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mercredi 30 août 2017

La question de Parsifal: en 1905 Amsterdam emboîtait le pas à New York

Richard Breitenfeld (Amfortas)
De 1905 à 1908, Amsterdam connut quatre représentations privées de Parsifal, organisées de manière privée par la Wagner-Vereeniging, qui en avait déjà auparavant donné des extraits. La première de ces représentations eut lieu le 20 juin 1905 au Théâtre de la Ville d'Amsterdam.

La Revue musicale de Lyon en évoquait le projet dans sa publication du 15 janvier 1905. Un an plus tard, Pierre Lalo assista à une représentation à Amsterdam de 1906, dont il fit le compte-rendu dans le feuilleton du quotidien parisien Le Temps du 30 juin 1906.

Le Monde artiste du 19 mars 1905 reproduisait le communiqué de protestation contre les représentations amstellodamoises rédigé par M. von Rosenberg au nom de l'Association Richard wagnérienne.

Nous retranscrivons ici ces trois articles:

Revue musicale de Lyon du 15 janvier 1905

Le Wagner-Verein d'Amsterdam se propose de jouer prochainement Parsifal, malgré l'interdiction des héritiers de Wagner. Abstraction faite de la situation exceptionnelle de la Hollande qui n'a pas adhéré à la convention de Berne, le Wagner-Verein néerlandais conteste absolument aux héritiers de Wagner à Bayreuth le droit de s'opposer à la représentation de Parsifal à Amsterdam. Le Wagner Verein néerlandais est une Société privée et les représentations qu'elle donne quatre fois par an au Théâtre communal d'Amsterdam ne sont ouvertes qu'aux seuls membres de la Société. Le Wagner-Verein est uniquement fondé dans un but artistique sans préoccupation de bénéfices financiers, bien au contraire, car cette Société s'impose tous les sacrifices nécessaires, et ses membres comblent souvent des déficits assez considérables. Il n'y aura donc à Amsterdam, au mois de juin prochain que deux représentations de Parsifal, entièrement réservées aux membres de la Société. M. Viotta, le directeur du Wagner Verein, en faisant représenter Parsifal à Amsterdam, ne croit pas agir contre les dernières volontés de Wagner, et s'il s'est décidé à monter ce chef-d'oeuvre, c'est parce qu'il a appris que M. Conried, directeur de l'Opéra de New-York, avait l'intention de faire représenter prochainement Parsifal en Europe, dans tous les pays qui n'ont pas adhéré à la convention de Berne.

Le Monde artiste du 19 mars 1905

L'association Richard wagnérienne, par l'organe de la direction centrale (M. von Rosenberg), proteste contre la représentation de Parsifal à Amsterdam.

Voici un extrait de cette protestation :

« M. le Dr H. Viotta, le directeur artistique de l'association wagnérienne d'Amsterdam, se propose de donner une représentation de Parsifal en Hollande.
« C'est un homme instruit, un artiste incomparable. — Il a lu les écrits, il sait la façon de penser de Richard Wagner. Il s'est toujours efforcé de rendre le plus possible de services à l'art wagnérien. Il prétend encore aujourd'hui respecter l'esprit du maître.
« Il nous est difficile de le croire. Nous savons en effet que le Dr Viotta connaît parfaitement le désir exprimé par Richard Wagner, à savoir que Parsifal doit toujours rester purement et simplement l'apanage de Bayreuth.
« Pour empêcher cette représentation, nous faisons appel au sentiment de haute estime dans lequel est tenu Wagner. Tout le monde connaît à cet égard la volonté et le désir des héritiers du maître. Nous en appelons à la nation allemande toute entière.
« Nous espérons encore qu'au dernier moment le Dr Viotta reviendra sur sa décision.

