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vendredi 11 août 2017

Pèlerinage à Tribschen, un article de Guy de Pourtalès à l'époque de l'inauguration du Musée Wagner

Un article de Guy de Pourtalès publié dans  Marianne : grand hebdomadaire littéraire illustré, Paris, le 12 juillet 1933, p.8. La photo représente le lac de Tribschen, sur les bords duquel se trouve la maison où vécut Wagner. (Photo Blanc).

Pèlerinage à Tribschen

où Wagner acheva les Maîtres-Chanteurs, le Crépuscule des Dieux et Siegfried!

La ville de Lucerne, sous l'heureuse impulsion de son président, le conseiller national Dr Zimmerli, vient d'inaugurer, pour commémorer le cinquantenaire de la mort de Wagner, le musée de Tribschen.

Comme peut-être on s'en souvient, Tribschen est cette vieille propriété située sur le lac de Lucerne, où Richard Wagner échoua en 1866, quelques mois après s'être expatrié d'Allemagne pour la seconde fois. Le mirage de Munich venait de prendre fin. Louis II de Bavière n'avait pas osé soutenir son maître aimé contre l'animosité populaire et le grand compositeur était venu chercher refuge dans cette Suisse libérale et hospitalière, où il avait déjà vécu dix ans. Mais cette fois, il était riche d'une pension tirée sur la cassette royale ; il était célèbre et presque heureux, puisque Cosima de Bülow était à la veille de tout quitter pour le suivre. Aussi Tribschen lui apparut-il comme le port sauveur où il allait pouvoir enfin réaliser ses deux grands rêves : se remarier pour fonder une famille, et achever dans la sérénité de son âge mûr son œuvre musicale.

Et de fait, Tribschen fut, pour le Hollandais Volant, une escale essentielle où il s'attarda six ans. « "Personne ne me sortira plus d'ici", dit-il en s'installant dans cette demeure confortable, d'où la vue s'étend sur un théâtral décor de lac et de montagnes qui évoque la nacelle de Lohengrin et le rocher de la Walkyrie.

Pour cet habitué des déménagements à la cloche de bois, six ans, c'était un bail énorme. Et si Wagner, en 1872, quitta sa retraite pour rentrer en Bavière, ce fut alors de son plein gré, afin de fonder le temple de Bayreuth. Tribschen, toutefois, ne sortit jamais de son cœur. C'est ici qu'il se maria avec Cosima Liszt; c'est ici qu'il acheva les Maîtres-Chanteurs, le Crépuscule des Dieux, le 3e acte de Siegfried et la Siegfried-Idylle. C'est à Tribschen que naquirent sa fille cadette, Eva, et son fils unique, Siegfried. C'est à Tribschen, enfin, qu'il reçut la première visite de Nietzsche, et que se noua entré eux une amitié rare, et bientôt dramatique. Si elle se termina par une inimitié célèbre, elle n'en marque pas moins un repère important dans l'histoire intellectuelle et morale du XIXe siècle.

Tribschen est donc un lieu de pèlerinage chargé de souvenirs. C'est ce qu'ont compris les édiles de Lucerne lorsqu'ils décidèrent le rachat de cet ermitage illustre. Et ils l'ont aménagé avec un goût rare et discret. On y a rassemblé quelques reliques fameuses : le piano d'Erard, sur lequel Wagner composa Tristan, le béret en velours du maître, sa veste de travail, nombre de lettres, de portraits, de photographies qui permettent de reconstituer sa vie familiale, son entourage immédiat, de revoir le visage de ses amis et de ses serviteurs. C'est toute l'intimité du génie, et le visiteur n'y saurait entrer sans émotion. Pièce capitale : voici le manuscrit de la Siegfried-Idylle, ce morceau rare, presque debussyste déjà, que Wagner fit jouer dans l'escalier de sa maison pour l'anniversaire; de la naissance de sa femme. L'orchestre de Lucerne le rejoua pour ses hôtes, en ce jour commémoratif, dans la pièce même où il fut composé.

Au premier rang de l'assistance, on voyait Mme Eva Chamberlain, fille cadette de Wagner, laquelle naquit entre ces murs. Et le soir, dans la salle de concerts du Kursaal, le comte Gilbert de Gravina, petit-fils de Hans de Bülow et arrière-petit-fils de Liszt, conduisit avec une sensibilité extrême et une admirable largeur, trois fragments des opéras de son oncle Siegfried Wagner, puis le Voyage sur le Rhin (du Crépuscule), la Mort d'Isolde et l'ouverture des Maîtres-Chanteurs. Il est vrai que ce jeune chef a de qui tenir.

Espérons que nos associations musicales l'inviteront à venir, dès la saison prochaine, diriger un concert à Paris. Ce serait une belle revanche pour l'européanisme (encore si contesté outre-Rhin) de Wagner et de sa descendance directe ou collatérale.

Et une intéressante démonstration de ce que peut obtenir, lorsqu'il est supérieurement dosé au génie germanique, notre vieux génie latin.

Guy de Pourtalès.

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