouveaux tours, il arrivait dans un autre endroit: grâce à cette auto-suggestion, il accomplissait — dans son imagination — les plus lointaines randonnées.

Ses manies devinrent bientôt moins inoffensives. Le bruit courut qu'il rossait ses laquais ; l'on dit même qu'il tua l'un d'eux, en l'étouffant entre deux battants de portes. A un autre, dont la figure lui déplaisait, il imposa le port d'un masque, pour lui dérober ses traits.

Combien d'autres actes insensés ne commit-il pas, ou combien lui ont été attribués! Certain jour, mécontent des parterres que lui avaient dessinés ses jardiniers, il commanda qu'on y lâchât tous les chevaux de son écurie, afin qu'ils, y piétinassent à leur aise.

Etait-il las de martyriser hommes et bêtes, il s'abandonnait à des puérilités ou à des manifestations inconcevables, comme de baiser telle colonne ou tels arbres de son parc, de se prosterner devant la statue de Louis XIV, ou d'arborer des costumes extravagants.

Longtemps les ministres avaient montré, pour les frasques de leur souverain, une déférente indulgence; mais cette situation ne pouvait durer. La Chambre bavaroise ayant refusé les Crédits pour payer les dettes de la liste civile, il fut décidé qu'on rédigerait une adresse à Sa Majesté, pour le prier de mettre un frein à ses dépenses: on devine l'accueil qui fut fait à cette requête. C'est alors que fut nommée une commission de trois aliénistes, qui prononcèrent que Sa Majesté souffrait de cette forme de maladie mentale, qu'on nomme paranoia (13) et, « considérant le genre de cette maladie, son développement lent et continu et sa longue durée », la déclaraient « incurable » : en conséquence, ils proclamèrent l'incapacité du roi à régner plus longtemps.



Restait à signifier à l'intéressé les mesures prises à son égard et à s'assurer de sa personne.

Quand les envoyés du régent se présentèrent au château habité par Louis II, ils y furent reçus par une troupe de paysans, accourus pour défendreleur souverain, et prêts à verser leur sang pour lui:

« Qu'on leur dépèce la viande jusqu'aux os et qu'on leur crève les yeux ! » Tel fut l'ordre que donna, le roi, qu'on venait saisir. Heureusement pour les membres de la délégation, que ses prescriptions ne furent pas suivies, et qu'on parvint à les faire échapper par des couloirs dérobés.

Force fût alors de recourir aux moyens extrêmes; autant par violence que par ruse, à tout prix il fallait se saisir du déniant. Avec une équipé d'infirmiers, le docteur Gudden s'empara de sa victime et remporta au château de Berg, d'où, pensait-on; il ne pourrait s'évader. Louis II, ignorant où on le conduisait, n'opposa pas la moindre résistance; peut-être avait-il pris son parti et son calme n'était-il que pour détourner les soupçons. 

Le troisième jour de son arrivée dans la demeure dont on avait fait choix, et qui devait, être pour lui le dernier asile, allait se dénouer la sombre tragédie. 

On connaît l'épisode. Le roi est parti seul avec le médecin chargé de veiller sur lui; une heure s'écoule et on ne les voit pas revenir. Que s'est-il passé ? 

On court de tous les côtés, on bat les taillis du parc, on fouille les moindres recoins, on arrive jusqu'au lac.

Tout à coup, on entend une exclamation : voici le chapeau et l'agrafe de diamant du roi ; plus loin, le parapluie du docteur Gudden et son couvre-chef ; enfin, le manteau et la redingote du souverain sont là, tout au bord de l'eau.

On explore les profondeurs du lac; bientôt on ramène le cadavre de Louis II ; un peu en deçà, à droite, flotte le corps de son médecin. Toutes les tentatives pour les ramener à la vie restent vaines ; la mort a accompli son oeuvre... . D'après la position des corps et les traces relevées sur la rive, voici comment les docteurs Gottschalk et Marie (14) présument que les choses ont dû se passer.

Le roi marchait à la gauche de Gudden; arrivés près d'un banc où ils s'étaient reposés le matin, le roi se mit à courir vers le lac, après avoir jeté son parapluie. Gudden, s'étant aussi débarrassé du sien, chercha à lui couper la route, en marchant résolument dans l'eau ; il rejoignit le roi et le saisit par ses vêtements, mais le roi quitta aussitôt son pardessus et sa redingote. Il s'engagea alors, à dix ou quinze pas de la rive, une lutte terrible, dont l'issue ne pouvait être douteuse, entre un homme dans la force de l'âge, ayant fait le sacrifice de sa vie, et un vieillard de 62 ans, cherchant à sauver son souverain, fût-ce au prix de son existence.

Le cadavre du docteur Gudden fut trouvé ployé en deux : la face, meurtrie et couverte d'ecchymoses, était sous l'eau, alors que le dos émergeait; le corps du roi fut trouvé plus avant dans le lac; après s'être débarrassé de Gudden. il avait continué à marcher dans l'eau, jusqu'au moment où il avait perdu pied. Il n'y avait, cependant, à cet endroit, qu'une profondeur très faible; mais l'autopsie montra que la mort était due à une syncope, et qu'elle ne provenait pas de l'asphyxie par submersion.