Un journal allemand de critique musicale fait à ce sujet les réflexions suivantes: 

Les éminents artistes qui ont signé la protestation ci-dessus font montre d'un esprit beaucoup trop chauvin.
L'oeuvre de Wagner n'est le monopole ni de Bayreuth, ni de l'Allemagne. Elle appartient à l'humanité tout entière. Wagner, il est vrai, a exprimé le désir que Parsifal reste exclusivement la propriété de Bayreuth. Il manifesta d'ailleurs les mêmes intentions pour ses autres ouvrages. Le. motif de ce désir reposait sur cette idée que les théâtres autres que Bayreuth ne pouvaient que déformer et dénaturer son oeuvre en l'interprétant.
Mais dans la pensée du maître, Bayreuth est partout où son oeuvre peut être exécutée dans le véritable sens de l'esprit wagnérien.
Il n'est donc pas équitable, à notre point de vue, que l'association wagnérienne s'offense d'une exécution de Parsifal à Amsterdam.
Logiquement elle devrait s'insurger également contre les représentations du Ring dans les autres théâtres allemands, surtout contre les auditions de fragments de Parsifal, joués dans les concerts.

Feuilleton du Temps du 30 juin 1906

LA MUSIQUE 

Théâtre de la ville d'Amsterdam: Parsifal, de Richard Wagner.

Parsifal hors de Bayreuth, Parsifal sur une scène ordinaire, malgré la volonté de Richard Wagner, malgré la résistance de sa veuve: ce spectacle, qui n'est point commun, vient de nous être donné par une société musicale de la ville d'Amsterdam. Jusqu'ici, l'Amérique seule avait bravé les anathèmes de Wahnfried, et les procès plus redoutables que les anathèmes. Mais l'Amérique est si loin, et les Américains si étrangers à l'art; le Metropolitan Opera de New-York est si peu soucieux de servir la musique, et si uniquement ambitieux de montrer des «attractions et d'organiser des exhibitions «sensationnelle »; les Yankees ont pour les droits des habitants du vieux monde un si parfait mépris; toute cette aventure était si manifestement affaire de réclame, de commerce, et un peu de piraterie, qu'il était impossible d'y prendre le moindre intérêt. Les représentations d'Amsterdam sont tout autres. Point de commerce du tout; et point du tout de réclame. Une association d'amateurs décide de représenter Parsifal; tous les frais de la représentation sont supportés, toutes les places de la salle sont louées par les membres de l'association: à peine si un petit nombre d'entre elles peuvent par exception être cédées à des personnes étrangères à Amsterdam et à la Hollande elle-même. Aucun billet mis en vente; aucune affiche apposée dans la ville: une entreprise privée, fermée, n'ayant d'autre objet que de mettre à la portée de quelques amis fervents de la musique un chef-d œuvre ordinairement inaccessible. C'est la façon d'agir la plus discrète et la moins nuisible aux intérêts de Bayreuth. Mme Cosima Wagner s'est pourtant opposée de toutes ses forces aux représentations d'Amsterdam. Mais comment empêcher des représentations qui ne sont point publiques? Comment empêcher des gens de se donner Parsifal en spectacle, chez ̃eux et pour eux? Mme Wagner a donc échoué dans son opposition. Qu'elle ait eu tort ou raison de la faire, c'est ce que nous rechercherons tout à l'heure. Mais en tout cas, il faut louer Amsterdam de posséder une société musicale .assez puissante, assez dévouée à l'art pour assumer la lourde charge de telles représentations ̃et il faut l'envier aussi. Paris est "plus grand qu'Amsterdam; il n'a jamais pu en faire autant.

