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mercredi 11 janvier 2017

Joséphin Péladan et Richard Wagner (5): "La victoire du mari", un roman wagnérien et bayreuthois


La Victoire du mari  du Sâr Péladan est un roman d'inspiration wagnérienne, paré d'un symbolisme musical et wagnérien, dont l'héroïne a pour prénom Izel,  un prénom qui ne cache pas sa proximité avec Iseult, pas plus que  l'Yzé du Partage de midi de Claudel, un autre grand admirateur de Wagner. L'action, qui débute dans les landes gasconnes, se poursuit à Bayreuth au moment du Festival. La jeune Izel rencontre Adar dans les Landes et c'est le coup de foudre (« Siegmund, reconnais en moi ta sœur, Sieglind »). Les jeunes gens se marient et partent pour Bayreuth sur proposition d'Adar ("Nous qui nous sommes salués par l’évocation des sublimités wagnériennes, nous allons bercer nos baisers avec le baiser de Tristan et Yseult, avec la grand’messe qu’on nomme Parsifal. Oui, vois-tu, la musique seule n’ôte rien à l’amour, elle l’orchestre, je la sens alliée et complice, elle te pousse à moi. ").  Les jeunes mariés y assisteront bien sûr aux représentations de Tristan et Iseult, pendant lesquelles Adar et Izel s'identifient aux protagonistes du drame de Wagner:

Tandis que sur la scène se pâment ces deux mots :
– Tristan !
– Yseult !
Perdus dans la salle, se pâment ces deux mots :

– Adar !
– Izel !  

La musique de Wagner agit sur les amants comme le philtre de Brangaine. Joséphin Péladan semble avoir goûté du même nectar au vu de son style symboliste extrêmement orné qui semble vouloir transposer en littérature l'usage des leitmotifs par le procédé des répétitions sensées donner l'illusion linguistique des reprises de motifs musicaux. On jugera à la lecture du roman s'il y a réussi.

Lors de sa sortie en librairie, le roman a reçu une abondante critique dont nous vous livrons trois articles significatifs, ceux de Paul Ginisty dans son ouvrage consacré à l'année littéraire 1889, d'Anatole France dans le journal  Le Temps et enfin l'article très critique du Figaro, dû à la plume de Philippe Gille qui ne s'attache qu'à l'écriture du texte, qu' Il trouve absconse.

Les lecteurs intéressés peuvent se procurer le roman soit chez les bouquinistes ou le lire gratuitement en ligne sur le site Gallica de la BNF. (source des photographies du livre).

Extraits du 4e chapitre du Livre I: Tristan et Iseult

Les deux jeunes mariés sont au Palais du Festival pour assister à la représentation de Tristan et Iseult, le rideau s'ouvre ,



Trois critiques du roman


Paul Ginisty (1855-1932) consacre trois pages de son Année littéraire 1889 à La victoire du mari de Joséphin Péladan (Paris, Charpentier et Fasquelle, 1889).

