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vendredi 1 décembre 2017

Le personnage de Louis II de Bavière dans "Les Juifs de Zirndorf "de Jakob Zimmermann


Le roman Les Juifs de Zirndorf fut publié en traduction française par Albin Michel au tout début des années 1930. Ce livre est passionant à plus d'un titre par son approche de l'anti-sémitisme en Bavière abordé d'un point de vue juif et par sa description de la vie et des moeurs des communautés juives à la fin du 19e siècle.

Je l'ai découvert au détour de mes recherches sur le Roi Louis II de Bavière. Le roman se déroule pour sa deuxième partie en 1885 et 1886 et sa fin coïncide avec la mort du Roi en juin 1886. La mention du Roi n'apparaît qu'au chapitre 15 (sur 19); il y devient une figure importante du roman  jusqu'au chapitre 18 qui décrit son décès et les réactions populaires qui s'en suivirent. Le décès du Roi clôture pratiquement le roman. La description romancée des derniers jours du Roi est à ajouter aux nombreuses autres versions des terribles épisodes qui ont marqué la fin de la vie du souverain.

A la lecture, ce roman s'est avéré aussi passionnant qu'intéressant. A découvrir!

Présentation de l'auteur et de l'oeuvre par l'éditeur Pierre Jean Oswald dans son édition du livre en 1973  dans  la collection "La source de la liberté ou La solution intégrale"

Jakob Wassermann, l’un des romanciers allemands les plus considérables de notre siècle avec Hermann Hesse et Thomas Mann, qui ne cachait d’ailleurs pas l’admiration qu’il lui portait, est très injustement méconnu en France. Bien que  plusieurs de ses grandes œuvres, Etzel Andergast , Joseph Kerkhoven, Ulrique,  Christian Wahnschaffe, y aient  été traduites, seule L’affaire Maurizius , autre chef-d’œuvre, y reste couramment accessible. Jakob Wassermann, né à Fürth, ville industrielle de l’Allemagne, en 1873, dans une famille juive de condition modeste, eut, très jeune, à souffrir des préjugés raciaux. Il quitta volontairement l’Allemagne dès 1932, et mourut à Altaussee, en Autriche, en 1934, après avoir édifié une œuvre qu’il avait souhaitée comparable à celles de Balzac et de Dostoïevski qu’il se reconnaissait pour maîtres. Plus tard ses livres furent brûlés en place publique par les nazis.  Les Juifs de Zirndorf , son premier roman, paru en  1897, fut publié en France peu avant la deuxième guerre mondiale. Saisie par les nazis, cette première édition française disparut au point que l’éditeur n’en possède plus même un exemplaire d’archives. Le roman se compose de deux parties. La première, que Wassermann tenait pour un prologue au roman proprement dit, raconte la naissance, au XVIIe siècle, du village de Zirndorf à la suite d’une émigration des ]uifs provoquée par la nouvelle de l’arrivée en Terre Sainte du Messie, en réalité d’un faux messie, Sabbatai Zewi, émigration arrêtée par l’intervention armée de la police de Nuremberg, nonmloin de Fürth où se déroule, deux cents ans plus tard, la seconde partie qui imagine, sous les traits du ]uif Agathon Geyer, l’apparition d’un vrai Messie capable d’apporter lumière et joie au monde. La première édition du roman ne comportait que la seconde partie. Nous en publions l’édition intégrale avant de révéler d’autres œuvres, inédites en français, de cet écrivain essentiel, comme Das Gänsemännchen qui est en cours de traduction. Soulignons que l'année 1973 a marqué le centième anniversaire de la naissance de Jakob Wassermann.

Louis II de Bavière, personnage des Juifs de Zirndorf

La personnalité du Roi est présentée par le personnage de Jeannette, la fille d'un riche banquier qui refuse le mariage auquel veut la contraindre son père.  Elle se produit au cabaret Le septième ciel sous le nom de Louisania. Passionnée de danse et insatisfaite de sa condition,  elle se décide à tenter l'aventure de Paris. Dans une lettre à un soupirant resté en Bavière, elle écrit:

J'ai entendu parler ici d'un Roi, qui, paraît-il, vit parmi nous, un Héliogabale, misérablement méconnu, un fils du soleil.

