Le Kaiser en 1889 |
Un article du journal parisien Le Figaro du 21 août 1889 (pp. 1 et 2) relate la visite de l'Empereur et de l'Impératrice d'Allemagne au Festival de Bayreuth. Le couple impérial assista aux représentations des 17 et 18 août. (Les illustrations sont hors article).
Le Festival de 1889 connut dix-huit représentations, neuf de Parsifal, quatre de Tristan und Isolde et cinq des Meistersinger
(Note: les illustrations sont hors article du Figaro).
(Note: les illustrations sont hors article du Figaro).
"L'EMPEREUR D'ALLEMAGNE A BAYREUTH
Bayreuth, le 19 août.
Que les habitants de Bayreuth aient considéré la visite de leur Empereur comme un événement important, et qu'étant d'une nature lente et méthodique, ils se soient mis un mois d'avance à pavoiser leurs maisons, il n'y a rien là que de très naturel. Mais ce n'est pas seulement pour les voir, ni même pour entendre les Maîtres Chanteurs et Parsifal que l'Empereur d'Allemagne, en compagnie de l'Impératrice et du prince régent de Bavière, est venu passer deux jours dans la vieille ville franconienne. Son voyage à Bayreuth a une signification plus haute : il marque la consécration définitive et officielle du caractère allemand, national et impérial, de l'art wagnérien.
On sait que Wagner, tout en partageant un peu sur la valeur intellectuelle de chacun de ses compatriotes en particulier les idées de Schopenhauer, tout en laissant voir très nettement, dans sa correspondance et dans divers passages de ses Ecrits théoriques, le cas tout spécial qu'il faisait de ses amis français, a cependant toujours pensé que son oeuvre répondait essentiellement aux tendances artistiques de l'esprit allemand ; et lui-même n'aurait pas été fâché, sans doute? de voir son théâtre sous la protection immédiate de l'Empereur d'Allemagne.
Malheureusement Guillaume 1er était trop vieux pour comprendre un art si nouveau. Il est pourtant venu à Bayreuth, en 1876, lors des premières représentations de l'Anneau du Niebelung. Il a écouté avec grand soin deux pièces de la tétralogie. Après Rheingold il a fait venir Wagner et lui a dit en forme de compliment : « Je n'aurais jamais cru que vous arriviez si loin.» A quoi le musicien répondit: « Majesté, personne na l'aurait jamais cru. » Le lendemain; dans un entr'acte de la Walkure, il fit encore demander Wagner : mais celui-ci, énervé, fatigué, s'excusa et ne vint pas, au grand scandale des journaux allemands. Il semble que l'Empereur lui-même n'ait pas été moins fatigué, car il quitta Bayreuth sans attendre la fin du cycle.
Son fils, l'Empereur Frédéric, est souvent revenu à Bayreuth : mais lui aussi paraît n'avoir eu que peu d'enthousiasme pour cet art tout nouveau. Le jeune Guillaume, au contraire, a toujours été un wagnérien fervent et passionné. Je me souviens de la façon recueillie dont il écoutait, en 1886, Tristan et Parsifal; je me souviens aussi que, au cours d'une réception qu'on lui faisait à la gare de Bayreuth, et comme on lui parlait de la situation critique où semblait être alors le théâtre, le jeune prince affirma que « lui régnant, le théâtre de Wagner ne périrait pas. »
Depuis son avènement, Guillaume II n'a rien perdu de son ardeur artistique : mais celle-ci semble s'être compliquée de considérations d'Etat. Le jeune Empereur aurait déclaré, à plusieurs reprises, qu'il allait désormais faire abstraction de ses sentiments personnels, pour voir seulement dans l'art wagnérien le symbole du génie de son peuple et de son empire. Il n'a en tout cas négligé aucune occasion de manifester publiquement la protection qu'il accordait à cet art. La première fois qu'il est sorti en public, après ses deuils, ce fut pour se rendre à un concert donné à Berlin par le "Wagner-Verein, une association wagnérienne., Il a fait de la Kaisermarsch son chant national, et c'est toujours le premier morceau qu'on lui joue, dans les villes où il arrive. Il a cherché par tous les moyens à attirer à Berlin les grands chanteurs wagnériens : il a fait engagager au Théâtre de la Cour, avec des appointements relativement énormes, Mme Sucher, l'Isolde de Bayreuth, et le célèbre ténor Gudehus. Empêché par son deuil d'aller aux représentations, il a assisté, seul dans sa loge, aux répétitions générales des drames wagnériens que montait l'Opéra de Berlin. Dans son dernier voyage à Rome, l'orchestre jouant, pendant un dîner, la marche de Lohengrin, il s'est levé de table et s'en est allé dans un coin de la salle, disant que « pour entendre cette musique, il fallait se recueillir». Enfin, il a annoncé longtemps à l'avance son intention de venir officiellement aux représentations de Bayreuth.
