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dimanche 18 décembre 2016

Grandes sopranos wagnériennes: Lucienne Bréval

en Brünnhilde

Lucienne Bréval est le nom de scène de Berthe d'Agnès Lisette Schilling (novembre 1869 à Männedorf dans le canton de Zurich - août 1935 à Neuilly-sur-Seine). Suisse d'origine, puis naturalisée française, elle fut une grande soprano dramatique wagnérienne.

"En 1893, sous la direction d'Édouard Colonne, elle incarne Brünnhilde, l'un de ses meilleurs rôles, dans la Walkyrie de Wagner à l'Opéra de Paris (en français) avec Rose Caron (Sieglinde), Ernest Van Dyck (Siegmund) et Francisque Delmas (Wotan). Henri de Curzon écrit : « Son jeune talent s'épanouissait [...] avec une flamme audacieuse, une passion, une harmonie de visage et de gestes qui étaient vraiment de toute beauté ». Elle a le tempérament et la voix pour jouer les héroïnes wagnériennes. Elle devient Vénus (Tannhäuser), puis Eva (Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg), qu'elle interprète avec une espièglerie inattendue."(Source Wikipedia) Lucienne Bréval interpréta  ensuite Isolde et Elisabeth avec le même succès.

Fait remarquable, Lucienne Bréval interpréta en 1912 les trois Brünnhilde lors de la reprise de la Tétralogie à l'Opéra de Paris. Ce fut la première cantatrice à réaliser cette performance en France. 


Lucienne Bréval dans le rôle de Brünnhilde, et Francisque Delmas dans le rôle de Wotan,
BNF, Gallica 

La Walkyrie, les armes de Brunnhilde (Lucienne Bréval):
1 lance, 1 bouclier, 1 casque et 1 cotte de maille. 
 BNF (Gallica), Dépt Bibliothèque-musée de l'opéra
in Le Monde Illustré du 20 mai 1893
La légende: Théâtre illustré, La Walkyrie, drame lyrique de Richard Wagner, représenté
à l'Opéra le 12 mai : 3e acte, Wotan, M. Delmas ; Brunnhilde, Mlle Bréval.
Estampe signée  Ad. Parys ,  SGAP sc.
Source: BNF (Gallica)


Un article de 1902 


Le critique dramatique Chassaigne de Néronde consacra à la cantatrice un long article dans l'édition du 15 août 190 de La Revue illustrée de F.-G. Dumas, éditée à Paris par Ludovic Baschet. Il est à remarquer combien la chanteuse attache d'importance à l'interprétation théâtrale et regrette qu'à Bayreuth le jeu théâtral soit entièrement codifié sans possibilité d'interprétation personnelle par l'artiste .Voici l'article:


LUCIENNE BRÉVAL

Devant la haute glace où Mlle Bréval jette un suprême coup d'œil sur son costume de vierge guerrière, tandis que d'une main experte elle atténue l'éclat de ses yeux qui, tout il l'heure, dans le troisième acte de la Walkyrie, pleureront sur l'épaule de Wotan, le maître des dieux, une demi-douzaine d'abonnés font cercle, traduisant leur admiration par des adjectifs de choix : « Admirable! superbe! exquise! adorable! divine! » ", L'éminente artiste, sans se retourner, remercie d'un sourire; cl. chacun guettant la glace y recueille ce qui lui revient. « La voix est plus belle que jamais », insiste un des habits noirs. Et les qualificatifs de reprendre dans un crescendo ininterrompu : « Voix pleine, homogène, timbrée, solide, chaude, puissante, expressive, prenante! » De fait, ces éloges n'ont rien d'excessif; aussi les abonnés pourraient-ils continuer longtemps leurs enthousiastes appréciations, si Roblin, l'avertisseur, après deux coups heurtés discrètement à la porte, ne les interrompait par la phrase consacrée : « Mademoiselle, on commence le troisième acte. — On peut frapper, répond l'artiste, je suis prête ». Elle ajuste sur ses cheveux noirs flottants son casque d'acier poli, tandis qu'Emilie, sa fidèle camériste, après avoir vérifié les bouclés de la cuirasse d'argent, saisit les extrémités du long manteau rouge, puis disparaît dans le couloir sombre, non sans avoir pris congé en un adieu collectif et amical des admirateurs rangés en haie sur son passage. - Pour arriver en scène, Mlle Bréval passe auprès du praticable où grimpent les petites danseuses chargées de figurer les Walkyries emportées dans les nuages par des chevaux en carton, glissant sur des rails comme des chariots de montagnes russes. Elle fait une courte halte dans le réduit aménagé qn petit foyer des artistes, derrière l'avant-scène de gauche, et va rejoindre ses sœurs, après avoir reçu des mains du garçon d'accessoires le bouclier d'argent et la lance étincelante.

