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vendredi 2 novembre 2012

Création de Babylon de Jörg Widmann à l'Opéra de Munich

L'Opéra de Munich vient de présenter au public le 27 octobre la création mondiale du deuxième opéra de Jörg Widmann, Babylon. L'oeuvre est dirigée de main de Maître par le directeur musical de la maison, Kent Nagano, qui en est à sa dernière saison à Munich, avant de partir rejoindre Hambourg la saison prochaine. Un plateau remarquable: Jussi Myllis dans le rôle de Tammu, Claron McFadden dans celui de l’Âme, Anna Prohaska dans celui d'Inanna et Willard White dans ceux du Prêtre-roi et de la Mort.  La mise en scène a été confiée à la compagnie de la Fura dels Baus,  célèbre pour ses remarquables productions, sous la direction de Carlus Padrissa. Elel avait déjà invitée la saison passée pour monter Turandot à Munich.

Un Rubik's cube des alphabets du monde
Le livret a été rédigé par le philosophe et essayiste allemand Peter Sloterdijk, qui produit ici son premier livret d'opéra. Au vu du sujet de l'oeuvre qui évoque la Babylone antique du temps de la déportation des Juifs, vers 600 avant notre ère,  il est peut-être important de rappeler qu'on doit notamment à Peter Sloterdijk un ouvrage marquant centré sur la thème de la colère en psychologie politique,  La folie de Dieu (2008). Il y  dénonce les excès des trois monothéismes zélateurs se réclamant du récit d'Abraham, que sont le judaïsme, le christianisme et l'islam. Un ouvrage qu'on pourrait lire ou relire à l'occasion de cette nouvelle production: il y expose l'intolérance de ces religions de l'Un, et propose une nouvelle manière de résoudre les conflits par la communication et la valorisation d'une éthique de la civilisation. C'est que Sloterdijk et Widmann créent avec Babylon un Gesamtkunstwerk (une oeuvre d’art totale), qui donne une nouvelle approche du mythe babylonien. Nous connaissons généralement Babylone par le truchement de la Bible, un ensemble de livres qui stigmatisent Babylone comme la ville du péché par excellence: une ville polythéiste, déjà punie par Dieu dans les épisodes de la tour de Babel et du déluge, une ville orgueilleuse et dominatrice qui a soumis Jérusalem à sa loi et a déporté en exil le peuple juif. Mais ce n'est pas la Babylone de la colère et de la punition divine qui a retenu l'attention du compositeur et du librettiste. La vision partiale de l'histoire vue du point de vue biblique n'est pas retenue, mais bien celle des scientifiques qui à partir de la fin du 19ème siècle découvrent une Babylone qui invente l'écriture, une invention bouleversante qui marquera fondamentalement toutes les civilisations de la planète, une Babylone qui invente et planifie la Ville, qui codifie la Loi, et sait ordonnancer une société comme elle ordonnance l'urbanisme, la Babylone de l'érotisme et de l'amour libre, en somme des valeurs qui nous sont très actuelles. La Babel de Sloterdijk et Widmann n'est pas orgueilleuse et défiant Dieu, mais une ville vivante et créative, une métropole polyglotte et multiculturelle, un creuset dans lequel des cultures diverses se côtoyent et apprennent à vivre ensemble, avec toute la richesse et les développements que cela permet. Une ville qui fait l'expérience de la souffrance et du chaos, mais dans laquelle c'est à l'humanité de se prendre en charge et d'instaurer un ordre terrestre.

L'Euphrate (Gabriele Schnaut)
Deux civilisations se heurtent et se rencontrent 600 ans avant notre ère. Les livres bibliques attribués aux prophètes Jérémie et Ezéchiel en rendront compte à leur manière. Dans le nouvel opéra, ce choc civilisationnel s'incarne dans les protagonistes: la difficile relation amoureuse entre la prêtresse babylonienne Inanna et l’exilé juif Tammu qui met en relief les différences culturelles entre les deux peuples. Le héros juif Tammu sera tiraillé entre son attirance pour l'Âme, un personnage allégorique qui incarne la nostalgie de la terre natale et le désir d'y retourner, la fidélité à la nation juive, et son amour pour la prêtresse Inanna, ce qui n'est pas sans rappeler les déchirements de Tannhaüser entre le pôle amoureux et érotique de Vénus et le pôle sage, ordonné et philosophique d'Elisabeth. Lorsque Babylone vit sous la menace de cataclysmes, le Fleuve Euphrate élève la voix (extraordinaire Gabriele Schnaut) pour clamer son innocence et refuser d'assumer la responsabilité de la catastrophe. Le Prêtre-Roi propose alors aux  Babyloniens d'offrir une victime expiatoire: ils sacrifieront  Tammu pour apaiser la colère des dieux. Mais Innana, en contre-Orphée, ira à la rencontre  de la Mort et la convaincra de l'impensable: ramener Tammu à la vie. La force de son amour finira par convaincre la Mort qui permettra le retour de Tammu à la vie, à la condition que les deux amants ne se quittent pas une seconde des yeux pendant la remontée vers le royaume des vivants.

