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lundi 29 janvier 2018

E. P. Evans, Le roi fou (The mad monarch), un article publié aux Etats-Unis en octobre 1886

Notice biographique

Edward Payson Evans publia en octobre 1886, trois mois après la mort du roi Louis II de Bavière, un article intitulé Le roi fou (The mad monarch) (1). Contrairement à d'autres auteurs qui écrivirent sur la folie du roi à cette même époque, Evans présente le grand intérêt d'avoir alors vécu à Munich, de pratiquer parfaitement la langue allemande, d'avoir été proche des milieux intellectuels munichois et d'avoir appartenu aux milieux de la presse. Il apporte d'intéressants éclairages sur la personnalité du roi et sur l'influence que les politiques ont pu exercer sur lui.

Le lecteur remarquera que dès le début de l'automne 1886, des articles tels celui d'Evans apportaient au public américain une vision bien informée de la personnalité de Louis II, y compris des détails sur l'éducation qu'il avait reçue dès sa prime enfance.

Après une brève biographie de l'auteur, nous proposons ici notre traduction annotée de cet article 

E.P. Evans (8 décembre 1831 - 6 mars 1917) était un érudit et linguiste américain.

Son père était un pasteur gallois presbytérien, arrivé aux États-Unis en 1842. Evans se diplôma de l'université du Michigan en 1854, puis  enseigna  pendant un an dans une académie à Hernando, Mississippi. Il devint ensuite professeur à l'Université Carroll (alors Carroll College) à Waukesha, Wisconsin.

De 1858 à 1862, il voyagea à l'étranger et étudia aux universités de Göttingen, Berlin et Munich.

À son retour aux États-Unis, il devint professeur de langues modernes à l'Université du Michigan. En 1868, il épousa Elizabeth Edson Gibson. En 1870, Evans démissionna de son poste au Michigan et repartit à l'étranger, où il rassembla des matériaux pour préparer une histoire de la littérature allemande. Il se spécialisa  également en  langues orientales. Il devint un habitué de  la bibliothèque royale de Munich, et rejoignit l'équipe de rédaction de l'Allgemeine Zeitung à Munich en 1884.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclata en 1914, il retourna  aux États-Unis, où il vécut à Cambridge, au Massachusetts et à New York. (Traduction partielle de l'article Wikipedia consacré à E.P. Evans).

On lui doit plusieurs ouvrages concernant l'histoire de la littérature allemande, l'histoire du christianisme ainsi que des ouvrages consacrés aux animaux (symbolisme, psychologie, droit et criminalité des animaux).


Traduction française de The Mad Monarch d' E.P. Evans 

"Une des leçons les plus importantes et les plus salutaires de la science moderne est celle qui nous apprend à étudier l'histoire à la lumière de la psychopathologie et à considérer les nombreux souverains qui, surtout à l'époque antique et médiévale, ont été une malédiction pour leurs sujets et une honte pour l'humanité comme des forces morbides agissant de façon incontrôlée dans le corps politique, malignes dans leurs manifestations comme des cancers dans le corps physique, et avec à peine un plus grand degré de qualité morale dans leurs actions.

De tous les épouvantables empereurs romains du premier siècle, Domitien est à juste titre le plus célèbre de par ses actes de cruauté monstrueuse et d'extravagance folle. Il gaspillait dans l'érection d'édifices magnifiques et dans les jeux le trésor que son père, le prudent et économe Vespasien, avait accumulé; et à peine les tensions financières eurent-elles mis un frein à l'exécution de ses projets sauvages qu'il devint violent, et commença à exercer sa rage sur ses persécuteurs imaginaires. Il prêtait l'oreille à des courtisans vénaux et à de vils informateurs et sacrifia à ses peurs morbides et à ses soupçons les meilleurs hommes de son temps.

Que ce souverain, que les historiens ont uniformément dépeint comme un monstre de dépravation, ait été réellement victime de paranoïa ne semble guère pouvoir être mis en question. Les aliénistes modernes n'auraient aucun doute au sujet de pareils cas, et les parlements modernes ne toléreraient pas que de telles personnes restent au pouvoir et portent préjudice à l'Etat. Jusqu'ici, au moins, et même en Allemagne où le gouvernement constitutionnel n'en est encore qu'à ses balbutiements, le peuple, à travers ses représentants, peut efficacement restreindre

"Le droit divin des rois de mal gouverner". (2)