L'infortuné-monarque avait-il, dans un accès de démence, entraîné son compagnon dans le lac ? L'avait-il submergé avec lui, après une lutte désespérée, car le docteur avait l'ongle du médius retourné? Louis s'est-il, au contraire, jeté volontairement à l'eau, et Gudden s'est-il noyé en le 'voulant, rattraper? Toutes ces hypothèses sont plus ou moins plausibles, mais ce ne sont qu'hypothèses. A jamais resteront ignorées les péripéties d'un drame qui n'eut d'autres témoins que le ciel bleu et l'onde glacée.

FIN.

(1) "Si l'exercice du pouvoir ne peut être admis comme une cause de folie, écrivent les docteurs Gottschalk et Marie, dans une étude consacrée à la maladie et la mort du roi Louis II de Bavière, dont nous n'avons pris connaissance qu'après que notre travail a été publié, il est certain que, chez un sujet prédisposé, l'isolement relatif que comporte la souveraineté l'absence de contrôle, l'exercice de l'autorité, favorisent le développement des pensées et des actes morbides Un chef, qu'il, s'agisse d'un puissant souverain ou du commandant d'un poste isolé, n'a personne au-dessus de lui dont il ait à craindre l'opinion ; au contraire, il se trouvera toujours environné d'individus prêts à le flatter, prêts à accepter et à encourager ses idées les plus délirantes, surtout lorsqu'ils en tirent profit."

(2) Nous l'empruntons à M. Jacques Bainville,dont la biographie psychologique de Louis II de Bavière est un modèle du genre. Sans arriver aux mêmes conclusions, nous suivrons notre guide pour l'établissement de 1' « observation » du roi névrosé.

(3) LOUISE VON KOBELL, Koenig Ludwig II und die Kunst, cite par J. BAINVILLE.

(4) Pour expliquer celte misogynie, on a raconté qu'une personne d'une rare beauté l'avait séduit. Des promesses avaient été échangées,des serments prononcés, lorsque — comme il arrive dans les contes et les légendes — le chevalier du beau voulut aller surprendre sa fiancée, qu'il trouva folâtrant avec une sorte de page. On entreprit de le convaincre de vision. L'amant désillusionné n'y voulut point entendre: le temps de l'hallucination, qui, hélas ! devait venir, n'était pas encore arrivé pour lui. Il revint au rêve pur et à l'idéale beauté (Temps passé, journal sans date, par P. MAX-SIMON). 

(5) Pierre de Lano, qui l'a recueillie dans une de ses publications sur le second Empire.

(6) Nous la tirons, ainsi que les fragments suivants, d'un opuscule en notre possession: Richard Wagner et le roi de Bavière, lettres traduites par JACQUES SAINT-CÈRE; Paris, 1887.

(7) A Neuschwanstein, la chambre à coucher représentait un bosquet fleuri, traversé d'un ruisseau coulant sur des glaces et éclairé par une voûte lumineuse, figurant la lune et les constellations du ciel astral.

(8) Louis II sut toujours se garder de la femme et observa même, dit-on, une continence absolue. On a tenté d'en donner une explication physiologique: une chute de cheval, dont la date n'a pu être déterminée, aurait provoqué cette anomalie. Quoi qu'il en soit, il n'eut jamais de maîtresse, et, au dire de son valet de chambre, jamais il ne reçut dans sa chambre de personne de l'autre sexe. L'aventure des Tuileries, que.nous avons contée, offre, par conséquent, toute vraisemblance.


(9)  F. SALLES, la Bavière depuis 1866; Bruxelles, Leipzig et Livourne, 1866.

(10) Archives de neurologie, octobre 1911.

(11) En 1885, le roi fit monter, sur le théâtre de Munich, la Theodora, de V. Sardou, avec tous les décors et accessoires, fidèlement copiés sur ceux de la Porte-Saint-Martin, de Paris. Cela coûta la bagatelle de 200.000 marks. A part le roi, un soldat des chevau-légers, faisant fonction de valet de chambre, fut seul autorisé à assister à cette représentation ; la consigne était tellement rigoureuse, que la femme d'un ministre étranger, accrédité près la cour de Bavière, ne put pénétrer dans la salle, malgré des démarches pressantes auprès de l'intendant du théâtre (Gazette anecdotique, 31 mai 1885).

(12) Bibliothèque universelle et Revue Suisse, t. VIII, octobre-décembre 1897, 630.


(13) D'après le docteur Marie, ce terme correspondrait à celui de folie de dégénérescence. « La démence du roi de Bavière présente,-en effet, d'après l'éminent aliéniste, «l'absence de systématisation, l'évolution progressive, mais s'effectuant par bouffées, entrecoupées de périodes à peu près normales, qui caractérisent les folies des dégénérés. »

(14) Archives de neurologie, octobre 1911, 214 et suiv.

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