Il devait y venir déjà l'année dernière. Mais Bayreuth est en Bavière, et comme l'Empereur n'avait pas encore fait visite au prince régent Luitpold, l'étiquette a empêché sa venue ici. En revanche, c'est sur sa demande expresse que des représentations ont eu lieu cette année, l'habitude étant, comme on le sait, d'espacer .davantage ces fêtes artistiques.
Pour que sa visite eût un caractère absolument officiel, il fallait que l'Impératrice lui tînt compagnie. Or, il paraît que cette jeune princesse est d'une piété tout à fait exceptionnelle, et qu'il a été très difficile de la décider avenir entendre des pièces dont son premier prédicateur, le Dr Koegel, lui avait démontré l'immoralité. Il y eut un compromis : l'Impératrice consentit à entendre Parsifal et les Maîtres Chanteurs: mais Tristan, pièce trop passionnée et trop fataliste, fut rayée du programme des auditions impériales.
Peut-être est-ce encore à ces scrupules pieux de l'impératrice qu'il faut attribuer le petit fait suivant. L'Empereur, on le sait, est d'une activité presque maladive. Il ne peut rester en place, a un besoin constant de mouvement, au point que ses ministres ne peuvent l'entretenir efficacement des affaires publiques qu'en prenant le train avec lui et en profitant du repos où l'oblige son séjour en wagon. Il était donc convenu que, arrivé à Bayreuth samedi matin, l'Empereur passerait quelques revues, irait aux deux représentations du samedi et du dimanche et, dès lundi matin, se rendrait à la chasse chez le duc de Meiningen, d'où il repartirait le mardi pour Strasbourg. Or, le duc de Meiningen est marié à une actrice, et il se trouve que, depuis trois jours, ce prince a quitté en grande hâte son duché, pour aller faire une cure dans une ville d'eaux anglaise. L'Empereur parti ce matin de Bayreuth il va directement à Strasbourg!
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Le Prince-Régent en 1892 |
Le prince régent de Bavière Luitpold est un digne vieillard, fort épris de la chasse et s'intéressant fort peu au reste des choses. Il n'aurait pas sans doute accepté si aisément le titre officiel et la fonction de protecteur du théâtre de Bayreuth, s'il n'avait craint que l'Empereur d'Allemagne se chargeât, à son, défaut, de ce protectorat. Du moins a-t-il voulu jouir de tous les privilèges que son titre lui conférait. Arrivé à Bayreuth dès vendredi soir, il a tenu à avoir sa réception à lui, avec hymnes, bouquets remis par des jeunes filles vêtues en Gretchen, etc. Il a exigé de plus que Mme Wagner, ses quatre filles et son fils lui fissent exactement l'accueil qu'ils avaient fait, autrefois, à Louis II, le précédent protecteur, mais qui était en outre le bienfaiteur et l'ami personnel de la famille.
La voiture-salon du train spécial du Kaiser |
Le lendemain matin samedi, l'Empereur et l'Impératrice sont arrivés à huit heures, par un train spécial, après avoir passé la nuit en chemin de fer. Inutile de dire que la ville s'était mise en fête, que toutes les campagnes de la Franconie avaient envoyé à Bayreuth leurs paysans endimanchés, et que l'on a crié des « hoch ! » à l'infini sur tout le parcours du cortège. Les maisons étaient décorées de bannières, de guirlandes en branches de sapin, mais surtout d'innombrables couronnes accrochées aux murs, avec des rubans bleus et blancs, exactement pareilles à celles que nous avons l'habitude de déposer sur les tombeaux, A Paris, l'enterrement de Victor Hugo avait été une fête nationale ; pour la fête nationale de l'arrivée du bon Empereur, Bayreuth, comme font en général les villes allemandes, avait pris une tenue d'enterrement de grand homme.
Une fois de plus s'est réalisé le miracle qui a si puissamment contribué à faire vénérer du peuple allemand la famille de ses empereurs. Le Kaiser-Wetter, ou temps impérial - on entend que cela signifie un magnifique soleil - a remplacé de la façon la plus inattendue, le jour même de l'arrivée du souverain, un affreux temps de pluie et de vent qui durait depuis cinq jours.
