mardi 4 septembre 2018

Ludwig, un roi sur la lune : l’histoire d’un roi fou jouée par des comédien.ne.s en situation de handicap mental. Un article de Marie Astier.

Julien Perraudeau, Rodolphe Burger, Christian Lizet, Tristan Cantin,
Jean-Claude Pouliquen , Guillaume Drouadaine

(crédit photo : Christian Berthelot)

130 ans après sa mort tragique, la destinée du roi Louis II de Bavière est encore fréquemment le sujet d'une production théâtrale nouvelle. Ainsi de Ludwig, un roi sur la lune, un spectacle mis en scène par Madeleine Louarn. Si la presse s'intéresse à ces nouvelles productions qu'elle présente dans ses colonnes, il est plutôt rare de trouver une étude universitaire approfondie sur le sujet. 

En 2017, Marie Astier publiait dans Voix plurielles, la revue de l'Association des Professeur-e-s de Français des Universités et Collèges Canadiens, un article intitulé Ludwig, un roi sur la lune : l’histoire d’un roi fou jouée par des comédien.ne.s en situation de handicap mental. Nous avons pu prendre contact avec la Dr Marie Astier qui a aimablement accepté que son étude soit reproduite sur notre blog. Nous l'en remercions vivement. 


Dr Marie ASTIER 

Comédienne, metteure en scène, professeure d'Art dramatique, chercheuse en Arts du Spectacle et aujourd'hui docteure, la Dr Marie Astier vient de présenter avec succès sa thèse de doctorat intitulée « présence et représentation du handicap mental , sur la scène contemporaine française ».

Formée aux conservatoires d’Art Dramatique de Versailles puis du XVe arrondissement de Paris et diplômée de l’Université Paris III et de l’Ecole Normale Supérieure, Marie Astier a toujours mêlé théorie et pratique théâtrale.

Elle a participé à de nombreux projets théâtraux, hébergés ou non par sa Compagnie En Carton, en tant que metteure en scène ou/et en tant que comédienne (El Enano en la botella, Don’t trip over the wire, VI(e)H, Bitume et Sarbacanes, HOSTO, L’Etrange théâtre d’Erasme Atia et Sarnec Glue, Or Oiez que li fabliaus dit… ).

Elle est également professeure d’Art Dramatique au Carré des Arts de la Celle Saint Cloud.


Résumé

Ludwig, un roi sur la lune, spectacle mis en scène par Madeleine Louarn avec les comédien.ne.s professionnels en situation de handicap mental de l’Atelier Catalyse et présenté lors de la dernière édition du Festival d’Avignon n’est pas une reconstitution historique de la vie de Louis II de Bavière, roi du XIXe siècle diagnostiqué paranoïaque et destitué pour être interné, mais une tentative de transcrire théâtralement la perception du monde d’un homme amoureux de l’Art, de la nature et des hommes, mais qui devait être Roi. Ce n’est ni un personnage ni des comédien.ne.s « handicapé.e.s » que nous sommes invités à voir, mais les visions de Ludwig incarnées par des comédien.ne.s qui se trouvent être en situation de handicap mental. Dans ce spectacle, la « folie » devenue plus tard « handicap mental » apparaît sous les traits de la non-conformité bien plus que sous ceux de la pathologie.


(crédit photo : Christian Berthelot)

Ludwig, un roi sur la lune : l’histoire d’un roi réputé fou jouée par des comédien.ne.s en situation de handicap mental. Une étude de Marie Astier.