Si Louis II avait été  un monarque absolu, avec des ministres obséquieux et des satellites serviles prêts à satisfaire ses quatre volontés, le nombre de ses actes barbares rivaliserait avec celui de Caligula ou de Néron. Les ordres qu'il donnait de flageller les membres de son cabinet ou d'autres hommes  politiques, et de leur crever les yeux, n'auraient pas été reçus avec un simple sourire de compassion, mais auraient pu être aussi fatals à Von Lutz et à Von Crailsheim que ceux du soupçonneux Domitien l'avaient été pour Helvidius Priscus et Herennius Senecio. Que les conseillers de la couronne aient eux-mêmes fait preuve de faiblesse, et qu'ils méritent d'encourir la réprobation  pour avoir supporté si longtemps les folies et les fantaisies d'un monarque fou, semble être généralement admis; mais la seule punition qui puisse être correctement infligée aux ministres fautifs dans les pays libres est le verdict des urnes, qui est le seul fouet légalement autorisé pour flageller la lâcheté des politiciens.

Néron était un être sensible, très doué, d'un caractère plutôt poétique, et passionnément amoureux de la musique. Ces qualités [...] suscitaient et excitaient l'admiration et l'enthousiasme du peuple romain, qui croyait reconnaître en lui un héritier de la pourpre impériale qui ferait honneur à son professeur et conseiller, le philosophe Sénèque. Il monta sur le trône à dix-sept ans et se suicida à trente et un ans, après s'être plongé, au cours des dix dernières années de son règne, dans presque toutes les formes imaginables de luxe et de luxure. Ses dépenses pour de magnifiques spectacles théâtraux et des la réalisation d'extravagances architecturales, dont sa fameuse maison dorée (aurea domus) fut un exemple , épuisèrent les ressources de l'Italie. Il serait difficile de trouver, dans les annales humaines, un exemple plus frappant des effets démoralisants et perturbateurs du pouvoir absolu et  de l'irresponsabilité dans l'exercice du pouvoir de la part d'un esprit  par ailleurs habituellement brillant mais très imaginatif et immature.

Compte tenu de la différence de temps et de lieu, et de dix-huit siècles de progrès civilisationnels et dans la science du gouvernement, ce fut dans des circonstances quelque peu analogues que Louis II. accéda au  trône de Bavière. Tout d'abord il y a avait eu plusieurs cas de folie parmi ses ascendants, tant du côté Hohenzollern que du côté Wittelsbach. Une soeur de son père était un folle lunatique, et sa mère était cousine  du roi fou Frédéric Guillaume IV. de Prusse. Ensuite il reçut une  éducation qui lui fut néfaste Son père était une sorte de doctrinaire pédagogique, qui appliquait avec une rigueur extrême et injustifiée certaines théories de l'éducation, que l'on ne peut que mettre en doute, et certainement mauvaises et blessantes. Pour le rendre sérieux et viril, il fut privé de ses jouets à un âge où les enfants y prennent le plus de plaisir et en reçoivent le plus grand bienfait. Longtemps après que  ses jouets lui fussent confisqués, il ne lui restait plus comme objet d'affection et de caresses qu'une petite tortue, un animal de compagnie plutôt réservé et incapable de réciprocité, aux habitudes sédentaires, et pas spécialement apte à éveiller et développer l'affection. Mais même cette compagne de jeu léthargique et antipathique lui fut également retirée au motif qu'elle "dissipait" trop son jeune esprit.Cette discipline rude et tout à fait absurde, destinée à développer  la force du caractère et la confiance en soi, rendait l'enfant hargneux et égoïste,  et, contrairement à la nature de l'enfance, enclin à la solitude.  Il n'est donc pas étonnant, aussi, qu'il ait détesté la mémoire de son père; il lui aurait été à peine possible d'éprouver d'autres sentiments envers un tel parent.

De même,  le roi Maximilien avait pensé inculquer la vertu de l'économie en accordant à ses enfants, Louis et Othon, des allocations financières minimes. L'argent de poche de chaque prince s'élevait à environ vingt-cinq cents par semaine. On raconte qu'Othon, ayant entendu dire qu'une dent saine valait dix florins, essaya d'augmenter ses fonds en demandant à un dentiste d'extraire l'une de ses meilleures prémolaires et de la vendre. Mais cette tentative de semer le vent lui fit seulement récolter  un ouragan domestique sur sa tête. La reine, cependant, considéra cet incident en laissant parler son coeur, et le Taschengeld [argent de poche, en allemand dans le texte, note du traducteur] des garçons fut ensuite quelque peu  augmenté. Au cours de sa jeunesse, l'héritier du trône bavarois eut  très rarement  le plaisir d'assister á des spectacles au théâtre et à l'opéra, ce que même les classes populaires  les plus pauvres de l'Allemagne  ne sont pas contraintes de se refuser. Des distractions inoffensives et salutaires de ce genre semblent avoir été tout à fait exclues du plan royal d'éducation.

