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jeudi 12 juillet 2012

Götterdämmerung-Nagano/Kriegenburg- Munich juillet 2012



Avec le Crépuscule des dieux, la saga wagnérienne aborde le monde des humains. Dans la mise en scène munichoise du Ring par Andreas Kriegenburg, ce changement de plan s'accompagne d'une transformation radicale, avec une césure marquante. Si dans les trois premières parties du Ring, les humains servaient de matériaux de construction pour les décors, avec leur chair broyée et ignorée dans le monde des dieux, ils rentrent pleinement en scène à présent, et les décors abandonnent les corps pour la modernité. Andreas Kriegenburg mobilise pour ce faire les allusions à l'actualité récente: Fukushima, la vie sexuelle tapageuse d'un ponte de la finance internationale, la crise de l'euro ou encore les moyens de communication contemporains et la dépendance irrépressible et frénétique au téléphone portable. On aimerait parfois que ce soit moins ostentatoire, mais Andreas Kriegenburg n'en a cure, on en prend plein la gueule, c'est très dérangeant, et à la fois extrêmement efficace. On ne pourra cependant reprocher à la mise en scène de tomber dans les seuls travers souvent dénoncés du Regietheater, parce que, même si d'évidence elle en utilise certains procédés, elle les transcende le plus souvent, et les appels à l'actualité sont surtout l'occasion de dégager une vision plus universelle, celle de la chute des empires, fussent-ils divins, des systèmes, fussent-ils monétaires intenationaux, celle des cycles toujours répétés, celle de la mort et de la résurrection, de l'éternel retour.

L'actualité s'impose dès la première scène: une série d'écrans de télévision diffusent des émissions d'information avec leur défilé de calamités. Ils forment l'encadrement d'un caisson de scène dans lequel des humains grisâtres prostrés et fatalistes sont passés aux compteurs geiger par les hommes d'une celulle de décontamination. Ils ne semblent pas s'apercevoir de la présence des trois Nornes, en longues robes blanches qui circulent parmi eux et les observent tout en tissant leur fil, dont elle les encercle, sans doute pour signaler que le temps de ces malheureuses créatures est sur le point de s'achever. La scène est de toute beauté, puissamment évocatrice, comme l'est le chant des Nornes, magnifique.

Changement de décor pour la cour du Roi des Burgondes, où on refait le monde en envisageant des manigances de politiques matrimoniale et financière. La luxure domine, des soubrettes sont séduites et contraintes à effecteur des fellations qui n'ont pas l'air de satisfaire ceux qui les reçoivent ou de servir d'objets à des jeux absurdes, ainsi de cette employée de maison assise par terre les jambes écartées, et dont le vagin sert de trou-cible pour un putting de golf. Le symbole géant de l'euro forme le corps d'un cheval à bascule, sur lequel viendra se balancer plus tard une Gudrune lascive. Une fois que Siegfried et Brünnhilde seront tombés dans les pièges tendus par la famille Gibichungen, les noces de Gudrun et Siegfried seront suivies d'un banquet organisé sur une gigantesque table ayant les formes du sigle de la monnaie unique. Et plus tard, la table-euro sera fragmentée, démantelée dans un monde en perdition. Les humains ne sont pas dans cette dernière partie beaucoup mieux lotis que dans les précédentes: ils sont ici avachis dans un monde intoxiqué. Le thème de l' intoxication est omniprésent: intoxication à l'atome dans la première scène, à l'alcool au moment des festins de noces, à l'assuétude des téléphones portables, tant dans leur usage téléphonique que dans les prises photographiques, intoxication idéologique enfin...