Vous pensez bien que je n'ai pas l'intention de vous parler de Parsifal comme si je venais de le découvrir, de vous le conter par le menu, et de vous en faire une exégèse solennelle. Il est trop tard le temps de ces exercices est passé, et vous n'y rendriez pas plus de plaisir que moi. Je voudrais seulement noter quelle est, après un long intervalle pendant lequel nous avons commencé de nous affranchir du sortilège wagnérien, l'impression que nous produit aujourd'hui Parsifal, ce qui en lui nous touche moins qu'autrefois et ce qui continue de nous émouvoir comme jadis, ce qu'il contient de formes périssables et ce qu'il garde de beauté vivante, ce qui a passé et ce qui demeure. Epreuve qu'il est utile de subir de temps en temps; épreuve redoutable à nous-mêmes, ainsi qu'aux œuvres que nous avons le mieux aimées; épreuve qui nous renseigne à la fois sur la valeur réelle de ces oeuvres et sur celle de nos idées d'antan, sur l'évolution de l'art et sur les variations de nos esprits. Certes Parsifal sort victorieux de l'épreuve; je n'en al jamais douté, ni vous non plus. Mais il n'en sort pas sans blessures; et cela est assez mélancolique. Ces blessures, c'est le poème et le drame qui les reçoivent toutes. Je ne veux pas parler des longueurs qui les encombrent, longueurs terribles, longueurs vaines, que nous déclarions autrefois nécessaires, et dont l'inutilité nous apparaît évidente aujourd'hui; je ne veux pas parler de cette manie incommode qu'ont les personnages wagnériens de dire toutes choses point par point, sans rien omettre, sans rien abréger, ne craignant jamais de répéter une fois de plus ce qu'ils ont déjà dit vingt fois, commençant leurs récits à l'origine du monde et ne passant au déluge qu'à regret: manie allemande d'insister sur tout et de donner à tout la même importance, survivance étrange, dans le poète qu'était Wagner, des habitudes d'esprit d'un Herr Proeéssor. Je ne me plaindrai point de la durée mortelle et du vide plus mortel encore du premier tableau, des récits interminables du bon Gurnemanz, faisant aux jeunes écuyers du Graal et au public une consciencieuse leçon sur le calice sacré, sur la lance divine et sur le sanctuaire du Montsalvat, à quoi il mêle les histoires à dormir debout de Klingsor et de sa mutilation volontaire. Je ne me plaindrai point des discours sans fin de Kundry, entreprenant de séduire Parsifal avec des narrations. Je ne me plaindrai point de la lenteur de tous les dialogues. Il est vrai que naguère je ne la sentais pas, et que je la sens aujourd'hui. Mais si c'est un défaut, ce n'est qu'un défaut de forme et de surface; et la musique pour laquelle ont été faits ces dialogues trop longs a en elle assez de beauté et de vertu pour les faire souvent paraître courts.