Si Maximilien avait vécu jusqu'à l'âge de soixante-dix ans, son système sévère d'instruction et de discipline aurait pu être bénéfique, ou tout au moins moins funeste dans ses résultats; malheureusement, il mourut à cinquante-et-un ans, et son fils fut appelé au trône à dix-huit ans, au moment où il allait entrer à l'université de Würtzburg pour y étudier la politique, au sens scientifique de ce terme dont il est fait un usage abusif et qui est souvent avili.

Ce n'est pas le but de cet article de faire l'histoire du règne de Louis II. Il nous suffit de dire que c'était un jeune homme qui disposait de beaux talents et avait de nobles aspirations, et qu'il avait l'esprit libéral et était animé par des motifs purs et généreux. Comme il l'a déclaré, en prêtant le serment de fidélité à la constitution, il a voulu honnêtement promouvoir «le bien-être de la Bavière et la grandeur de l'Allemagne.» Dans le Cultur-kampf []sic, on écrira aujourd'hui Kulturkampf] (3), il prit le parti de la culture contre le cléricalisme. Il resta ferme quant à ces  questions,  en grande partie grâce à l'influence de la poésie de Schiller, de  l'héroïsme légendaire de Guillaume Tell (4) et de la féroce éloquence du marquis de Posa (5). Ces conceptions idéales, comme

"La plume du poète leur donne forme," (6)

et leur insuffle le souffle de la vie dramatique, restèrent, après tout, les conseillers les  plus secrets et les plus importants de cet idéaliste couronné porteur du sceptre. Qu'il ait jamais été considéré comme une personne de grande puissance intellectuelle ou de talents excessivement brillants doit être attribué au prestige qui éblouit les yeux de ceux qui vénèrent la royauté avec admiration, surtout lorsqu'elle est prend la forme d'une beauté juvénile et d'une  présence imposante rare. Même maintenant, après que tant de faits horribles et dégoûtants ont été révélés, on ne peut qu'être émerveillé de

" [C’est] la grande affection que le peuple lui porte.
Celui-ci plongerait toutes ses fautes dans son amour,
Et, comme la source qui change le bois en pierre,
Ferait de ses chaînes des reliques ." (7)

L'adulation excessive qu'il s'était attirée lors de son accession au trône était suffisante pour tourner la tête plus stable, et encore davantage celle  d'un jeune homme romantique, qui avait mené jusque-là une vie solitaire sous une stricte tutelle , et ne savait rien de la vaine  flagornerie des courtisans ni des flatteries éhontées des sycophantes. La presse locale se livra [...] à des rhapsodies et à des bêtises sentimentales [...]; et les poètes tombèrent dans des crises extatiques, et rivalisèrent de louanges en parlant de lui comme d' « une vision céleste », d'« une forme divine » ou d' un «avatar de la beauté. » Même l'octogénaire Louis Ier enfourcha encore et pour la dernière fois Pégase (8), son canasson raidi,  dont le rythme hésitant est illustré  par les  hexamètres  qui ornent les arcades du Hofgarten [le jardin de la Résidence, ndlr] à Munich: il rédigea un sonnet ayant pour sujet les yeux de son petit-fils, les comparant aux yeux ensorceleurs de l' Adonis de Pompéi qui gît blessé dans les bras de Vénus (9). Les fiançailles du jeune roi avec la duchesse Sophie Charlotte en 1865 furent le prétexte de cette effusion. Selon la Muse grand-paternelle, les yeux du roi, avec son regard tourné vers le haut et leur léger roulement,

"Semblaient briller d'une lumière impressentie et mystique, et combiner le terrestre au céleste, "

une particularité marquée et très admirée de Louis II, supposée indiquer la sublimité de la pensée et l'élévation du caractère. Cette expression, qui lui donnait l'apparence d'« un saint en extase »,était en partie causée par l'habitude qu'il avair de rejeter sa tête en arrière et de la laisser reposer sur la nuque de son cou alors qu'il marchait; et cette tendance à porter la tête haute, tant au sens propre qu'au sens figuré, s'accentua d'année en année.  « Une apparence hautaine » ne signifie pas nécessairement que l'on a  « un cœur orgueilleux », comme le philosophe hébreu proverbial le suggère, mais  dénote plus souvent un cerveau malade. C'est un phénomène souvent observé chez les chevaux qui en sont affectés, bien connu des jockeys et maréchaux-ferrants [...]. » On a bien le droit de se demander si, dans le cas d'un citoyen ordinaire, une caractéristique si fortement symptomatique d'une maladie mentale naissante serait aussi longtemps  considérée comme un signe de grandeur spirituelle et de majesté royale.