   "Cela est la chose du monde la plus étrange que ce roman de M. Joséphin Péladan, la Victoire du mari. Vous entendez bien qu'un Mage, un Kabaliste comme M. Péladan, qui possède tous les secrets de l'occulte, ne va pas s'attarder à conter une simple histoire d'adultère banal. Avec le plus beau sérieux, c'est en plein domaine magique qu'il nous transporte, et la faute de la femme échappe assurément à l'appréciation vulgairement humaine.
   Ce sont d'étonnants amoureux que la belle Izel et son époux Adar. M. Péladan dédaigne les descriptions ordinaires, pour ses héros. C'est en astrologue qu'il parle d'eux. Nous ne savons pas grand'chose des particularités physiques d'Adar, mais nous apprenons que son horoscope doit être tiré d'après ce fait qu'il est « saturnien vénusé ».
     Adar et Izel, wagnériens fervents tous deux, qui se sont abordés et fiancés aussitôt en se jouant pour eux-mêmes une scène de la Tétralogie, viennent de se marier et ont passé leur nuit de noce dans une lande, mettant ensuite le feu à l'endroit où leurs baisers se sont mêlés. Il apparaît que c'est l'usage dans le monde des gens dont M. Péladan écrit l'histoire. 
     Après quoi, ils s'en vont à Bayreuth, se bornant à la seule audition de Tristan et Iseult, qui les jette dans des frénésies d'amour, d'où ils sortent anéantis. Le malheur, c'est que Adar va entendre un jour Parsifal, et aussitôt il est calmé, apaisé, épris de pure spiritualité ce dont Izel ne paraît pas prendre très facilement son parti.
     Sur ces entrefaites, ils rencontrent par hasard un certain docteur Sexthental, qui est magicien et qui a aperçu, avec extase, Izel rattacher sa jarretière. Sexthental ne rêve plus que de posséder la jeune femme, mais comment? De la façon généralement adoptée? C'est indigne de lui, outre que la chose paraît présenter quelques difficultés. Il convie donc Adar chez lui, à des expériences hermétiques, et tandis que Sexthental semble assoupi, sur un divan, un fantôme s'échappe par les fenêtres et va retrouver Izel, dont il abuse cavalièrement.
    Adar rentre sans défiance au domicile conjugal, et apprend avec stupeur (il y a de quoi), le viol dont sa femme a été victime. Pour avoir été souillée par un spectre, le « corps astral » du docteur elle ne l'a pas moins été, mais que diable! se pouvait-il douter que tandis que Sexthental semblait dormir, le traître, se servant de sa lacune de dédoublement, se livrait à de si vilaines machinations
    Quoi qu'il en soit, Izel et Adar s'estiment, maintenant, séparés par un abîme. Les baisers ne sont plus possibles entre eux. Du moins, Adar cherchera-t-il à se venger. Il achète un château sur la ligne de Bordeaux il s'y enferme, et, tandis que les trains passent et repassent sous ses yeux, il apprend la magie. C'est, pour lui, l'affaire de quelques mois. Quand il est bien sûr de son affaire, il évoque le fantôme de Sexthental, qui arrive, brûlant de désirs, et il vous le tue proprement, d'un coup d'une épée enchantée. Le misérable spectre a expié son crime, mais Izel, bien qu'elle soit torturée d appétits amoureux, n'est pas encore satisfaite et il ne lui semble pas possible de s'abandonner de nouveau à son mari. Pour la reconquérir, il faut que celui-ci la surprenne, en une heure de trouble, après qu'il a pris la forme du chevalier Lohengrin.
     C'est, à ce qu'on voit, le roman de deux jeunes mariés un peu originaux. Et, toutefois, pour être juste, au milieu de ces folies, certaines pages ne manquent pas de quelque grandeur, de je ne sais quel singulier épique. Ah! si M. Péladan n'était point mage Mais est-il possible qu'on soit vraiment sincère dans ce parti pris d'outrance, et n'y a-t-il pas là un entêtement de mystification?


*****

Anatole France publia dans le journal parisien Le Temps du 5 janvier 1890 (section La vie littéraire, p.2) une critique du roman La victoire du mariavec commémoration de Jules Barbey d'Aurevilly. (Ethopée VI de la décadence latine, Dantu, 1899.) 