La voilà en scène sur le rocher des Walkyries. Elle vient de sauter à bas de son cheval, épuisé par une course vertigineuse, pour dérober Sieglinde à la fureur de Wotan. Bientôt le dieu la rejoint.

Alors commence cet incomparable finale unanimement considéré comme un chef-d'œuvre absolu, tant au point de vue de la situation dramatique que du développement musical.

Sous les reproches de son père, reproches sans colère, Brünnlhildc se redresse belle, terrible, frémissante. Elle somme Wotan de ne pas la vouer au déshonneur en la livrant au premier venu; elle réclame le l'eu qui protège, la ftamme de mort que seul le héros sans égal est capable de franchir. Wolan cède, ému d'admiralion et de douleur.

Il embrasse longuement sa Fille bien-aimée et ferme ses beaux yeux, tandis que les rochers s'embrasent du feu protecteur que Siegfried traversera quand sonnera l'heure de la délivrance.

Incarnation supérieure de la femme : tantôt aimante, caressante, compatissante: tantôt joyeuse, farouche et prêle au combat, les deux aspects si différents de la Walkyrie Brünnhilde se retrouvent dans le caractère de Mlle Lucienne Bréval. Aussi ce rôle restera-l-il le meilleur entre tous ceux qu'elle a interprétés, et elle l'a marqué d'une empreinte si personnelle que nulle autre artiste ne pourra l'aborder sans s'exposer à une infériorité certaine.

Née de Wotan, l'Odin de la religion Scandinave, le conquérant et l'organisateur du monde, Brünnhilde n'est initiée aux douleurs et aux tendresses humaines que lorsqu'elle voit souffrir ce dieu dont elle est l'émanation. Quand elle reçoit de lui l'ordre de punir Siegmund, pour avoir aimé, enlevé Sieglinde, alors, elle a la révélation des joies et des tortures de l'amour en écoutant le héros résigné à la mort, mais irréductible dans son affection.

« Alors, comme, l'a dit le tant regretté Alfred Ernst, elle se révolte délibérément, conscicmment, contre l'ordre cruel. Dès cet instant, elle est femme; elle est femme avec toutes les tendresses et aussi toutes les erreurs de la femme. Mais l'infaillible instinct du cœur aux suprêmes péripéties accomplira les plus radieux miracles. »

Aussi, il ne suffit pas d'avoir des cordes vocales de première qualité pour interpréter le rôle de Brünnhilde; il ne suffit pas non plus de dons physiques exceptionnels noble et belle prestance, resplendissante beauté, physionomie expressive, ces dons, Mlle Bréval les possède au plus haut point; mais il faut surtout la flamme intérieure, la sincérité dans la diction lyrique, qui crée le contact avec l'auditoire, fait jaillir l'étincelle entre l'œuvre et les spectateurs, et produit ce courant indéfinissable bien connu des privilégiés qui ont entendu un chef-d'œuvré mis en valeur par de grands artistes.

La Walkyrie marque le point culminant: de la carrière de Mlle Bréval. Arrivé à ces hauteurs, l'art ne saurait s'élever davantage; l'incomparable artiste s'y maintient sans défaillance. Les spectateurs de l'Opéra ont pu le constater lors de la reprise récente du drame lyrique de Wagner. Nous reviendrons sur les ouvrages qu'elle a crées ou repris postérieurement à cette création. Mais il n'est pas sans intérêt de rappeler les brillants débuts de la vaillante artiste.

Vous savourerez tout d'abord cet horoscope de Charles Martel, alors chroniqueur à la Justice, au lendemain du concours du Conservatoire de 1889. La jeune lauréate arrivait de Genève, où elle avait remporté un premier prix de piano; elle venait de suivre, assez peu assidûment, paraît-il, la classe de M. GiraudtL, pour l'opéra, et de M. Warot, pour le chant.