Pour le palais burgonde, Harald Thor a construit un décor d'architecture contemporaine de verre et de métal: les écrans et le caisson du premier tableau ont fait place à l'atrium d'un espace public qui tient du shopping mall de luxe ou du ministère. Trois parois de vitrages derrière lesquels on aperçoit sur plusieurs étages des couloirs aux fonctions changeantes: tantôt y sont projetées les images de boutiques qui rappellent le luxe du quartier de l'opéra à Munich, tantôt y déambulent des employés affairés, qui deviennent aussi les témoins le plus souvent indifférents, mais à la fin horrifiés, des scènes qui se déroulent dans l'espace central. Un jeu de passerelles mobiles, sur lesquelles peuvent venir prendre place les chanteurs ou le choeur, relie les parois latérales. Le peuple burgonde sans âme en sombre costume militaire est uniformément aligné et répète les gestes de tous les fascismes. C'est là le monde sinistre dérisoire de Mammon, un monde tout aussi condamné à la disparition que celui des dieux, mais qui croit encore, mais en vain, à l'exercice de la puissance. Kriegenburg traite particulièrement bien le personnage de Gutrune dans son inconsistance psychique: une mariée illusoire et lascive qui veut croire à son amour factice et qui promène la traîne de son inutile robe blanche.

Pour la scène où Waltraute vient rejoindre sa soeur et l'enjoindre à renoncer à ses entrerpises, des figurants bâtiront un enclos de planche, retour momentané à la forme du caisson encadré du premier tableau. Le feu sacré qui entoure le rocher de Brünnhilde est projeté en fond de scène et, à rebours, pourra être vu comme la préfiguration de l'incendie final.

Waltraute et Brünnhilde
Puis c'est le retour au palais de verre pour le meurtre de Siegfried avec des tableaux scéniques puissants comme celui du choeur d'hommes qui vient entourer le cadavre ou encore la belle et lente procession du catafalque de Siegfried emporté en fond de scène à dos d'hommes, revenant ensuite sur scène. Le travail de la chorégraphe Zenta Haerter est ici comme dans les productions précédentes particulièrement réussi. L'équipe d'Andreas Kriegenburg, avec les lumières de Stefan Bollinger et les costumes d'Andrea Schraad, fournit un travail des plus remarquables.

Apothéose scénique dans l'incendie final qui embrase et détruit ce monde condamné à disparaître, mais où déjà pointe un nouveau cycle avec l'arrivée en scène de figurants vêtus de blanc. Les trois filles du Rhin se seront d'abord emparées de l'anneau lors d'une scène, qui fait pendant à celle des Nornes, où on les voit juchées sur les tables démantelées, repoussant avec dégoût du bout des pieds les corps avinés ce champagne de l'humanité pauvrement tragique des noceurs.

Après les crépitements des applaudissements et des hourras, le public sort d'un théâtre qui a pris feu, l'incendie s'est propagé à la façade du théâtre, on quitte l'opéra dans le crépitement des flammes et le fracas d'un effondrement. Une video installation géante et efficace qui rappelle qu'un monde est en train de disparaître .

Si, comme c'est la loi du genre, la mise en scène a entraîné une pléiade d'avis divergents qui vont de l'enchantement à la détestation, la direction musicale de Kent Nagano, le travail de l'orchestre et des choeurs font l'unanimité. Il ne se trouve plus personne pour contester la compétence wagnérienne du chef d'orchestre . On est captivé par la précision analytique de cette direction qui rend entièrement la richesse des sonorités et la palette des couleurs en maintenant tout au long de l'oeuvre la nécessaire tension dramatique, on est admiratif aussi devant son suivi attentif et prévenant des chanteurs. Le Ring vient couronner l'admirable travail de Nagano avec l'orchestre national bavarois, un travail qui se termine la saison prochaine, au regret de plus en plus marqué d'un public aujourd'hui tout acquis à son chef américain.