     "M. Joséphin Péladan est occultiste et mage. Cela ne laisse pas de m'embarrasser un peu. Je ne sais que répondre à qui me parle de « pentaculer l'arcane de l'amour suprême ». Le mage selon la définition de M. Péladan lui-même, c'est le grand harmoniste, le maître souverain des corps, des âmes et des esprits. Cette définition n'est pas pour m'encourager à en user à son endroit avec une honnête liberté, familièrement, en toute franchise, selon les privilèges que confère le commerce des lettres. Et puis, il faut bien que je l'avoue il m'inspire une vive jalousie.
     Ce doit être bien amusant d'être mage. On commande à la nature et l'on flotte librement dans l'espace en corps astral. Je pense bien que le plus mage des mages n'en fait pas autant qu'il en dit, mais c'est déjà une joie que de rêver ces merveilles. Je suis persuadé que M. Joséphin Péladan s'en donne l'illusion et qu'il vit dans un songe prodigieux. Heureux, trois fois heureux ce magique dormeur 1 Il est seulement regrettable qu'il ait contracté pendant son sommeil un mépris^trop hautain de la réalité vulgaire. Les sociétés humaines lui inspirent un insurmontable dégoût. Il ne conçoit pas, par exemple, qu'on puisse s'intéresser à la sûreté et à la gloire de la patrie.
     Il me permettra, tout mage qu'il est, de lui en exprimer ma tristesse sincère. Ce dédain des soins imposés par la nature même des choses, ce détachement des formes les plus augustes et les plus simples du devoir, ne sont que trop aujourd'hui dans les habitudes de la jeune littérature. Nos raffinés trouvent le patriotisme un peu vulgaire. Ils se trompent. C'est un sentiment qui se prête à toutes les délicatesses et qui s'accommode même d'une pointe de dandysme. Que ces messieurs essayent Qu'ils se mettent à aimer la patrie comme elle veut être aimée, et ils s'apercevront bientôt qu'on peut mettre dans cet amour toutes les subtilités de l'esthétique moderne. M. Joséphin Péladan nous parle avec admiration des vieux Florentins. Ils aimaient Florence. Auguste Barbier vante ce peintre catholique qui s'endormit dans la mort « en pensant à sa ville «.«Ces grands Italiens, poètes, peintres, philosophes, vivaient et mouraient tous dans cette pensée. C'est une image de l'âme italienne au moyen âge que ce bon saint François, à sa dernière, heure, bénissant sa ville d'Assise. Et pourtant c'étaient des hommes subtils. Non, il n est pas digne du talent de M. Joséphin Péladan de croire que le patriotisme doit être laissé au vulgaire comme un reste de barbarie.
     Il n'est peut-être pas non plus très sage de maudire la démocratie, et c'est ce qu'on fait volontiers dans la nouvelle école. M. Joséphin Péladan n'a pas, dans son riche vocabulaire, de termes assez violents pour rejet pour ce qu'il appelle « la charognerie égalitaire inaugurée en 1789 ».
    II est orgueilleux et n'a point le cœur simple. II souffre d'être coudoyé par la foule. Il en veut au vulgaire d'être vulgaire, ce qui pourtant est dans l'ordre et selon la nature. Et comment ne voit-il point que son orgueil l'abaisse à de pitoyables puérilités? Que lui sert d'insulter au prodigieux effort des sociétés modernes qui essayent depuis cent ans, avec un génie et des succès divers, de s'organiser d'une manière équitable et rationnelle? Je veux bien qu'il n'admire point ce grand mouvement et qu'il garde un culte aux formes du passé. Encore doit-il sentir ce que de telles transformations ont d'inéluctable et de grand. Ce moyen âge qu'il nous oppose sans cesse et qu'il admire exclusivement, ce magnifique treizième siècle, qu'a-t-il donc accompli, sinon ce que nous entreprenons nous-mêmes aujourd'hui, c'est-à-dire la meilleure organisation possible de la société ? Son œuvre a duré quelques centaines d'années pendant lesquelles la vie a été sinon heureuse, du moins possible, et c'est assez pour que nous parlions avec respect de ce monde féodal qui s'est épanoui majestueusement comme le chêne royal de Vincennes. La maison avait été bâtie à grand labeur. C'était une haute maison à créneaux, flanquée de tours. Nos pères y vivaient; mais un jour elle s est écroulée épouvantablement. Il fallait bien en construire une autre. 11 fallait bien gâcher du plâtre en dépit des dégoûtés.' C'est ce qu'on a fait. L'édifice n'est pas, sans doute, d'une symétrie auguste; il n'abonde pas en sculptures symboliques je le trouve, pour mon goût, un peu plat. Mais il est logeable, et c'est le grand point. L'autre était-il donc parfait? Je crois que son grand mérite à vos yeux est de ne plus exister. C'est une jouissance d'artiste que de vivre par l'imagination dans le passé; mais il faut bien se dire que le charme du passé n'est que dans nos rêves et qu'en réalité le temps jadis, dont nous respirons délicieusement la poésie, avait dans sa nouveauté ce goût banal et triste de toutes les choses parmi lesquelles s'écoule la vie humaine. Je crois que M. Joséphin Péladan, dans ses haines comme dans ses amours, est la victime de son imagination artiste. 11 est vrai qu'il a une politique qui est précisément celle de Grégoire VII. Il est pour le sacerdoce contre l'empire. Et ce violent théocrate soutient encore que la Pierre a donné le diadème à Pierre, qui l'a donné à Rodolphe. Petra dedit Petro, etc. Mais M. Joséphin Péladan ne considère point assez que Grégoire VII n'a pas réussi et qu'il est mort.