* Mlle Bréval a une voix de toute beauté qu'elle dirige déjà avec une habileté naissante. La prononciation est excellente, et si le physique compte, au théâtre, celui de Mlle Bréval est à faire l'orgueil des princesses d'opéra. Tout cela donne les plus jolies espérances; aussi Mlle Bréval a-t-elle été frénétiquement applaudie après qu'elle a eu chanté, de très expressive façon : « Pleurez mes yeux", du Cid."

L'année suivante, M. Louis Besson, qui fut de son vivant le Dangeau du Conservatoire et des théâtres, insérait, dans l'Evénement, ce minutieux procès-verbal au lendemain du concours d'opéra : « Cette grande et belle personne est mûe pour la scène; elle a fait preuve d'une belle déclamation lyrique, d'un jeu dramatique empreint d'une certaine grandeur, elle a eu de superbes cris pour traduire les indignations de Clytemnestre. Une réplique donnée dans le quatrième acte des Huguenots, une phrase dite simplement avaient bien disposé en sa faveur le jury et le public; enfin, une nouvelle réplique du quatrième acte de la Juive ne pouvait que confirmer les bonnes dispositions de la salle.

Aussi paraissait-elle tout heureuse en venant recevoir sa récompense, et sa joie s'est traduite en rentrant dans la coulisse par un entrechat légèrement esquissé. » 

Voilà pour les études, arrivons au début. Il eut lieu dans l'Africaine et fut des plus brillants.

« Très jolie, grande, fine, distinguée, Mlle Bréval dirige, en excellente musicienne, une voix très belle et, bien timbrée. Aussi des applaudissements unanimes ont-ils consacré le juste et légitime succès de la nouvelle Sélika. — Elle est allée aux étoiles, il y a de l'âme dans tout ce qu'elle dit, et, une puissante jeunesse s'affirme dans tous ses accents. » Tel était le diapason.

Peu après, Mme Caron, obligée d'abandonner momentanément Salammbô, qu'elle venait de créer avec un succès personnel des plus vifs, M. Gailhard songea à donner le rôle à Mlle Bréval ; épreuve décisive, mais pleine de périls. On assure que M. Reyer, pénétré d'une vive reconnaissance pour la créatrice de Brunehild de Sigurd et de la Vierge carthaginoise, ne vit pas sans une certaine appréhension Mlle Bréval aborder ce dernier rôle: 11 est intéressant de retrouver ses impressions, après la représentation, sous la plume de son Alter ego, de son suppléant au Journal des Débats, M. Adolphe Jullien : « Mlle Bréval possède une belle voix pleine et savoureuse qui remplit bien l'oreille. Elle a évidemment dans la mémoire toutes les inflexions de la créatrice et elle les reproduit avec une rare habileté. Dans certains passages elle use en outre de l'avantage que lui donne son généreux organe.

Dans le tableau de la Terrasse, par exemple, quand Taanach lui dit qu'elle verra revenir les colombes fugitives, elle laisse tomber de ses lèvres sa délicieuse réponse : Peut-être! d'une façon bien particulière. Mme Caron l'exhalait comme un soupir presque imperceptible; Mlle Bréval donnant un peu plus de son, laisse ensuite la voix s'éteindre, et ce diminuendo très habilement conduit est d'un effet théâtral au moins aussi frappant pour l'auditoire. »

L'appréciation de la critique pouvait se résumer ainsi : La nouvelle Salammbô n'a peut-être pas la même autorité que la première; elle est moins divine, mais elle est plus humaine et surtout plus jeune et plus ardente. La passion se fait jour plus facilement à travers l'altitude hiératique que la situation commande, et l'on sent mieux la femme sous les voiles sacrés de la déesse. C'est une grande supériorité au théâtre de donner l'illusion de la passion véritable et de transfigurer un rôle jusqu'à passion véritable jusqu'à le rendre humain.

Le 14 mai 1895 arriva le triomphe de la Walkyrie. Triomphe de femme d'abord, car Mlle Bréval parut tout à là fois superbe et charmante. Vraiment jeune fille et vraiment déesse, avec un je ne sais quoi de grand, de fier, de chaste et de farouche sous la tunique blanche et le manteau rouge, l'œil inspiré, belle à troubler les âmes, avec la longue chevelure dénouée et la cuirasse d'argent des guerrières barbares, palpitante sous l'or du casque léger. Mais elle fut plus saisissante encore dans l'action que dans les attitudes; et, acclamée depuis la première note jusqu'à la dernière, avec un égal talent de cantatrice et d'actrice; avec autant d'intelligence, que de sentiment, elle sut donner à son personnage toute la grandeur et toute la noblesse rêvées par Wagner en y ajoutant encore cet accent personnel qui met dans une création la saveur et le charme de la vie. La grande scène finale, quand la Walkyrie, chassée du ciel, n'est plus qu'une exilée et une maudite, invoquant en vain la pitié de son père, lui donna l'occasion de révéler certains aperçus de tendresse mystérieuse et voilée, qui mettent comme le sceau d'une perfection suprême à la composition d'un personnage sublime.