On a à nouveau pour ce dernier acte du Ring un plateau équilibré dans l'excellence, avec entre autres un Wolfgang Koch très en forme en Alberich ou la puissante basse du Hagen d'Attila Jung. Malgré un talent vocal considérable, le Siegfried de Stephen Gould ne passe bien que si l'on ferme les yeux, il n'a pas le physique de l'emploi héroïque qu'il est supposé incarné. Les Filles du Rhin et les Nornes enchantent, la Waltraute de Michaele Schulster donne un duo remarquable dans la scène avec Brünnhilde et Anna Gabler joue et chante avec bonheur une Gutrune complètement déjantée. Mais cette cour des grands est totalement dominée par la voix impériale de Nina Stemme, puissante, précise, vibrante, avec l'intensité concentrée du travail de l'actrice. On est à la fois subjugé et stupéfié et on se demande comment une telle performance est possible, avec la même énergie, la même présence en scène d'un bout à l'autre de la plus longue des oeuvres du Ring. Une Brünnhilde fulgurante, définitive! La perfection de l'incarnation de la Brünnhilde de Nina Stemme soutenue et combinée au travail de Kent Nagano et de l'orchestre national de Bavière font de ce Crépuscule une soirée wagnérienne inoubliable.

 Live streaming le  15 juillet à 17 heures sur le site du Bayerische Staatsoper

Photos: Wilfried Hösl









1 commentaire:

  1. Merci Luc pour cet excellent compte rendu.
    J'ai pu voir le Live streaming ; quelques observations rapides :
    Le peu que nous avons vu nous ferait plutôt dire qu'il n'y a pas de vraie conception dans la mise en scène de ce Götterdämmerung ; beaucoup d'encombrements anecdotiques , des "trucs" gadgets innombrables .

    L'essentiel est que tout cela ne gène pas (trop) les personnages dans leur propos dramatique et que les chanteurs sont bien dirigés et s'engagent comme s'ils jouaient leur peau dans cette histoire . Et ça c'est sans prix

    Deux mots encore : la distribution est honorable sans plus : Hagen loin vocalement de H.P.König ,loin mais crédible , tout de même l'instabilité de la voix est parfois problématique.
    Siegfried , "il y va" , il ne s'économise pas , alors bravo ,il n'est pas destiné à rester dans les mémoires .
    Très bons Gibichungen .

    Brünnhilde: que dire (par exemple) de cette montée si redoutable et sublime "O ihr , der Eide ewige Hüter !" où chaque altération , chaque intervalle est une acrobatie sans nom et si exactement et si profondément juste ...jusqu'à ce retour vers le plus profond de soi : "Alles, alles alles weiss ich " . On voit Nina Stemme faire advenir les mots comme signifiants , les faire entrer en elle par le seul effet de l'intention musicale .
    ça c'est incroyable , il n'y a pas une autre Brünnhilde qui fait ça , à cet endroit là .
    Seule Callas dans d'autres personnages fait retourner vers l'intérieur le son pour transcender le texte .

    Et puis ces larmes qu'elle nous fait venir quand vers la pensée du père elle se tourne , je dis bien la pensée , à ce moment là aussi Stemme ne s’adresse plus à aucun public mais au seul père vers lequel elle revient enfin : "Ruhe, ruhe, du Gott !"

    Tout ça se fait avec une voix capable de graves , de ligne , de douceurs , de nuances , dans chaque syllabe , de puissance sans mesure ; on dirait que rien ne lui coûte alors que le sang pourrait jaillir de ses yeux,de ses oreilles , de sa gorge .
    Elle donne tout mais sans nous faire sentir l'effort , sans forcer ,comme s'il y avait de la réserve alors qu'on ne peut pas croire que tout n'est pas mis en jeu . Tout est mis en jeu , mais tout est dans le jeu , rien ne l'altère .
    Je ne comparerai pas avec sa toute première interprétation de ce rôle à laquelle j'ai assisté à San Francisco ( cette fois ci à quelques m de la scène , Zambello engageait une conception plus politique de l'oeuvre et le texte dramaturgique avait une très grande place) .
    Mais peut être Stemme était elle encore plus "facile" ce soir ; c'est idiot de dire "facile" , mais je ne sais pas comment l'exprimer .

    Merci encore Luc de nous avoir signalé cette retransmission
    Bernard (alias Quetzal)

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