          Louis Othon Frédéric Guillaume de Wittelsbach (1845-1886) fut le quatrième roi de Bavière de 1864 à 1886. En 2016, deux ans après Les oiseaux, adapté de la comédie d’Aristophane, Madeleine Louarn et Frédéric Vossier décident de s’emparer de ce qu’ils considèrent être un nouvel objet de recherche. Après les films d’Helmut Käutner (Louis II de Bavière, 1955), de Luchino Visconti (Ludwig, crépuscule des Dieux, 1972) et de Hans-Jürgen Syberberg (Ludwig, requiem pour un roi vierge, 1972), comment les comédien.ne.s en situation de handicap mental de l’Atelier Catalyse peuvent-ils raconter l’histoire de ce roi diagnostiqué paranoïaque et destitué pour être interné ? 
     Pour écrire le texte de la pièce, Vossier s’est inspiré de deux des nombreuses biographies consacrées au roi de Bavière (Mondon ; de Pourtalès), mais surtout du journal de Ludwig et de sa correspondance, regroupés dans les Carnets secrets publiés par Grasset. Plutôt que de prétendre donner un cours d’histoire au public, il s’agit d’inviter chaque spectateur à partager une rêverie : celle des auteurs du spectacle sur la figure mythique de Ludwig et celle de Ludwig sur le monde. Pour approcher la figure de ce roi réputé fou, mécène de Richard Wagner qui pouvait être atteint d’une crise d’épilepsie en écoutant l’une de ses œuvres, qui dépensait des sommes considérables pour construire des châteaux somptueux et qui faisait de longues virées nocturnes à cheval, Louarn utilise les codes d’un mouvement qui a commencé à se développer sous son règne : le symbolisme. « Mettre en scène, pour les symbolistes, c’était mettre le monde ‘en absence’ et inscrire tous les signes théâtraux dans un mouvement de disparition pour que surgisse la ‘scène intérieure’ du spectateur, et que des ‘visions’ lui apparaissent » (Losco-Lena 200). 
        En favorisant la vision intime et intérieure par rapport à une approche historique et soi-disant objective, en s’éloignant de la définition aristotélicienne et szondienne du drame au profit d’une théâtralité symboliste, Ludwig, un roi sur la lune, spectacle écrit par Vossier, mis en scène par Louarn, et interprété par les comédien.ne.s de l’Atelier Catalyse accompagné.e.s au plateau par la musique de Rudolph Burger, nous raconte l’histoire d’un homme qui n’arrivait pas à jouer le personnage de roi qu’on voulait lui imposer. 

Ludwig, un roi sur la lune
le monodrame du personnage principal 

a. Un kaléidoscope de visions intérieures

          Dans La poétique, Aristote compare la tragédie à un « bel animal ». Les différents éléments qui la composent, doivent s’enchaîner harmonieusement, selon un principe de nécessité organisant leur succession de manière « naturelle », de sorte que la suppression ou le déplacement de l’un d’entre eux entraînerait irrémédiablement une modification notable de l’ensemble. Dans le dossier de présentation de Ludwig, un roi sur la lune, Louarn explique au contraire que « ce spectacle va se construire par monades, éléments tirés de la biographie de Ludwig, et qui pourraient être autonomes. […] Le principe de la narration ne sera pas linéaire et biographique, mais pourra travailler par boucles, par reprises ou par saut ». 
     Le texte de Vossier est ainsi composé de dix tableaux, se suivant selon un déroulement chronologique. Ceux intitulés 1861, 1864 et 1866 font référence à trois épisodes bien connus de la vie de Ludwig : la première fois qu’il a entendu Lohengrin de Wagner et la crise d’épilepsie qui s’en est suivi, son accession au pouvoir et l’exclusion de l’Autriche, allié de la Bavière et de la Confédération germanique, suite à la bataille de Sadowa. Dans une mise en scène d’inspiration brechtienne, ces dates auraient été projetées ou énoncées au plateau, accompagnées d’un panneau ou d’une song. Dans celle de Louarn, elles restent cachées au public. Aucun point de vue épique ne vient contextualiser et surplomber l’action qui se déroule sous les yeux des spectateurs. Contrairement à une pièce comme Grand peur et misère du Troisième Reich, il ne s’agit pas de montrer comment les petites histoires individuelles participent à la construction de la grande histoire nationale (et en l’occurrence de donner à voir comment l’Allemagne est devenue nazie alors que chaque Allemand, pris individuellement, pensait ne pas l’être). Dans Ludwig, un roi sur la lune, seule l’intimité compte. Les événements majeurs de la vie de Ludwig ne sont pas représentés d’un point de vue objectif et extérieur. Ils sont passés à travers le filtre de la perception intérieure de Ludwig – qui aimerait justement échapper à son destin de Roi, qui voudrait pouvoir vivre son histoire au lieu de vivre pour l’Histoire. 
        Dans le tableau « 1861 », on ne voit pas le comédien incarnant Ludwig se rendre à l’Opéra et être soudainement en proie à de violentes convulsions. Dans la mise en scène de Louarn, Guillaume Drouadaine est assis au bord d’une grande table noire. Tandis que Burger joue à la guitare une musique qui rappelle le prélude de Lohengrin (1), les autres comédien.ne.s de l’Atelier Catalyse entrent en scène et prennent en charge une parole chorale qui sonne comme la traduction de ce que Ludwig entend dans la musique de Wagner : 