Louis II fit preuve, dès son plus jeune âge, d' un amour marqué pour les beaux-arts, surtout pour la musique, d'un goût considérable et d'une pénétration critique dans leur appréciation. Lohengrin excita fortement son enthousiasme, alors qu'il était encore prince-héritier; en partie à cause du caractère légendaire-romantique de l'histoire, et en partie parce que le chevalier-cygne était associé au château de Hohenschwangau, ou Schwanstein, où il avait passé une grande partie de son enfance. Par son mécénat de Richard Wagner, il est intimement et inséparablement lié à une grande époque de l'histoire de la musique moderne. Aucune personne compétente et sans préjugé ne niera le génie éminemment original et créateur de Wagner en tant que compositeur et poète dramatique; en même temps, à moins d'être aveuglé par des idées préconçues ou partisanes, personne ne manquera de  percevoir et admettre l'égoïsme démesuré, le total égocentrisme et la méchanceté fondamentale de l'homme. Il vécut dans un style princier aux dépens de son royal mécène, qu'il persuada  de construire un magnifique théâtre à Munich pour la représentation spéciale de ses «drames musicaux». Ce projet échoua en raison de l'opposition violente et presque universelle qu'il rencontra. Une colère redoutable, que même la bière ne pouvait apaiser, embrasa le cœur des  Munichois, proverbialement ennuyeux et flegmatiques, qui se battirent bec et ongle contre cette "nouvelle extravagance wagnérienne" ; mais à présent que le théâtre proposé a été établi à Bayreuth, et attire des foules d' étrangers à  bourses bien garnies, ils sont prêts à se déchirer les vêtements et à s'arracher  les cheveux à cause de leur myopie et de leur stupidité. Ils se sont moqués de la« musique de l'avenir »et n'avaient pas le moindre pressentiment de combien cet avenir était proche et brillant. C'est un dicton commun en Allemagne d'avancer que lorsque la fin du monde sera proche, la Bavière sera  le meilleur endroit pour émigrer, car il est sûr que  cet événement, comme tout le reste, se produira là cinquante ans plus tard que dans tout autre pays. Les Bavarois seront en retard sur le temps,même au moment où le temps n'existera plus, et ils entreront comme des traînards dans la vie éternelle.

Il n'est pas étonnant que, dans de telles circonstances, la tentative prématurée  mais remarquablement prémonitoire du roi Louis de faire avancer les plans magnifiques mais coûteux de son favori,

"Et planifier le grand avenir dans le présent" (10)

fût vouée à l'échec. Pas étonnant non plus qu'il se sentît profondément dégoûté que l'on fît constamment obstruction aux   projets auxquels il avait accordé toute sa sympathie et qu'il considérait comme servant   l'intérêt supérieur de l'art et l'avenir du bien-être et de la croissance de sa capitale comme ville d'art, et que ces projets aient finalement été contrecarrés. Mais en même temps, on peut difficilement être  surpris que les citoyens de Munich, fiers de posséder déjà la plus grande maison d'opéra d'Allemagne, aient considéré le projet comme surérogatoire et comme une scandaleuse extravagance. Jamais, cependant, depuis que Samson a renversé le temple à Gaza, le philistinisme autosatisfait et  méprisant n'a abattu une punition plus rapide sur sa tête noirâtre.

La puissante marée de l'opinion publique se transforma en tsunami et ne retomba qu'après avoir englouti le projet du théâtre et poussé Wagner à l'exil. Si le jeune monarque avait pu réaliser sa volonté dans ce domaine, il ne fait aucun doute que le résultat final aurait ajouté énormément à la prospérité matérielle ainsi qu'à la beauté architecturale et à l'attrait général de Munich. Un nouveau quartier de la ville aurait grandi sur les rives de l'Isar, et la manie de construction du roi, qui plus tard devint extravagante, ne l'aurait pas conduit, comme un démon, dans les montagnes sauvages et les lieux désertiques, mais aurait servi, au moins, à agrandir et à orner la métropole bavaroise. Assez naturellement, ce malheureux épisode rendit Wagner amer. Cependant son l'influence ne cessa pas avec son bannissement, mais contribua à éloigner le jeune souverain de son peuple, et à stimuler en lui un sens exorbitant de son pouvoir royal  et de sa majesté, qui, en quelques années, se transformèrent en une Größenwahn [mégalomanie, en allemand dans le texte] impérieuse et incurable.