Le Kaiser et la Kaiserin Auguste Viktoria en 1905 |
De la gare au château, l'Empereur et l'Impératrice, accompagnés du prince régent, ont fait le trajet dans un grand landau découvert. L'Empereur, vêtu naturellement en uhlan bavarois, semblait fatigué et presque gêné de l'enthousiasme qu'on lui témoignait. Sans regarder, il mettait de temps à autre la main à son casque, puis se renfonçait dans sa voiture. En revanche, l'Impératrice, qui portait une robe grise des plus simples, mais dont la petite figure joufflue est vraiment charmante de simplicité et de bonté, s'ingéniait en mille façons pour montrer combien elle était touchée de ces incessants hourrahs. Il semble que l'Empereur ait résolu d'avance de borner son voyage à l'audition des drames de Wagner. II a décommandé la revue qu'on lui avait préparée. Après avoir entendu un concert organisé en son honneur par l'orchestre et les choeurs du théâtre, et formé naturellement de la Kaisermarsch que précédait un hymne composé par le chef d'orchestre Mottl, il est allé voir, au château de l'Ermitage, les souvenirs de la margravine, la charmante soeur du grand Frédéric. Après quoi il est rentré, déjeuner et n'est sorti qu'à trois heures trois quarts pour aller au théâtre. Le lendemain, il est allé entendre l'office à l'église protestante, a déjeuné, puis est allé au théâtre. Là il a fait preuve encore d'une modestie et d'une discrétion que ne doivent pas lui avoir pardonné certains spectateurs venus là exprès pour le voir. Il n'est entré que lorsque la lumière a été tout à fait baissée: avant les dernières notes de chacun des actes il est sorti de sa loge, et absolument personne ne l'a pu voir.
Ernest van Dyck et Amalie Materna (Parsifal et Kundry) à Bayreuth, 1889. |
Les journaux de Berlin réunissent dans une même inimitié l'Empereur et le théâtre de Bayreuth. Ils avaient annoncé récemment que M. Blauwaert, dans Parsifal, chanterait en français, et que l'administration pratiquait l'agio sur le prix des billets. Cette fois, ils ont dit que l'Empereur avait exigé de n'entendre ici que des acteurs allemands : M. Van Dyck, affirmaient-ils, va céder son rôle de Parsifal à une doublure qui, il y a quinze jours, a eu un très mince succès. L'Empereur a évité cette mesquinerie. Il a entendu M. Van Dyck, et cela ne l'a pas empêché de témoigner à Mme Wagner, dans un entr'acte, toute son admiration pour Parsifal.
Un décor du Parsifal de 1889, extrait d'un livre mis en ligne par Gallica: Richard Wagnertheater. Dekorationen aus Parsifal, Verlag von Hans Brand Verlag, Bayreuth |
Je ne crois pas d'ailleurs qu'il se soit ouvert à quelqu'un, d'une façon bien intime, sur les émotions qu'il a éprouvées. Il a évité d'une façon très apparente toutes les occasions de présentations, toasts, etc. Et puis il s'agissait surtout pour lui de faire savoir à son peuple qu'il prenait sous sa protection directe cet art, qui n'a peut-être rien de bien allemand sous l'aspect esthétique, mais qui est à coup sûr le point par où l'Allemagne s'impose le plus universellement à l'admiration des étrangers.
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Qu'on ne s'imagine pas d'ailleurs que cette visite officielle aura pour effet de modifier la situation qui est faite aux étrangers, notamment aux Français. Il est impossible, si l'on n'est pas venu à Bayreuth, de comprendre à quel point la population bavaroise est pleine de prévenances pour les étrangers, combien l'administration du théâtre a pour eux d'égards, combien cette petite ville, pendant le mois des fêtes, est vraiment une terre neutre, où les préoccupations politiques ne sauraient pénétrer. Et cela ne cessera pas, aussi longtemps que le théâtre de Bayreuth, malgré tous les protectorats et toutes les protections, restera la propriété exclusive de Mme Wagner, la personne du monde la plus résolue, la plus courageuse, la plus éloignée de tout parti pris politique.
Il y aurait pour les wagnériens français un danger bien autrement fâcheux que ces visites de l'empereur d'Allemagne, si les circonstances donnaient un jour le succès à une véritable conspiration sourdement organisée contre le théâtre de Bayreuth. Les journaux de Berlin, à l'instigation de certains financiers, tâchent par tous les moyens de déposséder Mme Wagner de la direction de ce théâtre, dont elle .est seule capable de s'occuper d'une façon artistique, désintéressée, conforme aux traditions de Wagner. Il y a tout lieu d'espérer qu'il ne sortira rien de ces intrigues, malgré la consistance singulière qu'elles semblent prendre d'année en année. Mais que l'on imagine ce que serait ce théâtre entre les mains d'une Société par actions, qui se soucierait de ses bénéfices plutôt que des intérêts de l'art, et ferait du temple de Parsifal quelque chose d'intermédiaire entre l'Opéra de Paris et celui de New-York.
En terminant, une nouvelle officielle. Il n'y aura pas de représentation, quoi qu'il arrive, en 1890. Il y en aura très probablement en 1891. Et il est sûr que le programme, lors des prochaines fêtes, ne comprendra plus les Maîtres Chanteurs ni Tristan, mais Parsifal et Tannhauser, le drame préféré de Wagner, auquel Mme Wagner se promet de donner ici un éclat extraordinaire. En 1895, l'Anneau du Niebelung, avec ses quatre parties, reviendra sur ce théâtre où il a été créé en 1876. Avis aux wagnériens qui comptent vivre et garder leurs convictions jusque-là!
T."
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