Non. Ce qui tenant excède et ennuie dans le poème de Parsifal, c'est ce qui jadis y paraissait le plus admirable, c'est le symbolisme philosophique. Au temps où la magie du wagnérisme avait sur nous tout son empire, quel culte n'avons-nous pas eu pour ces œuvres aussi pleines d'idées que d'émotions, pour ces œuvres d'où l'on pouvait tirer une métaphysique, une théologie, une morale, un système complet du monde et une doctrine de vie? Hélas! vingt années ont passé, et les idées wagnériennes ont passé avec elles; et nous reconnaissons que ce qui passe, ce qui date le plus dans une œuvre d'art, ce sont précisément les «idées», éphémères et superficielles modes de l'esprit, analogues aux modes des vêtements, et que ce qui subsiste, ce sont les émotions, fonds éternel de l'humanité. Nous voyons avec chagri ncombien, dans les drames wagnériens en général, et dans Parsifal en particulier, l'idée nuit à l'émotion. Aujourd'hui que la révélation wagnérienne n'occupe plus tout notre esprit, aujourd'hui qu'après un retour aux œuvres et aux principes plus simplement et plus fortement humains du génie classique, nous entendons de nouveau Parsifal, nous y constatons la vanité de tout ce qui n'est pas humanité et émotion. Que nous importe la théorie de la régénération du monde par la pureté?  Que nous importe que Parsifal soit l'expression exacte et complète des doctrines philosophiques et religieuses de Wagner à la fin de sa vie? Qu'est-ce que toutes ces choses ont à voir avec une œuvre d'art, avec un drame musical? Quelle est cette ambition, cette présomption de vouloir tout mêler, tout unir, tout embrasser? Etre moraliste en musique et théologien au théâtre, faire la leçon à 1'univers, montrer aux générations futures les voies où elles doivent entrer, ce symbolisme agressif, cette idéologie menaçante, que tout cela est agaçant, fatigant, inutile et faux De quel poids mort nous paraissent aujourd'hui accablés ces drames qui nous ont semblé jadis remplis de force vive! Si vous voulez vous en convaincre, relisez les pieux commentaires de M. Houston Stewart Chamberlain, en qui nous vîmes jadis, avec tant de respect et d'envie, le meilleur prophète du dieu nouveau, le plus fidèle interprète de sa pensée et le plus sûr dépositaire de sa doctrine. Je suis d'ailleurs encore persuadé qu'il méritait tous ces titres, et que ses livres sur le drame wagnérien étaient des expressions parfaitement exactes de la conception du maître. Mais que cette conception, qui nous transportait naguère d'enthousiasme, nous laisse aujourd'hui indifférents, et que les sublimes guide-ânes de M. Chamberlain nous semblent désormais oiseux! Et d'ailleurs, il n'est pas besoin de relire M. Chamberlain; il suffit de regarder en nous-mêmes. Qui de nous n'a pas fait sa petite théorie sur les drames de Wagner, et sur les personnages de Wagner? Moi aussi, j'ai eu des idées sur Parsifal, sur Kundry et sur Klingsor. J'ai comme tout le monde essayé de trouver un sens et une raison dramatiques à ce fantoche extravagant de Klingsor, qui, non content d'avoir maudit l'amour en son cœur comme Alberich, a voulu l'anéantir dans son corps, qui, selon l'expression pudique de Gurnemanz, « a porté sur lui-même une main sacrilège », et qui a conquis par là une puissance surnaturelle. Pourquoi, justes cieux, pourquoi ? A quoi bon cette conception bizarre? A quoi bon cet eunuque infernal? Alfred Ernst lui-même s'embrouillait quand on l'interrogeait là-dessus. Et que n'ai-je pas jadis aperçu de profondeurs et de beautés dans le personnage de Kundry, l'un des plus mal équilibrés, des moins logiques et des moins vivants que Wagner ait inventés, de Kundry,  "l'Innommée, la Tentatrice originelle, la Rose de l'Enfer", ainsi que l'appelle Klingsor ? Que n'est-elle une femme tout simplement? C'est sans doute ce qu'elle était d'abord l'être de séduction et de volupté qui détourne les héros de la vertu. Mais cette conception était trop unie et trop banale pour Wagner; je conviens d'ailleurs qu'il n'avait pas tout à fait tort; il l'a donc raffinée et compliquée autant qu'il a pu. Inspiré par ce faux goût de la profondeur et de l'enflure philosophique qui est une des tares les plus graves du génie romantique allemand, il a placé Kundry hors du temps et de l'espace, il a introduit dans son personnage une foule d'idées et de symboles. Kundry n'est plus une femme particulière, elle est l' «éternel féminin », comme de juste; «elle a été Hérodias, et quoi encore ? » dit Klingsor. Oui, quoi? Elle a assisté à l'agonie du Christ, et elle a ri de ses souffrances; mais les yeux de Jésus se sont fixés sur elle, et depuis ce jour, « elle erre de monde en monde pour rencontrer de nouveau son regard » et pour être enfin pardonnée. Elle est dévorée par le remords, elle aspire désespérément à la rédemption elle sert le Graal comme une esclave; et en même temps, elle obéit à Klingsor, elle séduit Amfortas, elle s'efforce de séduire Parsifal, elle travaille de tout son pouvoir à la ruine du Graal. Et tout cela représente la fatalité, qui pèse sur la femme, condamnée par une illusion funeste à chercher la rédemption dans l'amour, perdant autrui en se perdant elle-même, se repentant de sa faute et y retombant sans cesse. Quelle émotion, quelle humanité peut avoir ce personnage double, abstrait, glacial et faux? Il n'y a rien de vivant, rien de touchant en lui; ce n'est qu'une construction mécanique, une sorte de moulin à symboles.