L'éducation de Louis n'était pas faite pour lui apprendre la valeur et l'usage de l'argent, mais eut pour résultat d'exciter en lui le désir fiévreux d'en avoir et de le dépenser. La méthode de la lésine, destinée à lui inculquer la vertu de l'épargne, ne pouvait manquer de le mener au gaspillage inconsidéré. "La frugalité", dit Burke,  "est fondée sur le principe que toutes les richesses ont des limites; " et cette leçon ne peut être apprise que par l'expérience. Il ne semble pas que Louis II ait eu la moindre idée de l'existence de telles limitations, ni du côté de la pauvreté, ni du côté de la richesse. Mille marks ou un million de marks  étaient des expressions qui n'évoquaient à son esprit qu'une vague idée de «beaucoup d'argent» ;  tout comme un lac ou l'océan font autant appel à l'imagination grossière du sauvage qu'une "grande eau". Il demanda un jour à un préposé quel était son revenu annuel. Trois mille marks, répondit l'homme, dans l'attente d'une augmentation de salaire. Comment dans le monde réussissez-vous à dépenser une somme si importante? s'écria le roi avec un étonnement sincère, et cependant il donnait un pourboire de mille marks pour le service le plus insignifiant qui l'avait satisfait, et il considérait vingt millions de marks pour une construction comme une simple bagatelle. 

Dans les difficultés financières auxquelles sa prodigalité le réduisit, Louis fit des efforts frénétiques pour emprunter de l'argent à divers souverains et à d'autres personnes, tels que les empereurs d'Allemagne et du Brésil, les rois de Belgique et de Suède, l'archiduc d'Este et le comte de Paris. Le bruit selon lequel, dans ses négociations avec la maison d'Orléans, il avait accepté de garantir la neutralité de la Bavière en cas de guerre entre la France et l'Allemagne en échange d'un prêt de quarante millions de marks est faux. Au fur et à mesure que sa folie augmentait, il devint  de plus en plus incapable de modérer ses désirs et de supporter que l'on opposât quelque frein que ce soit à sa volonté. Les contraintes du gouvernement constitutionnel lui devinrent extrêmement ennuyeuses, et il chargea un professeur de Munich de trouver un état autocratique qu'il pourrait obtenir en échange de la Bavière.

Parfois, il était très violent et, comme il disposait d'une grande force physique, mettait souvent la vie de ses serviteurs en danger. Une trentaine de personnes furent plus ou moins gravement blessées par lui, et l'une d'elles fut tuée, sans parler de l'infortuné  docteur von Gudden. Pour le moindre manquement, il condamnait ses serviteurs à être enfermés dans le donjon de son château de Neuschwanstein, ou à être bannis en Amérique, où ils devaient être placés sous la surveillance de la police. Un laquais, qu'il accusait de le regarder d'une manière inconvenante, fut obligé de porter un masque noir en sa royale présence  pendant une année entière; un autre avait un sceau sur son front, à cause de sa prétendue bêtise. Il nourrissait une antipathie particulièrement forte pour le prince héritier de Prusse, et il réfléchissait  de temps à autre de l'organisation d'une bande de brigands qui devaient s'emparer de Frédéric Guillaume, mais nullement le tuer, car le roi voulait le tenir prisonnier  afin d'avoir le loisir de l'observer en train de "dépérir de chagrin et se languissant de sa famille."

Sa majesté était aussi victime de nombreuses hallucinations toutes proportions gardées plutôt inoffensives. Ainsi, il ne manquait jamais de rendre hommage à un certain arbre et de donner sa bénédiction à une certaine haie, lorsqu'il  les dépassait. De retour à Linderhof, après une longue absence, il embrassait toujours une colonne qui se trouvait  à l'entrée de sa résidence favorite parce qu'elle était solitaire et éloignée de tout. Il dînait avec le buste de Louis XIV, le traitant comme s'il était Le Grand Monarque lui-même, et se tenait fréquemment pendant des heures dans une attitude révérencieuse devant une statue de Marie-Antoinette, aux pieds de laquelle le fourrier de la cour était obligé de s'agenouiller, les mains tendues et suppliantes, bien que sans doute son état d'esprit fût tout autre que celui de la prière. Quand le roi se retirait, il marchait lentement en arrière, puis se détournait vivement, comme si la séparation de l'image de la personne que de toute évidence il vénérait comme une reine martyrisée et sainte lui était extrêmement douloureuse. Il était un fanatique de Louis XIV, et s'efforçait de s'entourer d'objets et de vivre dans le style de cette époque. Vers la fin de sa vie, cependant, il développa une passion pour le cérémonial chinois.

