vendredi 26 octobre 2018

Un point de vue français sur l'affaire de l'Or du Rhin : une tempête dans un verre d'eau !




A l'été 1869, la première de l'Or du Rhin avait fort agité les esprits à Munich. Le journal Le Français (1) du 15 septembre 1869 fut un des rares journaux français à jeter un regard politique critique sur ce qui était devenu l'affaire de l'Or du Rhin.  Voici l'article que livra  Gustave Allard (2)  dans sa rubrique Les Echos. Tout en offrant un portrait détaillé et contrasté du roi Louis II, il ironise sur l'ampleur de l'agitation qui entoura la première du prologue de l'Anneau des Nibelungen :

" Nous disions, il y a quelques jours, que le goût du roi de Bavière pour la musique et son affection pour Richard Wagner avaient failli causer une émeute à Munich. Un correspondant du Temps écrit à ce sujet, de Dresde, une lettre vraiment piquante. Nous en détachons un passage : 

Quand on parle de la Bavière, on se souvient involontairement de certaine précieuse petite cour d’Italie, dont Stendhal fait la description dans la Chartreuse de Parme. A Munich, comme dans la Parme de Stendhal, la politique se compose de tout ce qui n’est pas la politique. Il y a bien, ici comme là-bas, des hommes d’Etat fort graves qui mettent leur habit de cérémonie pour écrire une dépêche, mais, ici comme là-bas, on est aussi étranger aux grandes affaires de la politique, que si ces affaires se passaient dans la lune ; le tout avec la différence de caractère et de mœurs qui distingue l’Allemagne de l’Italie, avec beaucoup de bonhomie à Munich, un grand et vague idéalisme, point de cruauté, et pas le moindre despotisme, et aucun esprit d’intrigue féminine. Un Beyle, qui, dans cinquante ans d'ici conterait la vie douce et enfantine de la cour actuelle de Bavière, ravirait d’aise ses lecteurs, et composerait le livre le plus curieux peut-être sur l’époque présente. Vous vous figureriez difficilement un petit roi plus charmant que Sa Majesté bavaroise. Je n'ai jamais pu regarder ses portraits sans songer au prince Charmant ou à quelque autre souverain des contes de fées. Les femmes en raffolent, mais platoniquement, et comme ou raffole d’un bel enfant. Peut-être bien ne tiendrait-il qu’au roi que ces amours poétiques devinssent des passions orageuses, mais le roi ne pense pas plus aux femmes qu’à la politique, et les seules folies qu’il se permette, - mais quelles folies aussi et quelles orgies ! - c'est la musique qui les lui fait faire, la musique de l’avenir, du maestro Wagner. En 1866, pendant que ses armées s'embrouillaient dans les forêts de la Thuringe, et que ses régiments de cuirassiers se faisaient sottement hacher en morceaux par la mitraille prussienne dans des défilés obscurs, le roi, dans une nacelle d'opéra-comique, naviguait autour des bosquets de l’Ile des Roses et, revêtu du costume de Tannhauser, chantait des ballades au clair de lune. On essaya alors de lui en vouloir, et des voix indignées s’élevèrent dans le Sud. Mais quoi! l’indignation ne put tenir contre cette ravissante innocence.

Trois années se sont écoulées depuis lors. L’Allemagne traverse là crise la plus difficile dans laquelle elle se soit trouvée engagée depuis 1813. De toutes parts, des dangers surgissent pour la Bavière. La Prusse la convoite; l’Autriche la regrette; les ultramontains livrent un assaut terrible et déplacent l’ancienne majorité de la Chambre.