Tout dans Parsifal n'est assurément pas de cette désolante inanité. Le personnage de Parsifal lui-même et celui d'Amfortas ont un sens, une vie, une émotion véritables. La scène merveilleuse et profondément lyrique de l'Enchantement du vendredi saint saisit aujourd'hui comme autrefois. Parsifal a accompli sa mission sainte il touche au terme de son épreuve il est digne de revenir vers le Graal. Tant que sa tâche n'a pas été achevée, il a vécu enfermé, muré en lui-même, ignorant tout ce qui n'était pas son œuvre et son action. Maintenant il s'arrête, il se repose, il défait son heaume et son armure, ses yeux et son cœur s'ouvrent à la fois. Alors il voit autour de lui la beauté de la nature et de la vie, la douce félicité des choses le pénètre de tendresse et de joie: émotion simple, émotion vraie, émotion humaine, dont Parsifal nous offre l'expression embellie, agrandie, et portée au sublime. La douleur d'Amfortas n'est pas moins humaine que le ravissement de Parsifal: le désespoir de l'homme qui a failli, failli si gravement qu'il ne peut oublier un moment sa faute, et que chacun de ses actes avive son remords; cette torture intime et sans merci, la plainte du roi du Graal et la plaie toujours saignante'à son flanc l'expriment avec une force et une clarté frappantes. Symbole, sans doute, mais symbole immédiat, symbole qui est image|directe et fidèle du sentiment, non une abstraction de littérature ou de philosophie. Le drame où ces personnages sont mêlés garde en plusieurs de ses parties une grandeur souveraine. Si le tableau initial du premier acte paraît fastidieux, le second, celui de la Cène, a tout à la fois une magnificence décorative et une profondeur tragique extraordinaires; et si le second acte semble aujourd'hui tantôt d'une banalité parfaite, tantôt d'une bizarrerie et d'une complexité arides et déplaisantes, le troisième acte tout entier est admirable.. Les épisodes qui le composent, le retour de Parsifal au Montsalvat, le baptême qu'il reçoit de Gurnemanz, l'Enchantement du vendredi saint, le cortège funèbre de Titurel, la guérison d'Amfortas, la cérémonie triomphale du Graal forment une suite de tableaux d'une noblesse et d'une émotion incomparables. Rien ici n'a faibli, rien n'a changé; la pure beauté de ce dénouement ne semble pas pouvoir être altérée par les ans.