Le monde n'a pas manqué de souverains fous,  non seulement «fous de métier», mais aussi «essentiellement en  folie»  (12). Ceux qui étudient l'histoire d'Angleterre anglaise penseront d'abord à George III, et il est évident que le brutal Frédéric Guillaume Ier de Prusse n'était pas tout à fait parfait dans son esprit, mais le parallèle le plus remarquable avec le défunt roi Louis est celui de l'empereur allemand Rodolphe II, qui régna et se déchaîna de 1576 à 1612. Lui aussi dépensa d'immenses sommes dans la construction de palais, surtout sur le Hradschin, à Prague, où il pouvait vivre dans un isolement comparable, dans des appartements magnifiquement meublés et remplis d'œuvres d'art coûteuses. Une jalousie sans mesure de sa dignité impériale et de ses droits souverains l'amena à jeter en prison de nombreuses personnes innocentes, à les mettre à mort et à confisquer leurs biens. Dans son amour de la science et dans l'appréciation des hommes scientifiques, il était très en avance sur son époque: il protégea Tycho de Brahe et John Kepler contre l'intolérance sacerdotale et la persécution, de même que le roi bavarois manifesta une préférence marquée pour le Dr Dollinger. Les deux souverains étaient fiancés à des cousines, mais avaient une insoutenable aversion pour le mariage, et tombèrent finalement dans une misogynie invétérée. En fait, il n'y a guère de caractéristique de l'un qui ne trouve sa contrepartie chez l'autre; malheureusement, l'empereur allemand ne fut restreint dans ses actes par aucune autorité parlementaire, mais présenta le spectacle effrayant d'un fou investi d'un pouvoir absolu. Il est également significatif de l'époque à laquelle chacun d'eux vécut que l'on supposa  que Rodolphe était  victime de possession  diabolique, et que l'église fit des tentatives répétées pour exorciser l'esprit mauvais qui le possédait; tandis que l'infâme démon qui tourmentait Louis fut immédiatement identifié comme de la paranoïa, un démon plus terrible que Belzébuth (13) ou Baalberith (14), qui ne pouvait être chassé par les exorcismes du prêtre, mais devait être contrôlé et guéri, si possible, par les méthodes scientifiques du psychiatre.

Les traditions qui s'attachent aux personnages royaux et se répandent parmi les classes inférieures sont souvent intéressantes pour illustrer l'origine des légendes populaires et le développement  de la mythologie. Les chroniques de la maison de Wittelsbach fournissent des matériaux abondants de ce genre. Le duc Christophe, qui fut actif au 15ème siècle, et dont les aventures ont été si étrangement et si agréablement racontées par Franz Trautmann (15), est presque aussi mythique que Samson, qu'il égalait dans ses exploits et qu'il surpassait par ses nombreux actes de galanterie. Nous avons peine à nous convaincre qu'il s'agit d'un véritable personnage historique et non un simple héros solaire malgré la grosse pierre noire, pesant quatre cents livres, qui est rivée au pavé dans une cour du palais royal de Munich, malgré les pointes de fer dans le mur adjacent, et les vers mal tournés  qui attestent de l'authenticité de ses exploits musculaires.

Au moment de la mort subite du roi Maximilien en 1864, un archiduc autrichien envoyé par Vienne en mission spéciale était présent à Munich. Un bruit circula  selon lequel cet ambassadeur extraordinaire avait apporté une broche empoisonnée, un cadeau de l'empereur François-Joseph, et, en l'épinglant sur la veste du roi de Bavière, l'avait volontairement piqué à la  la poitrine, provoquant sa mort dans les heures qui suivirent. Maintenant que l'hégémonie de l'Autriche a pris fin et que  la Prusse a pris la tête de l'Allemagne et devient un objet de haine pour les  patriotes particularistes ou  pour ceux qui se prétendent tels, ou encore pour ce qu'on pourrait appeler en Bavière l'élément «droits de l'État», le roi de Prusse a remplacé l'empereur d'Autriche dans la légende en tant que donateur de la broche fatale. Le fait est que Maximilien est mort d'unérysipèle (16), qui se développa d'abord sur sa poitrine. La petite tache rouge l'avait troublé pendant quelque temps, mais il n'y prêta aucune attention et ne consulta un médecin que lorsqu'il était trop tard.