La démocratie du Sud parle ouvertement de ses projets de reconstruction de l'Allemagne "qui ne coûteraient que quelques couronnes". Il y a, à l’Ouest, la France impériale avec son armée réorganisée et les indécisions menaçantes de son gouvernement; il y a, à l’Est, l’Autriche et M. de Beust; il y a, au Nord, et jusque dans le cœur de la Bavière, M. de Bismarck et ses amis, avec leur appétit d’annexion. Le petit roi de 1866 s’est-il réveillé depuis lors ?A-t-il ouvert les yeux à tous les dangers qu’il s’agirait de conjurer? Hélas non! Le roi de 1869 est encore le prince Charmant de 1866, e$, pendant que M. de Beust et M. de Bismark font retentir l’Europe entière des échos de leurs dépêches, Sa Majesté Louis de Bavière rêve aux mélodies du dernier opéra de Richard Wagner et combine un truc avec son machiniste pour faire voir à ses fidèles sujets des nymphes du Rhin nageant autour d’un trésor convoité par deux géants et par un nain. Les nymphes pourront-elles flotter convenablement? pourront-elles chanter en même temps ? les vagues du Rhin seront-elles représentées de manière à produire une illusion complète? verra-t-on monter et descendre les brouillards du fleuve ? les géants seront-ils suffisamment grands? le nain suffisamment petit? On ne se demande pas autre chose à Munich depuis bientôt un mois, et ces préoccupations énormes causent des insomnies aux hommes d'Etat du royaume des Wittelsbach. C’a été, paraît-il, des tempêtes sans fin dans ce verre d’eau de royaume : tempêtes d’acteurs, d'orchestre, de machinistes, de peintres décorateurs, de compositeurs et de directeur par-dessus le marché. Un peu plus, et le cabinet Hohenlohe, qui a résisté aux élections, était ébranlé par les péripéties du nouvel opéra de Wagner, qui met à l'envers tant de têtes de majestés et d’excellences. Rheingold est-il un chef-d’œuvre? Je l’ignore. Mais ce que je sais fort bien, c’est que tout ce tumulte autour d’un opéra, quand il y a un si grand silence autour de la politique, est chose plus attristante encore que risible.

Malheureuse Bavière !malheureux roi ! pourrait-on s’écrier, en rappelant certaine parole fameuse de l’ancien Journal des Débats. Tout dort ici quand les plus graves problèmes se nouent de tous cotés. Le roi se promène et rêve; jamais on n’apprend qu’il ait travaillé avec ses ministres, mais souvent on entend parler de ses excursions à cheval dans la forêt, de ses extases musicales, quelquefois aussi de ses dévotions. Et lorsque soudain ce prince Charmant se réveille, une énergie subite s’allume dans ce cœur d’enfant :la cour et la nation sont étonnées par un coup d'audace. Qu’est-ce ? Un opéra de Wagner ne peut pas être représenté! les décors sont manqués ! les trucs ne fonctionnent pas ! Le souverain intervient alors, et destitue un chef d’orchestre et un machiniste.

Toute la presse, en ce moment, s’occupe du roi de Bavière : ce sont propos de journalistes qui n’ont rien de sérieux à dire. M. Albert Wolf raconte au Figaro dans quelle circonstance il a vu Louis II, et 1'impression que lui a faite le monarque :

Le hasard m’a fait voir le jeune roi de Bavière. Comme je passais devant le palais, je vis une foule énorme autour d’un magnifique carrosse qui attendait à la petite porte de l’entrée des artistes. Le roi
allait descendre, et à une fenêtre du premier étage se montrait un chambellan qui fit dire à mon ami Frédéric Béchard (3) :

- Voyez donc comme il ressemble à M. de Saint-Georges !
- Est-ce de l’auteur de ce nom que vous parlez ? nous demanda un étranger armé d’une canne et doué d’un accent international très-prononcé.
- Oui.
- J’ai vu M. de Saint-Georges à Wiesbaden, continua l’étranger; c’est à Wiesbaden encore que j’ai fait la connaissance de Michel Carré.
- Ah! vraiment!
- Et ces messieurs viennent pour la
première fois à Munich?
- Oui.
- Et vous voudriez voir mon roi?
- C’est notre plus ardent désir.