Rentrée en Bavière, Jeannette annonce à Agathon Geyer qu'elle doit se rendre à la Résidence sur invitation du Roi qui souhaite la voir. Plus tard elle avouera à Agathon que c'était un mensonge:

- Maintenant, dit-elle, il faut que tu saches tout, pour qu’un être humain au moins sache ce que je souffre. Le roi ne m’appelle pas : c’est moi qui ai tout fait pour parvenir jusqu’à lui. Je n’ai reculé devant aucun détour, devant aucune ruse. C’est lui qui sera ma dernière médecine. Peut-être, là-bas, trouverai-je la guérison. Il émane de lui une fierté et une grandeur semblables à un ouragan couvrant tout le pays. Car, vois-tu, je m’ennuie. Je m’ennuie depuis que je suis au monde. Je m’ennuie quand je m’habille et quand je me pare, je m’ennuie pendant la plus belle promenade ensoleillée et devant le plus beau tableau du monde. [...]

Plus tard des bruits courent à Zirndorf  sur la présence de Jeannette auprès du Roi:

Nieberding avait recueilli des bruits étrangers au sujet de Jeannette, qui, disait-on, séjournait dans un des châteaux royaux. Partout, dans le peuple, l’agitation fermentait, touchant le sort du roi, une inquiétude qui s’accroissait tous les jours, une haine grandissante contre les ministres, contre la Cour, contre la famille du prince, car le peuple aimait ce monarque. Des gens qui n’avaient vu le roi qu’une fois dans leur vie ne pouvaient plus l’oublier. L’impression que produisait sa personne était si profonde que tous ceux qui le voyaient remportaient dans leur âme un quartier de noblesse. Il se tenait tellement en dehors de l'habituel du quotidien que le nimbe qui entourait ses actes le rendait inaccessible à la critique.

Jeannette fait venir Agathon à Munich et lui raconte ses rencontres avec le Roi:

Agathon se leva et s'approcha d'elle. Lorsqu'il la toucha, elle leva les yeux vers lui. Son contact paraissait la consoler. Elle lui serra la main. 

- Je croyais avoir perdu la raison, dit-elle en se passant la main sur le front. Assieds-toi près de moi, Agathon, je vais te raconter. Que c'est beau, que c'est bon que tu sois là et que je puisse te parler ! 

Et elle raconta. 

On l'avait amenée, comme il avait été convenu auparavant, dans un des châteaux royaux, où le monarque séjournait précisément. C'est avec une somptuosité inouïe qu'elle fut reçue dans ce palais, situé en pleine forêt. Elle avait l'impression que l'on voulait se servir de sa personne dans un dessein quelconque auprès du souverain, qui, depuis des années, se tenait à l'écart de toutes les femmes. Elle vit donc le roi. La passion qui devait la brûler dès ce moment la remplit dès le premier coup d'oeil. Il était d'une une stature assez grasse, mais en même temps gigantesque. Ses épaules étaient  si larges et si puissantes qu'elles avaient quelque chose d'écrasant pour tous ceux sur qui elles se penchaient. Son visage était extraordinairement pâle, ses cheveux étaient sans éclat, très noirs et aussi épais que l'herbe avant la moisson. Tout cela, pourtant, ne comptait pas en comparaison de ses yeux. D'un bleu profond comme les lacs de montagne, ils étaient pleins d'une expression irrésistible, d'un bleu puissant Il semblait qu'aucune souffrance ne leur eût été épargnée; qu'ils n'eussent laissé aucune beauté sans la refléter. Nul ne pouvait supporter de les considérer sans crainte. Ses vêtements étaient ceux d'un simple citoyen. Dans sa façon d'être, il y avait peu de majesté. L'inquiétude, la crainte de la persécution, la colère impuissante, l'amertume profonde le dominaient. 

- Il semblait se préparer quelque chose d'effrayant, poursuivit Jeannette. Tout le château, les domestiques, les officiers, tout était en mouvement, en précipitation, en attente. Dans la nuit, le roi arriva à la Résidence, dans un carrosse attelé de six chevaux, et des piqueurs munis de torches éclairaient la route. Il dédaigne l'usage du chemin de fer. Le matin - je n'avais pu dormir, mais j'étais restée à la fenêtre et j'avais laissé mon regard errer sur la forêt - le matin, il revint et l'inquiétude que j'avais remarquée en lui avait décuplé. Je l'observai de la fenêtre et je vis, lorsqu'il descendit de voiture, son corps gigantesque frissonner de froid. Un instant, j'eus l'impression qu'il allait s'effondrer comme sous un fardeau trop lourd. Les serviteurs couraient en tous sens, je crois qu'ils ne savaient pas pourquoi. Peu de temps après l'arrivée du roi, son aide de camp, qui était son ami et son confident, me conduisit à lui et me laissa seule avec lui. 

