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jeudi 6 juillet 2017

Les Stigmatisés de Franz Schrecker en ouverture du Festival d'opéra de Munich 2017

 John Daszak (Alviano Salvago) , Kitty Kokett et le public reflété
Crédit des photos: Wifried Hösl

Franz Schrecker était, jusque il y a peu à près inconnu dans l'Europe non germanophone; il occupa cependant de son vivant une place considérable dans la musique de l'Europe Centrale. Ses opéras, Der ferne Klang (Le Son lointain, 1912) et  Die Gezeichneten (Les Stigmatisés, 1918) et Der Schatzgräber (le Preneur de Trésor, 1920), furent fréquemment représentés en Allemagne et en Autriche. C'est avec Le son lointain que Schreker accéda à la renommée, dès la première, alors unanimement saluée par la critique. Schrecker occupa le devant de la scène allemande avec Richard Strauss sous la République de Weimar. 

L'origine de Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) vient d'une commande d'Alexander von Zemlinsky à Schreker, qui lui demanda de composer un livret sur la tragédie d'un homme laid. Pour ce faire, Schreker s'inspira de la nouvelle d'Oscar Wilde, L'Anniversaire de l'Infante, qui lui avait déjà inspiré une suite chorégraphique, composée en 1908. Cependant Schreker s'enthousiasma à un point tel pour son livret qu'il renonça à la commande de Zemlinsky pour composer lui-même un opéra.

Die Gezeichneten, un drame artistique hautement politisé qui mène une réflexion en profondeur sur les rapports entre l'humanité et l'art, avait connu sa première munichoise en 1919, et, malgré son succès, n'avait plus été l'objet d'une nouvelle mise en scène depuis cette époque dans la capitale bavaroise. L'Opéra de Lyon, lors de son festival 2015, avait fait découvrir l'oeuvre au public français dans une production qui avait connu un énorme succès.

L'argument

L'action se déroule à Gênes au 16e siècle. Alviano, un "homme éléphant" affecté de déformations physiques congénitales graves, dispose d'une immense richesse qu'il a notamment affectée à l'édification d'une cité idéale sur une île proche de Gênes dont il a la propriété et qui répond au nom de l'Elysée. Les nobles gênois, à qui Alviano a donné libre accès à son île, l'utilisent à son insu pour s'y livrer à des orgies sexuelles avec des jeunes filles de la bonne société enlevées à leurs familles. Alviano, hanté par sa propre laideur, ne se rend jamais sur son île paradisiaque et décide de l'offrir à l'Etat gênois pour qu'il l'ouvre au peuple, extrêmement démuni. Les nobles, dont le chef de file est le Comte Andrea Vitellozzo Tamare, inquiétés dans leurs turpitudes, en sont évidemment alarmés.

Lors d'une fête organisée par Alviano dans son palais, le Podestat de Gênes fait part du grave souci que lui cause les enlèvements. Au cours de la soirée,  le Comte Tamare essaye de s'attirer les faveurs de la  fille du Podestat, Carlotta Nardi, une artiste passionnée par sa peinture et qui cherche à rendre la beauté ultime. Carlotta est insensible aux avances de Tamare, qui quitte la soirée. Carlotta se montre par contre fascinée par Alviano et lui demande de poser pour elle. Alviano, d'abord extrêmement méfiant, se laisse convaincre par Carlotta qui se dit attirée par sa beauté intérieurer et il promet de lui rendre visite dans son atelier. Au cours des séances de pose,  Carlotta avoue son amour à Alviano. 

Au troisième acte,  Tamare parvient cependant à ses fins: il séduit Carlotta qui s'est détournée d'Alviano et l'emmène sur l'île élyséenne où ont lieu les orgies. La police gênoise débarque et met fin au scandale; Alviano, éperdu de douleur, tue Tamare, cependant que Carlotta, totalement dépravée, renie son amour pour Alviano qu'elle rejette et, entièrement pervertie, a perdu tout contact avec sa quêre artistique et ne discerne plus que la beauté physique : elle repousse publiquement Alviano, et meurt enlacée au cadavre de son amant. Alviano perd la raison, un moment qui s'accompagne du silence de l'orchestre.