L’homme à la canne nous fit signe de le suivre; il traversa une double haie de gardes, monta l’escalier et nous conduisit dans une vaste salle du premier étage, ornée des portraits des ancêtres de Louis II. Au fond de cette salle, devant une porte ouverte à deux battants, se tenaient deux vétérans de la garde en uniforme de gala, le casque doré sur la tête, le mousqueton au port d’armes; dans l’autre salle, nous aperçûmes un capitaine des gardes qui, le sabre au poing, veillait à la porte du roi.

- Sa Majesté ne tardera pas à venir ! dit l’homme à la canne.

Au bout de cinq minutes, sur un signal venu je ne sais d'où, les tambours dans la rue battirent aux champs ; je vis le capitaine des gardes se prosterner à ce point que le plumet de son casque balayait le
parquet; puis, se redressant, il tourna sur ses talons, et, droit et raide comme un héraut d’armes de la Juive, il marcha devant le roi, qui venait de quitter son cabinet.

Louis II nous apparut dans toute sa majesté. C’est un grand jeune homme, d’une taille élevée, à la figure très-sympathique. La raie qu’il porte au milieu de la tête donne à ses traits un faux air de gandin ; des moustaches à peine naissantes ornent sa lèvre royale; c’est certainement un très-joli garçon que le jeune roi, et je comprends l’enthousiasme de l’homme à la canne qui, me poussant du coude, me dit tout bas :

—N’est-ce pas que mon roi est beau?

Toujours précédé de son capitaine des gardes, Louis II, en tenue d’officier d’infanterie, traversa la salle où, du haut de leurs cadres, les ancêtres contemplaient avec une expression de pitié, leur jeune successeur qui marchait sur les talons et nous salua par un mouvement sec de la tête comme un roi mécanique qui aurait un ressort de montre dans le ventre ; toute l’expression de sa figure est d’une douceur séduisante, mais dans les yeux du royal enfant on lit la terrible maladie qui le ronge et qui annonce l’ennui. 

Oui, ce roi que l'on a mis sur un trône à l’âge où d’autres courent l’aventure, ce jeune garçon sur la tête de qui on a posé une couronne, cet enfant qui ne sait rien de la vie, s’ennuie dans le vaste château de ses pères, et la nuit, quand ses courtisans dorment, il demande un cheval et erre dans la campagne silencieuse et déserte, à la recherche de l’imprévu, comme un gendarme à la recherche d’un malfaiteur ; Louis II a le spleen ; des enchantements de la vie, il n’a encore connu que la musique, et il lui adonné son âme tout entière ;c’est en cherchant à découvrir dans les partitions de Wagner les mélodies infinies que cet adroit musicien sait si bien cacher, que le roi de Bavière oublie son ennui et son trône et se plonge dans des rêveries sans fin ; la musique de  Wagner, c'est son opium, et, comme ce poison, elle donne les hallucinations de l'esprit en même temps qu’elle dévaste le corps. Il suffit d’entrevoir un instant le jeune roi pour lire dans son regard les extravagances de sa pensée et pour comprendre l’empire que pouvait prendre sur ce jeune esprit le musicien de l’avenir qui sut entraîner le cerveau de ce royal enfant dans les régions mystiques de son art.

Perdu dans cette froide et mélancolique ville de Munich que son aïeul Louis Ier a doté d’une foule de contrefaçons de monuments antiques comme un bourgeois qui ferait construire un Parthénon dans son antichambre, le jeune roi de Bavière s’ennuie à outrance ; de temps en temps il s’échappe de son palais comme un écolier qui fait l’école buissonnière et court les champs sans se soucier de l’inquiétude que ses absences prolongées propagent au sein de son conseil des ministres.

Après le départ du roi, le monsieur à la canne nous salua et disparut par un couloir comme un homme qui connaît tous les détours du palais.

GUSTAVE ALLARD. "



(1) Le Français : journal du soir parut du 2 août 1868 au 1er novembre 1887. 

(2) Gustave Allard fut le gérant du journal Le Français.

(3) Frédéric Béchard (1824-1898), dramaturge et haut-fonctionnaire français, il collabora à l'Artiste et à la Gazette de France.

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