Magie du nombre sept, phalluset vulves
Enfin, les Babyloniens ne sont pas seulement les inventeurs de l'Alphabet et de la Ville, ils sont aussi le ordonnateurs du temps. Pour rétablir l'ordre et sortir le monde du chaos, ils inventent la règle de la semaine de 7 jours. L'opéra est placé sous le signe du Sept: sept tableaux, sept phallus et sept vulves géants qui évoquent les fêtes orgiaques du cycle des saisons, sept personnages en costumes d'Arlequins qui figurent des planètes qui correspondent chacune à un jour de la semaine. Les musicologues s'attacheront sans doute à retrouver le chiffre sept dans la partition de Jörg Widmann.

En somme, Widmann et Sloterdijk nous proposent une Babylone fantasmée à partir de la Babylone historique, et dont le destin évoque les problématiques des mégapoles modernes et pose la question de la faisabilité et de l'utopie de la vie multiculturelle commune: à l'opposé du mythe d'Orphée qui perd son Euridyce, l'Amour d'Innana ramène Tammu à la vie; l'Amour et  l'Ordre pourraient-ils vaincre les dissensions religieuses et culturelles? Notre société est-elle capable de civilisation et de culture? Au sortir de l'opéra, la question reste posée et la réponse en est ouverte. le tableau final, celle d'une Babylone envahie par des hommes-scorpions qui croissent et se multiplient à grande vitesse, n'incite cependant pas à trop d'optimisme.

La mise en scène de Carlos Padrissa et de la Fura del baus est à l'aune de la partition de Widmann et du livret de Sloterdijk: au déferlement des sons et des idées  correspond un déferlement de vagues visuelles  parfaitement orchestrées et d'une beauté souvent confondante, avec une visualisation rimbaldienne du langage qui donne vie et  couleurs aux lettres des alphabets de toutes origines, des pictogrammes cunéiformes aux alphabets grecs et latins. Les lettres déferlent de toute part, s'articulent en architectures pour former les murailles et les portes gigantesque d'une Babylone mythique. L'Euphrate lui-même est figuré par des panneaux mouvants portés à bout de bras dans des tranchées de scènes. Et quand ce monde de lettres s'effondre, un mythique homme-scorpion survit dans les décombres de la civilisation et se démultiplie, envahissant les ruines de la mégapole.

Les couleurs, le fleuve et les sons se répondent, l'orchestre déborde lui aussi de son cadre habituel et envahit les loges d'avant-scène où prennent place des percussionnistes qui à l'aide d'instruments plus exotiques vont rendre compte de la babélisation du langage, la diversité musicale contribue au multiculturalisme ambiant. Tamtams, xylophones, vibraphones, gongs, tambourins, castagnettes et autres maracas, un nombre impressionnant d'instruments des musiques du monde est sollicité pour évoquer le creuset citadin de la diversité. Ce n'est pas sans rappeler l'orchestre mobilisé pour le Saint François d'Olivier Messiaen. Kent Nagano, en expert des musiques du XXème siècle, navigue avec une compétence heureuse sur le fleuve de la partition. Un moment plus léger de la soirée est donné lors du cortège babylonien de l'an nouveau, alors que Widmann donne des tons d'opérette ou de comédie musicale à sa musique avec des emprunts gaudriolesques notamment au folkore musical bavarois: la Fura del Baus s'est prêtée à coeur  joie à la création d'un cortège carnavalesque qui tenait du carnaval vénitien et de l'Oktoberfest, on ne pouvait pousser le bouchon du melting-pot culturel plus loin. A l'opposé, on trouvera des moments plus intenses et plus graves, comme celui très émouvant où Widmann écrit un somptueux duo pour clarinette et soprano en introduction d'un des tableaux.

Il y a cependant des ombres à cette orgie de tableaux visuels et sonores: on est pris dans un étourdissement de sensations, c'est un monde de tableaux et de représentations toujours mouvantes qui sollicitent l'attention au détriment de l'individualisation: les protagonistes ne semblent que peu en communication, on ne ressent pas de grands bouleversements et déchirements intérieurs en Tammu qui devrait pour tant être tiraillé entre amour de la patrie et passion amoureuse, la tempête macroscopique ne semble laisser que peu de place à la densité psychologique, Tammu n'est pas Tannhaüser. Il faudra prendre le temps de l'analyse du livret et de la partition, et de la nécessaire décantation, pour déterminer s'il n'y a là qu'une impression due à une mise en scène aussi réussie qu'orgastique. Ce samedi 3 novembre, les amateurs du monde  entier pourront s'en faire une idée puisque le Bayerisches Staatsoper nous offre une retransmission de l'opéra sur internet en video-streaming.

Prochaines représentations: les 3 novembre (avec captation et webstreaming), 6 et 10 novembre au Théâtre national de Munich. Et le 21 juillet 2013, dans le cadre du Festival d’opéra de Munich (Münchner Opernfestspiele).

Crédit photographique: Wilfried Hösl

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