     M. Péladan affirme « que la pensée catholique est la seule qui ne soit pas une bourde stérile ». Il est catholique à la manière de Barbey d'Aurevilly, c'est-à-dire avec beaucoup de superbe. Dans une notice éloquente consacrée à la mémoire de celui qu'il vénérait comme un aïeul et comme un maître , il reproche très âprement à l'archevêque de Paris de n'avoir pas suivi avec tout son clergé le cercueil de l'auteur des Diaboliques. 11 érige ce vieux Barbey en père de l'Eglise et le tient pour le dernier confesseur de la foi. C'est là une opinion singulière et pleine de fantaisie.
    Le hasard m'a mis entre les mains un numéro récent d'une Revue dirigée par les R. P. jésuites. Sans me flatter, et pour le dire en passant, je m'y vis fort malmené. Les petits pères m'ont traité sans douceur, tout comme ils traitent le P. Gratry et le P. Lacordaire. Je trouvai là un article où Barbey d'Aurevilly était au contraire fort ménagé. On lui tenait compte très largement d'avoir professé dans plusieurs articles le catholicisme le plus romain et insulté M. Ernest Renan, ce qui est œuvre pie. On ne lui en reprochait pas moins sa légèreté, son étourderie et son peu de catéchisme. On voit que les petits pères ne pensent pas exactement sur Barbey d'Aurevilly comme M. Péladan. Je n'hésite pas à dire que ce sont les petits pères qui ont raison. Barbey d'Aurevilly fut un catholique très compromettant. M. Joséphin Péladan est plus dangereux encore pour ceux qu'il défend. Peut-être blasphème-t-il moins que le vieux docteur des Diaboliques, car le blasphème était pour celui-là l'acte de foi par excellence. Mais il est encore plus sensuel et plus orgueilleux. Il a plus encore le goût du péché. Ajoutez à cela qu'il est platonicien et mage, qu'il mêle constamment le grimoire à l'Evangile, qu'il est hanté par l'idée de l'hermaphrodite qui inspire tous ses livres et qu!il croit sincèrement mériter le chapeau de cardinal. Tout cela semblera bizarre. Mais enfin le sens commun n'est pour un artiste qu'un mérite secondaire, et M. Joséphin Péladan est un artiste. Il est absurde si vous voulez, et fou tant qu'il vous plaira. Cependant il a beaucoup de talent.
      Avec d'effroyables défauts et un tapage insupportable de style, il est écrivain de race et maître de sa phrase. II a le mouvement et la couleur. Qu'on lui passe ses manies bruyantes, qu'on lui pardonne sa rage de fabriquer des verbes comme luner, rener, ceinturer, et l'on rencontrera çà et là, dans son nouveau livre, des pages d'une poésie magnifique.
     Je me garderai bien de raconter ce livre. C'est une sorte de poème magique dont les épisodes sembleraient absurdes s'ils étaient exposés froidement et si le merveilleux du style ne soutenait plus le merveilleux du sujet. Il s'agit de deux époux, Adar, jeune mage comme M. Péladan lui-même, « Saturnien vénusé », et une enfant trouvée élevée par un prêtre romain, la merveilleuse Izel, en qui la nature atteint les finesses de la statuaire florentine. Ce couple exquis promène son ardente lune de miel à Bayreuth dans une des saisons théâtrales consacrées à Wagner et que M. Péladan compare à la trêve de Dieu qu'inventa la charité catholique au moyen âge. Là, le désir d'Izel et d'Adar, exalté par le mysticisme sensuel du duo de Tristan et Yseult, se déchaîne comme un mal divin, éclate en crises nerveuses, devient un nirvana d'amour, un érotisme bouddhique, une euthanésie. Toute cette partie du livre est d'un sensualisme mystique dont le sens est suffisamment exprimé par une sorte d'hymne d'une poésie étrange et profonde, qui célèbre chrétiennement la réhabilitation de la chair. Je citerai le morceau, non point dans son entier, mais en supprimant quelques formes trop particulières à la langue de M. Joséphin Péladan et qui eussent embarrassé des lecteurs mal préparés. Car les mages ont cela de terrible que leurs oeuvres sont ésotériques et ne veulent être comprises que des initiés. Voici ces stances en prose:

    0 chair calomniée, chair admirable et triste, étroite compagnonne de notre cœur dolent, dolente comme lui - plus que lui pitoyable, toi qui pourriras,
     Si tu n'es que d'un jour, si tu n'es que d'une heure, glorieux est ce jour, féconde cette heure. 
     Ce sont les yeux qui lisent les symboles avant l'esprit.
     Ce sont les mains qui peinent et qui prient. 
      Ce sont les pieds qui montent.
     Tu m'as faite malheureuse, Dieu juste, fais-moi grande: le Beau pour moi, c'est le Salut. 

     C'est affaire à M. Péladan d'accorder la glorification de la chair avec la doctrine chrétienne qu'il professe. Je n'ai qu'à signaler l'élégante mélancolie de cette prose d'artiste et de poète.
     Après la saison de Bayreuth, Adar et Izel vont chercher à Nuremberg les impressions du passé. Là, dans cette ville où le temps semble s'être arrêté et qui montre intactes les formes de la vie familière et bizarre des aïeux, l'attitude d'Izel n'exprime plus l'idéalisme voluptueux. Le pur bronze florentin se déhanche comme ces figurines de dinanderie du quinzième siècle, qui, dans leur ingénuité contournée, font la joie des amateurs. Une nuit, au clair de lune, comme il rêvait à sa fenêtre, le docteur Sexthental a vu sur un mur l'ombre d'un joli bas de jambe, pendant qu'Izel remettait sa jarretière. Il n'y a pas grand mal si l'on considère seulement l'âge et la figure du docteur, qui s'est desséché dans les bouquins. Mais ce qui donne à l'aventure une gravité singulière, c'est que Meister Sexthental est un mage très puissant qui, maître des éléments, peut à son gré quitter son corps visible et traverser « en corps astral » les murs les plus épais. Or, l'ombre d'un pied sur le mur l'a embrasé d'amour. Comme incube il satisfera sa passion. On sait qu'une femme ne peut pas se défendre d'un incube. Izel succombe dans des bras invisibles. Désormais l'infâme docteur Sexthental est entre elle et cet Adar qu'elle aimait si éperdument. Je ne vous dirai pas comment Adar trouve dans les sciences magiques le moyen de tuer l'incube aux pieds d'Izel. Ayant ainsi vengé son honneur, il croit avoir reconquis sa femme. Mais l'occulte le possède tout entier. Penché sans cesse sur ses fourneaux, il s'abîme dans des recherches sans nom, la soif de connaître le dévore. Izel délaissée se détache de lui. Etranger tout ce qui l'entoure, il poursuit l'œuvre, quand tout à coup il apprend qu'Izel, lasse de sa solitude et de son abandon, est prête à se donner à un amant dont elle est adorée. Cette fois Adar se réveille. Il renonce à la science pour retourner à l'amour. Il va s'efforcer de reconquérir Izel, tandis qu'il en est temps encore.
     Il invoque une dernière fois les esprits de l'air, que son art tenait asservis, mais c'est pour qu'ils l'aident à regagner cette épouse qu'il a perdue par sa faute, dont en ce moment il guette la venue et qu'il vient surprendre comme un amant furtif.
     Je transcris cette magnifique invocation presque tout entière. La page est presque sans tache:

     Nature, mère indulgente, pardonne 1 Ouvre ton sein au fils prodigue et las.
J'ai voulu déchirer les voiles que tu mets sur la douleur de vivre, et je me suis blessé au mystère. Œdipe, à mi-chemin de deviner l'énigme, jeune Faust, qui regrette déjà la vie simple et du cœur, j'arrive repentant, réconcilié, ô menteuse si douce Fais ton charme, produis les mirages je viens m'agenouiller devant ton imposture et demander ma place de dupe heureuse. Vous, forces sidérales qui m'avez obéi, Ariels, mes hérauts, je viens vous délivrer. J'abdique le pentacle auguste du Macrocosme, ma double étoile est éclipsée; vous êtes libres, gnomes. sylphes, ondins et salamandres. Une dernière fois, servez celui qui vous libère, Elémentals, larves de mon pouvoir Avant de vous dissoudre, un verbe, un verbe encore!
    Sylphes nocturnes, phalènes du désir, agacez-la du velours de vos ailes, celle qui va venir. Rosée de minuit, humidité des fleurs, susurrement de l'eau, fluence du nuage et buée de la lune! 0 douce pollution de la nature en rêve, baptise de désir celle qui va venir I
  Cette invocation ne vous rappelle-t-elle pas les adieux de Prospero au monde magique? «Vous, Elfes des collines, des ruisseaux, des lacs dormants et des bosquets. et vous, petits êtres, qui au clair de lune tracez en dansant des cercles qui laissent l'herbe amère et que la brebis ne broute pas, et vous dont le passe-temps est de faire naître à minuit les champignons. lorsque je vous aurai ordonné de faire un peu de musique céleste pour opérer sur les sens de ces hommes, je briserai ma baguette de commandement, je l'enfouirai à plusieurs toises sous la terre, et plus avant que n'est encore descendu la sonde, je plongerai mon livre sous les eaux. »

Ces livres de M. Joséphin Péladan, il faut les prendre pour ce qu'ils sont, des féeries sans raison, mais pleines de poésie. Ces féeries sembleront parfois bien compliquées; elles manquent de naïveté, de candeur, de bonhomie. C'est la faute de l'auteur qui est éloquent et somptueux à l'excès. C'est aussi notre faute. Un merveilleux plus simple nous semblerait insipide, et l'on nous ennuierait si l'on nous contait Aladin, par exemple, ou les trois Calenders borgnes.