Jeannette garda longtemps le silence. Puis  elle reprit, d'une voix un peu plus haute 

- De ma vie, Agathon, je n'oublierai cette heure-là même si je devenais aussi vieille que la terre. Lorsque je pénétrai dans la salle qui étincelait d'or et de lumière, je sus que mon âme appartenait irrévocablement à cet homme et je baisai, en pensée, la main mystérieuse de destinée qui m'avait conduite à lui. Je sus que je pouvais mourir pour lui, que je mourrais pour lui, qu'il faudrait que je mourusse et que mourir n'était rien, en comparaison du bonheur d'être son esclave. 

« Qui t'a introduite ? » me demanda-t-il. Je ne trouvais pas de réponse. Ma langue ne m'obéissait pas. Tandis ce je le regardais, je tremblais de tout mon corps. « Tu es danseuse ? » - « Oui, sire.» - « Alors, danse.» Il se leva, appuya sur un bouton électrique et une musique retentit, aussi magique que la façon dont elle avait été provoquée. Il semblait que toute une forêt avec ses mystères se levât et se mît à chanter et à pousser des cris d'allégresse. Je dansai donc. Au début, ce fut comme si j'avais perdu connaissance et comme si je flottais sans vie, mais ensuite, une extraordinaire transformation se produisit en moi. Je ne sentais plus le sol ni l'air, et bien que ce fût une musique sur laquelle personne autre au monde, sans doute, n'eût réussi à danser, je sentais cependant qu'il y avait en elle tout ce qui s'appelle nerfs et mouvement. 

Le roi parut surpris. Ce qu'il y avait sur son visage de railleur, de méprisant et de sombre disparut. A la fin, il se plongea dans une profonde rêverie et ses yeux regardèrent douloureusement au loin. Lorsque la musique se tut, il se leva et me tendit sa main, que je baisai. « Qui es-tu ?» -  demanda-t-il. « Tout ce que Votre Majesté voudra faire de moi», répondis-je. Il tressaillit. « Majesté, Majesté, murmura-t-il, bientôt il n'y aura plus de Majesté. Bientôt, je ne serai plus qu'un chien devant une porte, un chien mendiant... Majesté ! Avoir chaque membre lié, chaque doigt ligoté, chaque mot sali, chaque geste déblatéré, c'est cela que tu appelles Majesté ! Au début, j'ai eu confiance dans le peuple. Mais l'âme du peuple est si profonde qu'il faut la chercher à genoux. Je me suis meurtri la tête aux murs de ce pays. Toutes ces mains que tu vois autour de moi ont employé leur temps à me salir. J'ai été dépouillé de mon pays, de mon peuple et de mes amis, et il faut que je me  taise: je n'ai même pas,le droit d'avoir la paix dans la solitude. J'ai été dépouillé de ma dignité, et tu m'appelles Majesté ! Quelle est cette majesté qui est obligée aujourd'hui de se courber devant un boutiquier devenu ministre en une heure de chance avec l'aide de ses beaux-frères et de ses tantes, et qui mange avec satisfaction son pain domestique et chrétien ! Belle majesté, qui est obligée de se sacrifier à l'Eglise et qui ne peut pas remuer un doigt sans les curés ! Si seulement j'étais mort dans ma jeunesse, lorsque je croyais encore être roi et posséder un peuple ! Si seulement j'étais mort ! Va-t'en, femme, laisse-moi. »

« Ce furent là ses paroles, Agathon. A la fin, sa voix était devenue rauque de colère et de honte. Ses yeux s'étaient encore agrandis et sa poitrine se gonflait comme sous un vent de bourrasque. Je ne pouvais plus entendre, plus voir, je suivis son doigt tendu et me précipitai au dehors. 