Quant à la musique, que vous en dire qui ne soit pas ce que vous savez aussi bien que moi ? C'est elle surtout qui n'a pas changé, elle que rien ne semble pouvoir atteindre; elle transfigure le poème, elle en efface les défauts, elle ranime de sa vie, elle l'illumine de son rayonnement. Parsifal est à mon gré la plus belle œuvre musicale de Wagner. La musique de la Tétralogie mêle en elle tous les styles et toutes les formes, et elle pèche souvent par grandiloquence romantique; celle de Tristan, prodigieux torrent de passion, roule confondus en elle bien des éléments impurs. Seuls, les Maîtres chanteurs, pour la Beauté de la matière dont ils sont formés, peuvent approcher de Parsifal. Mais ils sont d'un art un peu trop copieux, trop lourd et trop riche: il y a, en eux de la surabondance et de l'excès. Dans Parsifal, tout cela s'est condensé, concentré, épuré. La substance n'a pas moins de plénitude et de force, mais tout ce qui était accessoire et superficiel a disparu; il ne reste que l'essentiel. C'est l'oeuvre d'un génie en pleine possession de soi-même, élevé par l'expérience et l'âge à la connaissance absolue de son art, et qui le saisit dans son principe. Jamais il n'a eu tant de sûreté, d'autorité ni de noblesse. Tout ici est plus mûr, plus grave, plus large, plus grandement conçu et exprimé. C'est le style le plus sobre le plus serré, le plus profond, le plus puissant. Aucune déclamation, aucune emphase, aucun fracas une justesse souveraine, une simplicité sublime. Rien n'est plus savamment composé, rien ne fait moins étalage de savoir; nulle part la recherche du travail musical n'est plus grande, nulle part elle n'est plus discrète et plus contenue. Cette communion du métier et de la pensée, cette soumission de l'art le plus consommé au sentiment et à l'esprit, ce sont des qualités que les plus grands maîtres n'ont pas toujours possédées; grâce à elles, Parsifal atteint à une beauté particulièrement haute, à cette idéalisation de toutes choses qui est la forme la plus parfaite de la vérité. La douleur d'Amfortas, l'Enchantement du vendredi saint, les deux tableaux de l'Adoration du Graal sont des modèles presque miraculeux d'expression austère et pleine, harmonieuse et forte. Cela vit d'une vie intime, d'une vie supérieure; cela a tout à la fois une sérénité poignante et un pathétique recueilli à quoi rien ne se peut comparer les plus illustres drames musicaux, et ceux de Wagner eux-mêmes, paraissent des œuvres extérieures, à côté de cette concentration unique de l'âme et de l'art d'un grand homme- Mais à quoi bon écrire ces choses, et vous parler de la musique de Parsifal? On ne peut que répéter ce que tout le monde en a dit. Et d'ailleurs il faut l'entendre, et l'aimer tout le reste est silence.