Ici se place l'épisode des Fêtes d'Orange, en 1894, épisode sans grande importance, puisque Mlle Bréval se contenta d'interpréter un Hymne à Pallas, improvisé par M. Saint-Saëns sur des paroles dé M. L. Croze. Mais pour tous ceux qui ont assisté à cette représentation d'Oedipe-Roi dans le vieux théâtre romain, le souvenir de la belle tragédienne lyrique reste inséparable de celui de la phalange d'artistes en tête desquels brillait Mounet-Sully. Des milliers d'acclamations saluèrent la muse à la voix de velours. Le vent qui faisait flotter les longues draperies blanches de sa tunique rendue collante par places, donnait à la splendide Pallas l'apparence d'une de ces Victoires ailées dont l'image nous a été transmise par les sculptures antiques. C'est à cette occasion qu'elle reçut, des mains de M. Leygues, ministre des Beaux-Arts, les palmes académiques.

L'année suivante elle créait, dans la Montagne noire d'Augusta Holmes, un opéra qui n'eut qu'une carrière des plus courtes, le rôle de Yamina, l'aimée aux irrésistibles enchantements, et elle reprenait Aïda. L'énergie passionnée qu'elle mit dans l'interprétation dramatique et l'ampleur de sa voix lui valurent un accueil chaleureux du public et les éloges unanimes de la presse.

Dans Frédégonde, Brunehikle fut l'occasion d'une nouvelle constatation de ses dons exceptionnels : voix pleine et sonore, accent pathétique, geste noble et expressif. Cela faisait Brunehilde, toutes trois diversement orthographiées par la fantaisie des librettistes.

Lors d'une courte apparition à Monte-Carlo, elle chanta aux côtés de Van Dyck. Amy Robsart de Paul Milliet et Isidore de Lara, puis, au cours de l'éphémère série de concerts du dimanche organisée à l'Opéra, elle se fit applaudir dans la Damnation de Faust de Berlioz.

La même année, — c'était en 1897, —elle prenait possession du rôle de Valentine des Huguenots, L'art apporté par elle dans les moindres nuances et la netteté de son articulation donnèrent aux fervents de Meyerbeer des joies depuis longtemps ignorées. Nous arrivons à la création d'une deuxième figure wagnérienne, celle d'Eva dans les Maîtres Chanteurs. L'aventure pouvait être périlleuse pour une artiste qui s'était révélée dans un emploi si différent. Eva apparaît comme une petite bourgeoise, douce, rêveuse et têtue. Eh bien! Mlle Bréval, qui avait dissimulé son opulente chevelure brune sous des nattes blondes, fut une Eva de tendresse et de simplicité délicieuses.

La Burgonde, un épisode de l'invasion d'Attila, mis en musique par M. Paul Vidal, fournit à Mlle Bréval l'occasion de prouver une fois de plus qu'elle sait composer une physionomie faite de grâce, de pureté et de fierté virginale. Elle pouvait donner cours par instants à des accents émus et dramatiques sous les traits d'Hilda la captive, disputée entre Attila et Gauthier d'Aquitaine.

Entre temps Mlle Bréval avait pris possession de quatre des plus beaux rôles du répertoire: Chimène du Cid, Dolorès de Patrie, Brunehilde de Sigurd et Elisabeth du Tannhauser.

Au cours de la saison dernière elle a employé les loisirs que lui laissait la direction de l'Opéra, en allant créer à l'Opéra-Comique, la poétique figure de Griselidis, écrite musicalement en vue de ce cadre restreint, ce qui obligeait l'artiste à des efforts incessants pour atténuer la force et le volume de sa voix. C'est dire qu'elle y a réussi par d'autres moyens que ceux qui lui avaient valu ses précédents succès".