« Dans la salle qui menait à l'aile gauche du château et qui servait de salle d'audiences, je vis six ou huit messieurs distingués, avec des visages solennels, et quelques officiers. Ils me regardèrent avec surprise. C'était une députation de la noblesse, les envoyés de la cour. Ils voulaient ramener le roi « à la raison », Agathon. Bientôt après se passa quelque chose d'effroyable. L'aide de camp reçut l'ordre de ne laisser entrer personne et il se posta, l'épée à la main, devant la porte à deux battants. Il refusa l'entrée à la députation. Tandis qu'ils parlementaient violemment, le roi apparut sur le seuil de la porte. Il avait appelé le garde du château et les domestiques. L'un d'entre eux me dit que l'expression de son visage était si terrible que personne n'osait plus respirer, et qu'il n'était même pas question de parler. D'une voix distincte, le roi ordonna aux soldats de ligoter les membres de la députation et de leur crever les yeux.« Je suis encore le roi !» cria-t-il en levant la main. Les membres de la députation furent saisis d'une crainte indescriptible. Les soldats n'osèrent pas s'opposer à l'ordre reçu, mais ils n'osaient pas non plus obéir. Le roi ne se possédait plus. Il marchait de long en large comme un animal féroce, suant et soufflant, serrait les poings, il roulait les yeux, jusqu'à ce que son aide de camp réussit à l'emmener dans un des appartements contigus. Mais le roi fit fermer les trois portes qui ouvraient sur la salle et plaça devant chacune d'elle deux sentinelles baïonnette au canon. Les députés étaient dans une terreur mortelle. 

« La longue après-midi s'écoula ensuite sans que rien se produisît. On me dit que le roi était étendu sur un lit de repos, comme brisé. Le soir, un détachement à cheval arriva, sous la conduite d'un colonel. Il était porteur d'un ordre qui devait lui procurer accès auprès du roi. Un médecin l'accompagnait. Les députés furent remis en liberté. Peu de temps après, le roi monta en voiture et, en compagnie des cavaliers, il fut amené comme prisonnier au château de Berg, au bord du lac de Starnberg. C'est ainsi, Agathon, que les choses se sont passées. Je ne suis plus ce que j'ai été, je me suis perdue. Je ne sais plus ce que je dois penser, ce que je dois faire, mon coeur est comme rongé. Je ne pourrai jamais me remettre de ce que cet homme soit condamné à perdre son sang. Il était né pour la grandeur, pour la lumière et pour la beauté, et tous les démons de la nuit ont fait alliance pour le traîner dans la boue. 

Agathon regardait d'un oeil fixe la pièce qui s'emplissait d'ombre, Soudain, il recula d'un pas, tendit les mains et se mit à murmurer d'un air hagard. Il se tenait debout, et il vacillait. Il voyait devant lui le roi, avec le regard sombre  d'un animal traqué, et il le reconnaissait, bien qu'il ne l'eût jamais vu, sauf sur de mauvais portraits. Agathon voulait parler et n'y arrivait pas. Jeannette se précipita sur lui, saisit ses mains, scruta son regard, et, comme sous l'effet d'un signe étonnant, elle comprit tout, devint e11e-même voyante et il lui sembla qu'on l'appelait. Avec une hâte fiévreuse, elle jeta son manteau sur ses épaules et se précipita au-dehors. 

Agathon se ressaisit, soupira profondément et s'en alla. Dans la rue, il y avait partout des groupes qui se tenaient arrêtés, qui chuchotaient et qui discutaient. Devant les rédactions des journaux, des centaines de personnes attendaient les nouvelles, sans faire attention à la pluie qui les transperçait. Des milliers de gens se pressaient devant la Résidence, et personne ne s'écartait l'espace d'une seconde de sa place conquise à grand-peine. Tous savaient cependant que le roi n'était pas dans la ville. Les autorités avaient fait connaître qu'on avait dû déposer le roi, car il avait donné des signes importants et non équivoques d'aliénation mentale. Mais le peuple ne le croyait pas. Agathon fut bientôt au courant de tout, et une sauvage et aventureuse décision naquit en lui. Il se fit indiquer par des ouvriers le chemin qui conduisait au lac de Starnberg, et sans hésiter, bien qu'il n'eût pas encore mangé quoi que ce fût de la journée, il se mit en route. Il ne songeait pas à utiliser le chemin de fer ni un autre moyen de transport quelconque. Il avait le sentiment que ses pieds le porteraient là-bas beaucoup plus vite que n'aurait pu le faire n'importe quelle machine à vapeur. En dehors de la ville, il demanda encore à des apprentis ou à des paysans sa route, et bien que l'obscurité fût déjà venue, il ne fut pas effrayé en apprenant qu'il avait plus de cinq heures de marche à faire. Ce que la marche avait de pénible ne lui était pas conscient. Il ne se fatiguait pas. L'ardeur de son désir était tout entière dirigée vers une action. Arrivé à la limite de toute pensée et de tout raisonnement, seuls le dominaient encore des sentiments, des élans sourds mais puissants. Il voulait prendre la tête des paysans, au matin, et délivrer le roi. Jamais auparavant il n'avait ressenti, avec autant de netteté, qu'il était capable de communiquer à tous ceux qu'il approchait les impulsions dont il était plein. 