Un autre exemple frappant de fabrication de mythes est l'étrange histoire racontée à propos de  la princesse Alexandra, la jeune tante du roi Louis. Cette dame au bon cœur, dont le mental était quelque peu atteint, aurait développé l'illusion qu'elle avait un canapé dans le ventre. Il n'est pas vrai, cependant, qu'elle ait caressé une telle hallucination, mais il est facile de retracer l'origine de cette croyance populaire. Canapé est un nom commun qui désigne à la fois  un sofa [long siège à dossier et accotoirs, pour plusieurs personnes], et un aliment farineux ou une sorte de pudding [aujourd'hui une petite tranche de pain, nature ou grillée, garnie de menus apprêts. Ndlr], dont la princesse était très friande. Mais ce plat préféré semble lui avoir été plus savoureux que digeste, car à plusieurs reprises elle se plaignit de lourdeurs d'estomac qu'elle attribuait aux canapés. C'est par des ambiguïtés verbales de ce genre, par l'emploi de termes dont l'un des sens est relativement obscur, que l'on découvre la genèse et la germination des mythes.

Les habitudes secrètes et les excentricités romanesques du défunt roi Louis en firent, déjà de son vivant, la figure centrale d'un folklore fort curieux. On racontait de merveilleux récits, dont beaucoup n'étaient que des inventions, comme cela fut récemment publié dans des journaux anglais qui évoquèrent  un «cirque dans le palais royal de Munich». La réalité est déjà en soi assez étrange sans qu'on ait besoin des inventions de la fiction. Dans ses châteaux, surtout à Linderhof, il s'entourait de scènes de sagas et de féeries; et comme, les nuits d'hiver, il  traversait les forêts dans un traîneau magnifique  rouge et or,  bleu et argent, surmonté de deux couronnes étincelantes de lumière électrique, il n'est pas étonnant que le paysan qui s'était attardé  se détournât avec une crainte superstitieuse, et se signât, croyant que passait le roi des lutins de montagne.  Dans les têtes bavaroises, la veine mytho-poétique  est constamment nourrie par la nature même de leur religion, de sorte que cette faculté est de loin la plus vigoureuse et la plus féconde de leurs facultés intellectuelles. Il est facile de prévoir quelles légendes grandiront et se rassembleront  autour du nom et de la personne du monarque, dont la mort tragique correspond bien à une vie tellement peu naturelle et fantasmatique.

Par une coïncidence curieuse, la manière dont il mourut aurait être prédite par un certain Simon Speer, un moine de Benediktbeuern, qui, vers la fin du seizième siècle, a écrit un poème dans lequel il a prophétisé le destin de la maison de Wittelsbach. Dans un passage, il parle d'une femme qui parasite le pays, d'une femme serpent qui s'immisce et provoque l'abdication du roi:

"Inferet heu tristem patriae tunc peste de Foemina;
Foemina serpentis tabe confiture contacta recentis. "

Après cette description, qui évoque l'épisode de Lola Montès, il mentionne un autre monarque, qui, après avoir tout chamboulé, périt  dans les flots:

"Et perit dans undis, dum miscet summa profundis" (17)

Mais même l' extraordinaire pouvoir de voyant du vieux bénédictin ne lui permit pas de prédire qu'un autre roi fou prendrait la succession du trône de Bavière alors que sa folie était avérée. Jamais auparavant, dans l'histoire des États, une personne de l'aveu de tous incurablement folle, comme le prince Othon, n'avait été proclamée roi. Une telle procédure, bien que strictement conforme à la constitution de la Bavière. ne peut manquer de frapper des esprits intelligents et sans préjugés comme la reductio ad absurdum du monarchisme.

E. P. Evans. "

(1) Evans (E. P. ), The mad monarch, in The Atlantic Monthly - Vol. LVIII- no. 348- October 1886, pages 449 à 455. 

(2) “ The right divine of kings to govern wrong.” The Right Divine of Kings to Govern Wrong! Dedicated to the Holy Alliance est un livre publié par William Hone en 1821 qui reproduit et pour partie réécrit la satire  De Jure Divino de  Daniel Defoe (1706).