La transition à un genre nouveau pour la jeune et belle artiste n'alla pas sans soulever quelques discussions, dans lesquelles le dernier mot paraît avoir été dit par M. Pierre Lalo : « Il semblait que Mlle Bréval, accoutumée à figurer des êtres d'héroïsme et de passion, dût se trouver contrainte dans un personnage formé de douceur, de résignation et de mélancolie. Il n'en est rien, elle donne à celle mélancolie l'expression la plus pure, la plus harmonieuse, la plus profonde. On ne peut chanter avec un sentiment plus pénétrant et un art plus exquis la plainte que Griselidis murmure le soir assise au bord de la terrasse fleuri, ni redire avec une émotion plus simplement poignante le serment d'obéissance qui la soumet à la volonté cruelle de l'époux. A l'éloquence de l'accent s'unit celle de l'altitude, du geste et du visage; celle aussi de la voix la plus nuancée, la plus riche, la plus sensible qui soit aujourd'hui dans l'art lyrique français. » Au printemps dernier, entre son apparition a l'Opéra-Comique et sa rentrée à l'Opéra, Mlle Bréval a renouvelé la tournée qu'elle avait faite l'année précédente en Amérique. Partout elle a été acclamée, partout elle a dû promettre de revenir encore.

Elle arrive de Bayreuth et n'a fait que passer par Paris avant d'aller se reposer dans les fraîches vallées de l'Engadine. Il était intéressant de saisir au vol ses impressions sur l'interprétation de ce personnage de Brunnhilde qu'elle a su si bien s'assimiler.

Entre deux trains, dans son élégant et luxueux salon de la rue Brémontier, tandis qu'on chargeait les malles sur l'omnibus de la gare, elle a consenti de la meilleure grâce du monde à formuler pour les lecteurs de la Revue illustrée cette opinion transcrite sommairement.

"A Bayreuth, les artistes chantent en toute perfection mais d'après des traditions immuables qui leur interdisent la moindre velléité d'interprétation personnelle. Évidemment il n'y a pas à discuter cette manière de comprendre et de rendre les œuvres des maîtres. Nous ne pouvons qu'admirer la conscience des interprètes. Ils exécutent fidèlement les mouvements indiqués. On leur dit de lever les bras à un moment donné, et ils chantent les bras levés pendant le nombre de mesures prescrites.

Pourtant le geste, si exact soit-il, paraît froid, guindé, et l'ensemble fait penser à un mécanisme merveilleusement organisé, mais où la vie fait défaut. Les malheureux, il leur est défendu de chanter avec expression !» « Cependant, convenez qu'en art l'expression est tout, ajoute la belle tragédienne, tandis que ses yeux prennent un éclat irrésistible. Voilà pourquoi j'aime la musique moderne qui permet d'exprimer des sentiments humains, vrais, sincères. En Amérique, au cours de ma récente tournée, on m'a appelée « la Rachel de l'art lyrique" et aucun éloge ne m'a fait plus de plaisir, avec celui que me fit Sardou quand il me dit, en me voyant répéter Patrie à l'Opéra : « Vous êtes une grande tragédienne! » De fait, quand on écoute ses confidences, on a bien vite là certitude qu'une seule chose compte pour Mlle Bréval, l'amour de son art. Faire une création, composer un personnage, trouver un geste, une attitude, une intonation., pour celle joie, elle abandonnerait tout, elle renoncerait aux plus grands théâtres et au besoin se ferait entendre sur une scène quelconque : Batignolles ou Montparnasse.

C. DE NÉRONDE.


L'incident de 1904 à l'Opéra de Paris: La Walkyrie s'en va parce qu'on lui refuse Bayreuth


Un article de Fernand Hauser à la une de  La Presse du 1er février 1904

Lucienne Bréval: La Walkyrie s'en va. -De 1' « Africaine » à 1' « Etranger ». Les confidences d'une cantatrice.