Tout alentour, la nuit sombre nourrissait son imagination. Nulle part n'apparaissait une lumière. La route ne se distinguait que par un faible reflet. La pluie tombait sais arrêt, avec un bruit monotone. Les champs et les forêts étaient silencieux. Souvent, il se trouvait à un carrefour, mais il poursuivait sa marche hardiment et sans se soucier de la bonne direction. Il savait qu'il ne se tromperait point. Pendant des heures, il traversa une garenne, où l'on entendait souvent des grondements et des bruissements mystérieux, mais rien ne pouvait le détourner ni l'effrayer. 

A la fin, dans un creux, apparut une couronne presque ininterrompue de lumières. C'étaient les bords du lac. Les yeux d'Agathon se mouillèrent de joie. En peu de temps, il fut dans la vallée. Tous les habitants du village où il arrivait étaient en mouvement. Dans chaque maison, la lumière brillait encore. Il entra dans le premier estaminet venu, plein de paysans en train de discuter passionnément, tandis que les femmes et même les enfants se tenaient dans la rue. A l'aspect des nombreuses personnes, des corps qui se tournaient et qui se tordaient sans but apparent, de la fumée qui sortait des pipes, des gravures et des murs qui semblaient rouillés par le temps, Agathon sentit soudain la fatigue de son corps d'une façon effrayante. Il lui semblait que sa peau le quittât. En même temps, il avait  l'impression de sombrer continuellement et de tomber à travers d'innombrables répétitions de la même salle. 

Les paysans devinrent attentifs. Le visage mortellement pâle d'Agathon exerçait sur eux 1e charme magique d'une apparition. Bientôt, ils l'entourèrent, et quelques-uns d'entre eux, qui avaient souri d'un air railleur, ne sourirent plus quand il commença de parler. Sa voix creuse et épuisé avait un son contenu, et elle remplissait cependant le local , elle avait quelque chose de sonore et d'aigu comme la lame d'un couteau. Son discours paraissait venir d'un être invisible qui le tenait enserré, car il ne faisait pas plus de gestes que si ses membres eussent été enchaînés. C'était la douleur et la colère du roi lui-même qui semblaient avoir conclu une alliance mystérieuse avec l'orateur, de ce roi qui était un martyr de sa charge et dont l'esprit, mais non le coeur, était devenu dément. 

L'effet des paroles d'Agathon, qui, pour lui-même, ressemblaient à un rêve fiévreux, agit sur les paysans d'une façon vraiment angoissante. Ils se mirent à crier, à tempêter, à monter sur les tables et sur les bancs, ils agitaient les mains, ils brisaient les verres et les vitres, ils portaient Agathon en triomphe, sur les épaules, de telle sorte que sa tête heurta le plafond, ils jetèrent à terre l'hôtelier qui voulait les calmer et, en peu de temps, la furie d'une ivresse bestiale se trouva répandue à travers tout le village. Un vieux paysan, dont un oeil était fermé, sacrait et hurlait sans arrêt, une sorte de colporteur ou de charretier brandissait une faux, rassemblait les jeunes gens autour de lui et voulait, avec eux, traverser le lac pour se rendre au château. Agathon, incapable de marcher, de parler ou d'agir, avait échappé à la mêlée et, les yeux avides, il était assis dans un coin de l'estaminet. Il était stupéfait, et il avait presque peur de cette admiration sans cause. Il fixait ses regards de l'autre côté, sur l'autre rive du lac, qui était fort éloignée et d'où l'on voyait scintiller, à travers l'aube qui se levait peu à peu, de faibles lumières. Il voyait aussi des clartés qui, dans une agitation continuelle, d'un point à un autre, dansaient comme des torches que l'on porte de-ci de-là. A ce moment retentirent, dans l'intérieur du village, des cris perçants, qui se répétèrent, se propagèrent et grandirent.

