LE SABOT DE VÉNUS (1)
Ô Cypripède, fleur bizarre,
La plus cachée et la plus rare
Qui croisse en nos bois, les savans
T'ont donné Vénus pour marraine,
Une humble Vénus, souveraine
Dont les hêtres sont les servans.
Ton nom latin et symbolique,
Demi-païen, demi-rustique,
Évoque la fraîcheur d'un val
Où les bergères et les fées,
D'un rayon de lune coiffées,
Viendraient la nuit mener leur bal.
Comme autrefois la Fleur qui chante,
Fantasque et merveilleuse plante,
Que de gens t'ont cherchée en vain !
Tes amoureux, que rien n'arrête,
Ont pour découvrir ta retraite
En vain fouillé combe et ravin.
Un jour cependant, à l'orée
D'une forêt inexplorée,
Pleine d'antiques tumulus,
Sur un tertre de terre noire
Je t'ai vu surgir dans ta gloire,
Étrange Sabot de Vénus.
Là, depuis des siècles sans nombre,
Tu t'épanouissais à l'ombre
Des murgers moussus et croulans
Au temps des légions romaines,
Là, tu grandissais sous les chênes
Hantés de souvenirs troublans.
Car c'est au fond de ces futaies,
Que nos aïeux porteurs de braies
Attaquèrent César vainqueur,
Et que, dans le choc des mêlées,
Leur sang rouge en larges coulées
Éclaboussa l'arbre et la fleur.
Toi, bravement, pour ta défense,
Pointant ta feuille en fer de lance,
Tu haussais le frêle étendard
De ton éclatant cimier jaune,
Et tu semblais une amazone
Farouche, qui brandit son dard.
Et te voici, comme au vieil âge,
Toujours belle, toujours sauvage ;
Mais la forêt dort à l'entour,
Et tu répands, magicienne,
Avec plus de grâce sereine
Ta capiteuse odeur d'amour!
Maintenant que je t'ai conquise,
À l'aspect de ta forme exquise,
Ma passion s'avive encor.
Pourtant, plus craintif et plus tendre,
C'est à peine si j'ose étendre
Ma main vers tes corolles d'or.
Devant toi, je reste en extase.
Le ruisseau chante, l'oiseau jase,
Un soupir monte. Je crois voir
La plante changer de figure
Et, nu sous la feuillée obscure,
Un corps féminin se mouvoir.
La blanche vision s'élève,
Floue, imprécise comme un rêve,
— Mais quel rêve et combien heureux! –—
Boucles flottantes, clair sourire,
Blonde vapeur où l'on respire
Le parfum épars des cheveux.
Sur les crosses de la fougère
La forme dansante et légère
M'enivre d'un regard câlin
Ainsi, jadis, dit la légende,
Dans les bois de Brocéliande
Viviane enchanta Merlin.
(1) Ophrys Cypripedium, l'une de nos plus belles et de nos plus rares orchidées indigènes.
Poème publié dans la Revue des deux Mondes de janvier 1907
Photos © Luc-Henri Roger
Né à : Marly-le-Roi , le 8/10/1833
Mort à : Bourg-la-Reine , le 23/04/1907
Claude-Adhémar-André Theuriet est un poète, romancier et auteur dramatique français.
Après avoir fait ses études à Bar-le-Duc: Bachelier en droit le 28 novembre 1855 il est employé à la Direction des Domaines à Auberive de 1856 à 1859,; à Tours de 1859 à 1863, puis à Amiens, avant de devenir chef de bureau à l'enregistrement en 1863, au ministère des finances. Il commence à publier des poèmes et des nouvelles à la Revue des Deux Mondes.
A la guerre de 1870, il est au 19e bataillon de la 2e compagnie de la Garde nationale de la Seine. En 1871, il participe à la Bataille de Buzenval.En 1872, son drame, Jean-Marie, est représenté au Théâtre de l'Odéon.
Il est élu membre de l'Académie française le 10 décembre 1896, au fauteuil d'Alexandre Dumas fils, et il y est reçu par l'écrivain Paul Bourget. Le conseil municipal de Bourg-la-Reine fait réaliser à Pierre-Adrien Dalpayrat deux belles assiettes en porcelaine qui lui sont offertes.
André Theuriet est un écrivain qui chante les terroirs, les forêts, les petites villes bourgeoises.
Il publie de nombreux romans sur Bar-le-Duc, le pays d'Auberive, la Touraine et le Poitou, la Savoie — il séjourna plusieurs étés à Talloires, sur les bords du Lac d'Annecy — et l'Argonne. L'intrigue de ses romans est souvent conventionnelle et les personnages incarnent tous les grands sentiments de l'époque, parfois d'une façon stéréotypée. Mais son œuvre laisse un témoignage précis et fidèle de la vie quotidienne dans les villes et villages de province où les passions semblent magnifiées par les paysages où elles naissent et le lyrisme de l'auteur.
Source : Wikipédia
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