     Un salon clair et coquet, dess meubles rares des statuettes précieuses, des peintures,  des marbres, des bronzes, et au milieu de ces œuvres d'art, recouvert d'étoffes chargées de partitions, un immense piano. Je suis chez Mlle Lucienne Bréval et j'attends la venue de la maîtresse de la maison, qui m'a fait prévenir qu'elle viendrait bientôt.
   Lucienne Bréval, au reste, n'est- elle pas présente en ce salon charmant ? Voici ses traits, magnifiquement pétris dans le marbre par la main de Falguière et voici sa pensée, magiquement traduite sur la toile, par Carrière.
     En attendant que Lucienne Bréval  elle-même arrive, je m'approche du piano quelle oeuvre a-t-elle placée sur le pupitre? Quelle oeuvre « travaille » en ce moment la Walkyrie? La partition est vieille, elle a été très feuilletée. Indiscret, je l'ouvre, c'est Armide, de Gluck.
     Des pas dans le couloir, une porte qui s'ouvre, et Lucienne Bréval, statue vivante, est devant moi.
     Elle m'a tendu la main, souriante, puis; elle s'est assise, dans un large fauteuil, au milieu même. du salon; et sur sa tête, pendue au plafond, une superbe branche de gui se balance, ornée de rubans rosés. Lucienne Bréval est superstieuse. Elle parle, et, durant qu'elle parle, j'admire ses cheveux si fournis et si noirs, qui encadrent si bien sa figure de Muse tragique et je me souviens du jour où je la vise pour la première fois, si troublante et si belle, à Orange, quand, bras nus et gorge nue, le corps enveloppé d'un péplum, elle vint chanter la Pallas Athêné de Saint-Saens, semblable, de tous points, à une palpitante statué de Minerve. Elle parle.

                                                       Pourquoi elle s'en va 

     - Vous venez savoir, pourquoi je quitte l'Opéra? Par dignité d'artiste, simplement. 
    Oh ce qu'on m'a fait est indigne. Je ne comprends pas très bien pourquoi on m'a poussée à ce départ. Je constate seulement que c'est inouï, que je ne pouvais pas m'attendre à cela. Enfin, c'est ainsi. Je m'en vais. Je l'ai écrit à M. Gailhard. J'ai même demandé à M. Gailhard une résiliation immédiate; le directeur de l'Opéra n'a pas voulu; il me réclame, avant de me rendre ma liberté, 80,000 francs de dédit: j'aurais bien tort de les lui donner; je remplirai mon engagement jusqu'au bout; je jouerai le Fils de l'Etoile, d'Erlanger, et je serai fière et heureuse d'interpréter le plus beau rôle de ce bel ouvrage,  je jouerai jusqu'en juin, et puis je m'en irai...
     La cause de mon départ? Voici: Gailhard m'a promis, s'il montait Tristan et Yseult , de nie donner le rôle d'Ysevilt c'était oh&sa entendue avec lui or, ces temps-ci, il a été décidé qu'il monteraitTristan je suis allée lui demander mon rôle; il m'a dit qu'il devait consulter Mme Cosima Wagner, qu'il soutenait devant elle mon unique candidature, qu'il espérait la voir triompher, mais que, cependant...
   Ces hésitations m'étonnèrent; j'insistai, je réclamai ardemment le rôle d'Yseult, qui m'est, dû; jamais on ne me répondait de façon précise; je compris qu'on voulait tergiverser, qu'on n'osait pas me dire que le rôle d'Yseult était réservé à une autre; -j'écrivis à M. Gailhard pour lui annoncer que, dans ces conditions, je préférais m'en aller.
     J'espérais encore qu'à ma lettré M. Gailhard répondrait qu'il n'y avait pas de sa  faute,- que Mme Wagner ne voulait pas de moi ce qui. m'aurait stupéfiée, je l'avoue. Or, au lieu de rejeter toutsur Mme Wagner, M. Gailhard avoue qu'il n'a pas présenté, comme il me l'avait dit, ma seule candidature à Mme Wagner. Il a déclaré à M. Aderer qu'il a soumis à la veuve de l'auteurr de Lohengrin une listaed'interprètes pour Tristan; sur eotte liste, pour le rôle d'Yseult,- figurent Mlle Bréva| et Mlle Grandjean.
     Ainsi, M. Gailhard a menti quand il m'a dit qu'il soutenait ma seule candidature, j'ai, le droit de m'en étonner et de m'en trouvai froissée; toute ma carrière s'est déroulée è l'Opéra, tout mon art, je i'ai donné à l'Opéra,je méritais d'autres égards.