       Il faut croire en l’avenir.
       Il faut croire au tumulte. 
       Il faut détruire. 
       Entendre la voix virginale. 
       La voix qui vient de naître. 
      Celle qui chante et qui crie. 
      Une voix qui crie dans le vent. 
      […] 
      Le vent qui détruit. 
      Détruire l’ordre établi. 
      Détruire. 
      Renaître. 
      Renaissance des hommes. 
      Renaissance du ciel et des torrents. 
      De la terre. 
      La terre où l’homme misérable vient chanter. 
      Chanter des cris d’amour. 
      Vivre et être heureux. 
      L’homme qui veut vivre. 
      Partout. 
      Vivre dans la stimulation du paysage. 
      Longue marche. 
      Il faut détruire la détresse dépravée des riches. 
      Il faut regarder la masse des hommes misérables. 
      Entendre le besoin essentiel de l’homme. 
      Le besoin de vivre. 
      Le besoin d’aimer. 
      La joie et la fierté. 
      Il faut s’aventurer sur les glaciers. 
      Plonger dans la terreur. 
      Créer l’œuvre d’art. (19-20) 

      Compte tenu de ses obligations royales, Ludwig peinera à réaliser ces aspirations à détruire l’ordre établi et à entrer en communion avec la nature. C’est ce que laisse déjà présager le tableau suivant, « 1864 », au cours duquel un homme (que le spectateur a identifié comme étant une sorte de précepteur de Ludwig) tente d’interrompre les divagations métaphysiques de Ludwig pour lui annoncer qu’il est roi. L’ordre social s’oppose ainsi à l’ordre cosmique. 

Ludwig. – Pierre sans mouvement entre les arbres. 
Homme. – Altesse, le roi est – 
Ludwig. – Roche en masse. 
Homme. – Le roi est – 
Ludwig. – Cours de rivières qui traverse. 
Homme. – Mort. 
Ludwig. – Montagne debout qui pointe. 
Homme. – Altesse – 
Ludwig. – Sommet. 
Homme. – Altesse, vous êtes – 
Ludwig. –Masse de nuages. 
Homme. – Vous êtes le –
Ludwig. –Ciel. 
Homme. – Le roi. 
Ludwig. – Foudre. 
Homme. – Vous êtes le roi. 
Ludwig. – Éclair. (23-24) 

        Le thème wagnérien se transforme alors en une musique rock sur laquelle les autres comédien.ne.s, entrent une nouvelle fois, dans une lumière extrêmement froide. Alors que le premier chœur était marqué par une fluidité de mouvements qui accompagnait la profération d’une parole poétique, les gestes sont désormais saccadés et exécutés en silence. Au lieu d’occuper harmonieusement l’espace du plateau, le chœur des courtisans se dirige mécaniquement vers Ludwig, qu’il regarde silencieusement de façon menaçante. Alors même que Ludwig est sommé d’occuper sa place de roi, il s’y dérobe dès le tableau suivant. À l’ouverture de celui-ci, les comédien.ne.s viennent répandre des jonquilles sur le plateau, dans lesquelles Drouadaine s’allonge, après avoir ôté sa couronne. Comme Ludwig l’explique à sa cousine, les jonquilles sont de petites fleurs de lune qu’il aime prendre dans sa main, au même titre que le pénis des paysans. Ludwig ne prend pas les jonquilles pour des pénis, il a le même désir pour les fleurs et pour les paysans. « Pénis dans les jonquilles », déclare-t-il à Sissi. Cette harmonieuse idylle entre l’homme et la nature tourne pourtant court. Après des flashs de lumières et des cris stridents, ce n’est plus sa cousine mais un soldat blessé – qui n’est autre que son frère Otto – qui se trouve aux côtés de Ludwig. Son romantisme se trouve ainsi remis en question. La mise en scène de Louarn met particulièrement en valeur l’opposition entre l’histoire du pays (la guerre, qui renvoie à un pragmatisme collectif) et l’histoire du personnage (son attrait pour le naturel et le spirituel ainsi que sa sexualité individuelle).