Choeurs du Bayerische Staatsoper


La mise en scène munichoise

Le Bayerische Staatsoper a confié la mise en scène à Krzysztof Warlikowski qui s'est livré à un travail rigoureux de démontage de la mécanique complexe du livret de cet opéra qui interroge les rapports philosophiques et politiques de l'homme à la beauté tant dans leurs généralités que dans l'approche personnelle et intime. Warlikowski, en travail complice avec  Małgorzata Szczęśniaka pour les décors et les costumes et Denis Guéguin pour les vidéos, a fait le choix efficace de travailler par discours indirect en stimulant la psyché des spectateurs dans un réseau serré de références visuelles et cinématographiques qui fonctionnent comme autant de métaphores et de mises en abyme (magnifique travail vidéo de Denis Guéguin). L'abondance des références est telle que le spectateur ne peut les connaître toutes. Si l'homme éléphant de David Lynch ou des rappel d'oeuvres cinématographiques plus anciennes comme Frankenstein ou le Golem font sans doute partie d'un patrimoine commun et supposé connu, l'assimilation du personnage de Carlotta à Marina Abramovic la "grand-mère de l'Art performance"  est une clé de lecture plus difficilement décodable sans l'apport du programme. L'interrogation wildienne de la beauté et de la laideur, et de leurs transferts respectifs, est présente à chaque moment et renforcée par une mise en scène qui y insiste ad nauseam, et qui promène notre regard sur les corps déformés par la nature ou transformés par l'Art performance. L 'oeuvre de Schrecker est dérangeante et provocatrice et la mise en scène de Warlikowski en démultiplie les effets, d'autant plus qu'il joue constamment sur l'effet miroir provoqué par un décor qui d'entrée introduit la salle sur la scène. Par le jeu de la réflexion du miroir, les spectateurs deviennent les habitants de Gênes, aux têtes de souris, et par identification sont assimilés au peuple de souris qui visitent l'île paradisiaque. Ces souris, renseignements pris, font référence à la bande dessinée Maus, un survivant raconte de l'auteur de bandes dessinées underground américain Art Spiegelman, qui retrace dans ses BDs la vie de sa famille pendant l'holocauste. Warlikowski et son équipe ont livré là un travail complexe, ciselé et captivant (au sens premier: nous sommes captifs, pris dans les mailles du filet warlikowskien) pour un spectacle dont on ne sort pas indemne, d'autant que  le chef Ingo Metzmacher, spécialiste de la musique moderne et contemporaine,fait ruisseler toute la fureur de la partition expressionniste de Schrecker. Tout est est miroir et renvoi dans ce spectacle: la musique de Schrecker fait souvent penser par son emphase à la musique de cinéma des décennies suivantes.  La richesse de la  mise en scène de Warlikowski évoque cette " immense algèbre dont la clé est perdue". Et sans doute le but n'est-il pas de tout comprendre mais de tout éprouver.

John Daszak (Antonio Salvago)
L'opéra est chanté par un plateau exceptionnel de chanteurs qui comptent parmi les meilleurs interprètes de la musique du 20e siècle: le rôle principal Alviano Salvago est porté par un John Daszak au faîte de ses moyens,que l'on avait déjà pu apprécier dans South Pole en janvier dernier à Munich, un ténor dramatique au jeu d'acteur phénoménal. Il donne un  numéro rajouté, hors livret, au début du troisième acte où l'on ne sait s'il est son personnage ou l'auteur-compositeur Franz Schrecker qui énumère ce qui le caractérise: Je suis impressionniste, expressionniste, internationaliste, futuriste, un vériste musical, un Juif, un chrétien, un artiste du son,un érotomane, un idéaliste symboliste à la gauche du modernisme, etc.   Catherine Naglestad fait ici ses débuts en Carlotta Nardi avec ici un jeu de scène d'une intensité  confondante, et un soprano doté de superbes couleurs qui se joue des aigus. Le rôle, entre lyrisme et fermeté vocale, va comme un gant à cette grande chanteuse wagnérienne et straussienne.  Le baryton Christopher Maltman campe un Comte Andrea Vitellozzo Tamare avec cette intensité dramatique émotionnelle et psychologique qu'on lui connaît par laquelle il capte parfaitement le caractère veule et séducteur de son personnage qu'il interprète avec le velours profond de son baryton puissant et chaleureux. Enfin, tout aussi puissant le baryton Tomasz Konieczny apporte les belles clartés d'un timbre sonore au Capitaine de justice.

Krzysztof Warlikowski signe ici une de ses plus belles mises en scène, le travail des chanteurs et de l'orchestre est confondant de beauté dans cette production dont on ne sort pas indemne. 

Article précédent sur Franz Schrecker: cliquer ici 

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