(3)Le Kulturkampf, ou « combat pour un idéal de société », est un conflit qui oppose le royaume de Prusse puis l'Empire allemand sous la direction du chancelier impérial Otto von Bismarck à l'Église catholique romaine dirigée par Pie IX et au parti politique représentant les catholiques : le Zentrum. (Source: Wikipedia à l'article Kulturkampf)

(4) Guillaume Tell, ici la pièce éponyme de Schiller que Louis II connaissait par coeur tant il l'appréciait. 

(5) Le Marquis de Posa est un personnage éminemment moral de Don Carlos, une  pièce de Schiller. Le problème  moral qui s'y présente  est celui du  "débat entre éthique de responsabilité et éthique de conviction. Le marquis de Posa agit selon une éthique de conviction, car il place son point de vue par rapport à la paix dans les républiques de Flandre au-dessus de la vie de son meilleur ami et même la sienne. Ce n'est que peu avant son assassinat que le marquis reconnaît ses torts et adopte une éthique de responsabilité en se sacrifiant au nom de son ami, pour sauver non seulement l'intrigue basée sur son idéologie politique, mais aussi son ami qu'il a manipulé" (Source Wikipédia à l'article Don Carlos). 

(6) “ the poet's pen /Turns than to shapes,", citation extraite d'une réplique de Theseus dans la scène 1 de l'acte V de  la pièce de Shakespeare A Midsummer Night’s Dream:

"[...]
And as imagination bodies forth
The forms of things unknown, the poet’s pen
Turns them to shapes and gives to airy nothing
A local habitation and a name.
[...]"

(7) Citation d'une réplique de Claudius, roi du Danemark, dans la scène 7 de l'acte IV de Hamlet de Shakespeare.
“ The great love the general gender hear him ;
Who, dipping all his faults in their affection.
Would, like the spring that turnetls wood to stone,
Convert his gyves to guess."

(8) Pégase, ami des Muses, a de son sabot fait jaillir la source Hippocrène. Il est ici cité en tant que symbole de la poésie, créateur des sources dans lesquelles les poètes viennent puiser l’inspiration. L'image est courante au 19ème siècle.

(9) Vénus se dévoilant devant Adonis au retour de la chasse est une fresque célèbre d'une villa de l'ancienne Pompéi, qui en raison de la présence de cette peintre reçut le nom de villa d'Adonis.

(10) “ And plant the great Hereafetar in the Now," est un vers célèbre extrait d'un poème d'Elizabeth Barrett Browning, Casa Guidi windows (1851).
(11) Edmund Burke (né à Dublin le 12 janvier 1729 en Irlande et mort à Beaconsfield le 9 juillet 1797 en Grande-Bretagne) est un homme politique et philosophe irlandais, longtemps député à la Chambre des Communes britannique, en tant que membre du parti whig.

(12) Evans déforme une réplique de  Hamlet de Shakespeare (Acte II, scène 5) dans laquelle Hamlet dit à sa mère:
"That I essentially am not in madness,
But mad in craft."

(13) Belzébuth, est le prince des démons, selon les Ecritures le premier en pouvoir et en crime après Satan; chef suprême de l'empire infernal, selon la plupart des démonographes. Son nom signifie seigneur des mouches.

(14) Bérith, duc aux enfers, grand et terrible. Il est connu sous trois noms ; quelques-uns le nomment Béal, les Juifs Bérith et les nécromanciens Bolfri. On trouve aussi Baal Bérith. Il a le talent de changer tous les métaux en or : aussi on le regarde quelquefois comme le démon des alchimistes. Il donne des dignités et rend la voix des chanteurs claire et déliée. Il se montre sous les traits d’un jeune soldat habillé de rouge des pieds à la tête, monté sur un cheval de même couleur, portant la couronne au front ; il répond sur le passé, le présent et l’avenir.

(15) Franz Trautmann (1813-1887) publia son roman historique  „Die Abenteuer Herzogs Christoph von Bayern, genannt der Kämpfer […]“ en  1852/53.

(16) L'érysipèle touche les adultes de plus de 40 ans et est beaucoup plus rare chez les enfants. L'érysipèle est une inflammation aiguë de la peau qui trouve son origine dans une maladie infectieuse due à une bactérie (streptocoque et parfois staphylocoque doré).

(17) Voir notre post La mort de Louis II et la prophétie de Benediktbeuern.

Traduction et notes: Luc Roger

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