L'interprétation que la Wagner-Vereeniging d'Amsterdam a donnée de Parsifal a été fort belle en son ensemble. Des chanteurs renommés d'Allemagne et d'autres lieux y prenaient part: M. Breitenfeld, un Amfortas expressif, douloureux et tragique; M. Blass, un Gurnemanz noble et ému, plus onctueux à la vérité qu'il ne serait nécessaire M. Kromer, un Klingsor vigoureux et véhément; M. Forchhammer, un Parsifal chaleureux et intelligent, mais quelque peu écrasé par son formidable personnage. Le rôle de Kundry était tenu par Mme Litvinne, qui m'y a fait grand plaisir. La plupart des défauts que l'on peut reprocher à Mme Litvinne lorsqu'elle interprète la musique de Gluck disparaissent dans la musique de Wagner. Les respirations trop fréquentes par lesquelles elle coupe la ligne suivie des mélodies classiques sont sans inconvénient dans la déclamation wagnérienne, beaucoup plus fragmentée; et les faiblesses de son style y deviennent moins apparentes. Elle retrouve alors tout l'avantage de ses admirables qualités naturelles la splendeur de sa voix, la vaillance et l'abondance sonores de son chant, la justesse infaillible de son intonation (mérite peu commun, et dont, je vous assure, on sentait l'autre soir le prix singulier). C'est ainsi qu'elle a été jadis une Iseult excellente c'est ainsi qu'elle est à mon gré plus excellente encore en Kundry, à qui la passion profonde est moins nécessaire. Les soli et les chœurs des Filles-Fleurs ont été chantés de façon merveilleuse; on ne peut exécuter cette scène d'une difficulté célèbre avec une mesure, une justesse et une souplesse plus achevées. Pareillement, les chœurs des chevaliers ont été parfaits; nos choeurs parisiens sont loin de cette perfection. M. Viotta, qui dirigeait l'orchestre, s'est acquitté à son honneur d'une si redoutable tâche: il n'a manqué ni d'émotion, ni de gravité, ni de recueillement. Quelques mouvements, il est vrai, m'ont surpris. Et je n'ai pu m'empêcher de songer à  l'interprétation prodigieuse de l'oeuvre qu'Hermann Lévi donnait de Parsifal, à sa noblesse, à sa profondeur, à son intensité sublimes de sentiment. Mais qui donc, pour diriger Parsifal, remplacera jamais Hermann Lévi? Je n'ai plus à faire, sur l'exécution d'Amsterdam, qu'une observation générale. On a chez nous l'étrange habitude de croire que la musique de Wagner doit faire beaucoup de bruit: nos orchestres la jouent à tour de bras, couvrent impitoyablement les voix, et font si bien qu'ils ne laissent parvenir à l'auditeur ni une syllabe du texte ni une note du chant. A Amsterdam, on a manifestement l'opinion contraire. L'orchestre n'est pas seulement enseveli dans la "fosse mystique": cette fosse est recoùverte d'un appareil compliqué de toiles et d'étoffes. On entend les chanteurs mais on n'entend qu'eux; la sonorité de l'orchestre s'éteint sous tant de voiles. Toute énergie d'accent, toute vie des timbres sont ainsi étouffées; on dirait presque une musique de scène. Le bon parti est entre ces extrêmes. Et la vérité, c'est que la juste proportion entre l'orchestre et les voix ne doit pas dépendre de dispositions matérielles, d'étoffes, de toiles, ni même de fosses, mais de l'esprit et de la volonté du chef. J'ai entendu à Berlin, il y a deux ans, une représentation des Maîtres chanteurs dirigée par M. Richard Strauss. L'orchestre, à l'Opéra berlinois, ne s'abrite pas au fond d'un souterrain; il est au niveau du parterre, comme chez nous. L'exécution était la plus minutieuse, la plus exacte dans le détail, et aussi la plus vivace, la plus incisive dans l'expression qui se pût rêver. Il ne manquait pas un thème, pas un dessin secondaire, pas un contre-sujet; pas un accent non plus, pas un élément de force et de vie. Cependant cet orchestre si riche et si plein ne couvrait pas les voix, ne nous faisait pas perdre, un seul mot de ce que disaient les chanteurs; c'était vif, léger et limpide comme une eau courante. La pensée et l'action d'un chef véritable avaient mis partout l'ordre et la mesure, fixé par des nuances fines et précises l'équilibre nécessaire des sonorités. Voilà comme il faut diriger l'orchestre voilà le principe et l'exemple ont il faut s'inspirer.

Et maintenant, quelle conclusion peut-on tirer, de cette expérience Parsifal hors de Bayreuth? La conclusion n'est point douteuse quand Wagner prescrivait que seul entre tous ses ouvrages, celui-là demeurât attaché à Bayreuth pour toujours, il voyait juste, et savait ce qu'il faisait. Parsifal n'est pas semblable aux autres drames wagnériens. L'esprit presque religieux; dont il est inspiré veut chez les spectateurs, pour qu'une entière communion se fasse, un état d'esprit pareillement religieux. Et pour engendrer un tel état d'esprit, il n'est pas trop du voyage lointain, du pèlerinage vers le lieu sacré qu'est cette petite colline de Franconie, où un homme de génie réalisa son œuvre. Je viens de voir Parsifal à Amsterdam, dans une représentation presque intime, devant un public choisi, un public merveilleusement silencieux, attentif et convaincu, un public pénétré de respect et de piété. Il n'importe: sur cette scène qui n'est point celle pour laquelle il a été créé, Parsifal prenait des airs d'opéra. Qu'on le produise dans des représentations ordinaires et devant des publics quelconques: il sers, un opéra comme un autre. Essayer d'imaginer Parsifal au Grand Théâtre de Marseille, ou bien à celui de Dijon: ce serait, pour lui, succomber aux maléfices de Kundry; ce serait une nouvelle déchéance du Graal. Le maître du Graal a bien parlé: Parsifal doit rester au Montsalvat.

Pierre LALO.

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