Une doublure

-Mais les raisons de M. Gailhard?
-Vous êtes bien curieux, monsieur.  Vous les connaissez, ces raisons? Peut-être.
-Ou dit que M. Gailhard veut faire faire deéconomies, que Mlle Grandjean coûte moins cher que vous.
- Je ne veux pas vous répondre là-dessus, 
-On dit qu'Alvarez soutient Mlle Grandjean contre vous auprès de M. Gailhard. 
-Je ne veux pas dire de mai de mes camarades.
-On dit...
-On dit... Ne vous préoccupez donc de ce qu'on dit, mais de ce qu'on dira, quand on saura que M. Gailhard m'a laissée partir de l'Opéra, moi qui ai interprété dans cette maison, tous les grands rôles de Wagner; pour donner ma place à Mlle Grarndjean. qui. est ma doublure depuis des annécs. 
     « Ma doublure », comme elle a bien dit cela! Mlle Bréval secoue la tête, et le double collier de perles qui enserre son cou fait un petit bruit léger; elle reparle:
-Gailhard ne pourra se plaindre que ja l'aie pris en traître, en m'en allant; ii m'a dit lui-même, jadis ̃ Vous êtes mon interprète préférée pour Tristan; si Mme Cosima Wagner vous préféférait une autrc M-iiste,. vous auriez raison de vous en montrer froissée et da vous en aller. » Et il a soutenu la candidature de Grandjean!....
-Vous n'aviez jamais rien eu avec Gailhard!
-Si, il y a trois ans, il m'a laissée partir parce que je demandais une petite augmentation de 4.000 francs; je suis allée en Amérique; à mon retour, Gailhard m'a reprise en me donnant satisfaction, même il avaitt voulu me ravoir avant mon retour; il avait écrit à M. Grau, mon impresario, il voulait que je joue Siegfried avec de Reské; Grau refusa de se séparer de moi. Gailhard dut attendre l'expiration de mon traité. 

                                                                              Une carrière

-Il  y a longtemps que vous êtes à l'Opéra?
-Onze ans. j'y ai débuté en sortant du Conservatoire, j'ai joué, pour mes débuts, l'Africaine. 
     Mlle Bréval m'apporte un grand registre, Sur lequel elle a piqué des coupures de journaux ;c'est là son Livre d'Or les éloges les plus grands sont décernés par les critiques à Lucienne Bréval pour ses créations de la Walkyrie, de la Montagne Noire, de Frédégonde, des Maîtres Chanteurs, de la Burqonde. de Henry VIII, de l'Etranger; et des éloges encore, quand elle interpréta Aida, Salammbô, les Huguenots, Sigurd. « Elle est la femme rêvée par Wagner; c'est elle qui chantera. Yseult », a écrit en 1897 un critique ami de M. Gailhard. Et depuis 1897, Mlle Bréval ne songe qu'à Chanter Yseult.
     Des articles extraits de journaux américains me sollicitent; on y parle de la voix "aux caresses inconnues", au "charme ineffable",de la créatrice de l'Etranger; et on y loue aussi sa magnifique beauté "statuesque beauty", dit un journaliste yankee. 
-Et qu'allez-vous faire? -On dit que vous dirigerez un théâtre ?
-Oh! non 1 Je n'ai pas de goût dutout pour être directrice de théâtre; je quitté l'Opéra parce que je veux être une artiste qui s'occupe uniquement de son art et qui ne veut pas avoir à batailler pour obtenir des rôles qu'on lui doit; des amis, artistes et musiciens, m'ont promis leur concours pour une entreprise der représenttions classiques je jouerai Armide, de Gluck; et des œuvres de Rameau et de Lulli. Pour Armide, j'adore cet ouvrage je pars demain soir pour Varsovie, avec Vincent d'Indy, et je vais précisément jouer Armide dans cette ville. C'est Vincent d'Indy. qui m'a conseillé de jouer cet ouvrage.. 
-Vous allez perdre de superbes appointements en quittant l'Opéra. Ça vous est-il égal?
-Royalement. Je veux faire de l'art tranquillement ;'et même les 80,000 francs de dédi que Gailhard a l'air de me réclamer, j'aime mieux les consacrer à monter Armide ou un autre chef-d'œuvre que de les lui donner. N'ai-je pas raison? 
     Et en me disant ces mots, Mlle Bréval se dresse; ses yeux brillent de lueurs étranges ils éclairent son pâle visage d'un feu singulier. Et je me souviens que Mlle Bréval s'appelle Lucienne,  ce qui signifie "Lumineuse".

Fernand Hauser.

Lucienne Bréval en caricature

Lucienne Bréval eut aussi les honneurs de la caricature. Ici par Leonetto Cappiello.

Lucienne Bréval par Leonetto Cappiello

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