ANATOLE FRANCE"

*****

Philippe Gille, dans Le Figaro du 6 novembre 1889, exécute par  une courte critique La victoire du mari. Il s'attaque surtout à la langue de Péladan qu'il estime inintelligible:

   "M. Joséphin Péladan, un des plus intelligibles décadents, publie chez Dentu : la Victoire du mari, un roman romanesque à décourager nos pères de 1830. L'analyse m'en est difficile et pour cause. Tout d'abord, qu'il me permette d'applaudir à la préface baptisée : « Commémoration de Jules Barbey d'Aure- villy ». L'auteur y rend un juste hommage au grand écrivain, et tous les amis des lettres l'en doivent remercier.
  Mais il me faut bien parler de la forme recherchée par M.Péladan et que je blâme de toutes les forces de mon respect pour la langue française. Je prends par exemple dans sa préface, dédiée à une femme avec qui il a respectueusement platonisé, « ce verbe insulté et sali par notre époque vile », les lignes suivantes :
 .... Je me crus transporté en arrière de ce siècle et de ce pays ochlocratisés ; la Parisienne, transformée en princesse florentine, parlait de gloire et non de modes ; et la majesté de la mer cessa devant cette parole : "Je cherche l'androgyne et le secret de Polyclète."
   Ah ! Comtesse, ma stupeur à voir issir une telle pensée d'une bouche de grande dame ne fut arrêtée que par la pure joie de rencontrer un être de la race solaire, plus haut que l'espèce, je dirais Doemone ou Oelohite, si je ne voulais épargner à cette page que Vous illustrez le ridicule que Paris jette nécessairement sur toute idée traditionnelle, vraie et sublime.
   Une phrase de Pline Vous hantait : « Polyclète condensa son art en une oeuvre. »
   Polyclète contemporain de Phidias, et plus jeune que lui,donna donc le canon plastique : ce qui lui fait, devant le maître du Zeus olympien, la situation de Léonard de Vinci en face de Michel-Ange.

   Et plus loin :

  On confond niaisement une difformité avec la superexcellence, l'hermaphrodisme avec l'androgynat; sans se rendre compte que l'art n'hésite jamais sur le pôle organique, et que les Sybilles et la Nuit de Michel-Ange, ces gynandres, relèvent du même principe que les Apollon du Belvédère, les Antinous et les S. Michel des Primitifs, ces androgynes.
  Essentiellement parlant, le grand art n'admet ni le mâle ni la femelle ; il représente l'androgyne ou le gynandre, seulement.

  Peut-être ces idées gagneraient-elles à être mises en vrai français!Tous ces mots ont leur raison d'être, de par leurs étymologies, mais quelle peine, quel travail pour le lecteur, Involontairement, par la pensée, je me reporte à l'historiette charmante du livre de Pantagruel.

   Un jour,Pantagruel, après son dîner, se promène avec ses compagnons et rencontre un écolier tout « jolliet », il lui demande où il va; l'écolier lui ré- pond :

- De l'aime inclyte et célèbre Académie çue l'on vocite Lutéce.
- Qu'est-ce à dire ? demande Pantagruel.
- Paris.
- Bon ! et que faites-vous à Paris, Messieurs les étudiants ?
L'Ecolier répond :
- Nous transfretons le Séquane en dilucule, et crépuscule, nous déambulons par les compites de l'urbe, nous des pumons la verbocination Latiale... et si par forte fortune il y a rarité de pécune en nos marsupies pour l'escot, nous dimittons nos codices et vestes opignerées, prestolants les tabellaires à venir des pénates et lares patriotiques.

A quoi Pantaguel dit :

- Que diable de langage est ceci?... Je crois qu'il nous forge ici quelque langage diabolique ; il ne fait qu'écorcher le latin et croit' ainsi pindariser et il lui semble être quelque grand orateur en français !

  Eh bien, poésie et prose décadentes me rappellent toujours involontairement ce charmant passage, qui engendra les Précieuses ridicules, et le plaisir que j'ai à le relire fait que ma rancune est moins grande. Est-ce à dire qu'il faille condamner les décadents sans les lire ? Non certes, et la pensée, précieuse partout, vivace chez M. Péladan, vaut toujours qu'on fasse quelques efforts pour la dégager des broussailles dont on l'encombre un peu trop dans cette école."





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