- Le roi est mort ! clama soudain une voix, juste devant la fenêtre où Agathon était assis. 
- Il est noyé ! cria une autre voix. 
- Noyé dans le lac ! fit une troisième. 

Agathon se leva, mais tomba aussitôt à terre d'un seul bloc. 

Le matin survenu vit la population paysanne se diriger en groupes dispersés vers le château royal, et l'on apprit que le cadavre du roi n'avait été trouvé dans le lac qu'une heure auparavant. Dans tous les villages des environs, les cloches sonnaient. Des milliers de paysans se tenaient sur la rive et devant le parc du château. Beaucoup demandaient qu'on les laissât entrer et, comme personne n'apparaissait, ils enfoncèrent la porte. Une effroyable agitation s'était emparée des esprits ; avec des faux, des gourdins, des pelles et des pioches, des groupes s'organisèrent, pour marcher sur la capitale et pour prendre d'assaut la Résidence. Vers midi, quelques régiments d'infanterie arrivèrent de la ville pour rétablir l'ordre. Un homme de stature gigantesque, qui s'était procuré, d'une façon incompréhensible, le texte d'une proclamation qui était le dernier acte accompli par le roi, alla, cette proclamation à la main, de village en village, de hameau en hameau, d'auberge en auberge, et il en relisait le texte infatigablement devant les habitants, d'une façon touchante et simple. Cette proclamation était la chose la plus éclatante et la plus émue qu'eût jamais créée l'âme désespérée d'un monarque. Elle est restée inconnue ; et il y avait des raisons de ne pas souhaiter sa diffusion. Le langage en était simple et clair, chaque mot était une profession de foi, une plainte, une accusation. Elle était dictée par un calme amer, il y avait en elle un feu violemment contenu, et jamais on n'a rendu au trône un meilleur service qu'en faisant disparaître ce dangereux document qui était né sur le trône. 

Dans la ville, tout le trafic du commerce et des métiers était arrêté. Les magasins et les écoles, les épiceries et les usines étaient fermés. Des drapeaux de deuil flottaient, et, pendant vingt-quatre heures, les cloches sonnèrent sans arrêt, dans un concert assourdissant. Des masses humaines agitées emplissaient les places, les rues et les églises ; aux fenêtres, on voyait des femmes hurlantes ; mais les hommes non plus n'avaient pas honte de pleurer. Le roi, qui, depuis quinze ans, ne s'était plus montré en public, dont la vie était un secret pour tout le monde, dont la fierté allait jusqu'à la rudesse, dont le mépris des hommes était redouté à la cour, le roi avait joui de l'amour de son peuple dans une mesure incomparable. 

Agathon s'en fut à travers les rues de la ville, seul et délaissé. Il se sentait malade et meurtri. Il lui semblait vain de vivre, de sentir, de vouloir comme il avait vécu, senti et voulu. Il lui semblait qu'il portât un coeur consumé dans la poitrine sombre, et dans un autre sens, plus écrasant, il prenait part au deuil du peuple. 

A ce moment, il passa devant une maison dont une des fenêtres du rez-de-chaussée était ouverte. A contrecoeur, par bravade, il s'arrêta, et, au bout d'un moment, il jeta ses regards dans une chambre misérable. Trois enfants s'y trouvaient et jouaient, trois beaux enfants. Ils jouaient un jeu banal et ils étaient seuls. Mais la façon dont ils se comportaient en jouant, sans pousser de cris d'allégresse, et pourtant avec une sorte de joie intérieure, la façon dont leurs yeux brillaient, la façon dont ils étaient contents d'eux-mêmes et satisfaits de la marche du jeu, qui se différenciait cependant bien peu de tous les autres jeux de tous les autres enfants, avait quelque chose de si chaud de si bienfaisant et de si libérateur, était en opposition si éclatante avec, le monde extérieur que cela vous touchait comme un morceau d'avenir dans le présent. Aussi Agathon soupira-t-il profondément et longuement. Son corps se mit à trembler comme sous les pulsation,. d'une vie nouvelle, et, souriant, il poursuivit son chemin.

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