b. Un espace mental 

        Pour donner corps au kaléidoscope de visions intérieures imaginées par Vossier, Louarn a eu recours à une scénographie ouvertement non mimétique : un plateau bifrontal tout en longueur recouvert d’un tapis de danse noir. À l’une des extrémités se trouve un espace surélevé, en bois, sur lequel sont installés les musiciens jouant en direct, devant le château de Neuschwanstein, peint sur le mur d’accès à la scène. À l’autre extrémité, une grande table noire sur roulettes est placée devant un mur modulable d’où peuvent entrer et sortir des comédien.ne.s comme des accessoires. 
       Ce décor est presque aussi minimaliste que ceux du théâtre symboliste, pour lequel il suffisait bien souvent « d’un fond et de quelques draperies mobiles pour donner l’impression de l’infinie multiplicité du temps et du lieu » (Losco-Lena 36). Dans Ludwig, un roi sur la lune comme, par exemple, dans Le cantique des cantiques (2) , Pelléas et Mélisande (3) , La gardienne (4) ou encore L’errante (5) , la lumière et la musique (6) font davantage décor que des simulacres en carton-pâte. L’espace n’est pas réaliste mais purement mental. Dans la mise en scène de Louarn, le plateau se modifie en fonction des fantasmes – positifs ou négatifs – de Ludwig. Il en est comme la matérialisation. À peine Ludwig rêve-t-il d’échapper aux obligations de l’État que le sol se jonche de jonquilles. Sitôt que ses devoirs de souverain reviennent le hanter, la lumière et le son se modifient et un soldat blessé apparaît. La table n’est pour ainsi dire jamais une table : elle est le lieu d’où Ludwig contemple ses cauchemars (le chœur de comédien.ne.s vêtu.e.s de noir, sur le dos desquel.lle.s sont accrochés des mannequins de tissu noir qui ne sont pas sans évoquer les marionnettes d’enfants morts que portent les comédien.ne.s de Tadeusz Kantor dans La classe morte) ou ses rêves (la lune). Elle est le lieu où il se réfugie, seul avec lui-même (dans la deuxième partie du spectacle) ou en compagnie de Wagner (dans la première partie). 
        Louarn ne cherche pas à faire croire aux spectateurs qu’ils se trouvent devant la cour de Bavière, mais tente de leur donner accès à « l’autre scène » du personnage de Ludwig, à « la part secrète mais révélée à son âme » (Losco- Lena 25). Son spectacle peut ainsi être qualifié de symboliste dans la mesure où il ne s’agit pas de reproduire des images, mais bien de déclencher des visions. Ludwig, un roi sur la Lune se présente comme un monodrame qui « montre sur la scène le monde [...] tel qu’il est perçu par le personnage à tout moment de son existence scénique » (Sarrazac 122-123). Ce n’est pas l’histoire officielle mais l’histoire secrète et intime de Ludwig que Louarn met en scène, moins la vie qu’il a réellement vécue que celle qu’il aurait voulu vivre.

Une théâtralité spectrale 

a. Un renoncement à la représentation mimétique au profit de la profération d’une parole poétique 

      Roi, Ludwig est sommé de représenter son peuple et d’incarner le pouvoir de son pays. Alors qu’il aspirait clairement à être spectateur de la Nature, de l’Art et de ses rêves, on lui demande d’être acteur, sous les feux de la rampe du pouvoir. En choisissant un dispositif bifrontal, Louarn traduit scéniquement cette impossibilité de se soustraire aux regards d’autrui. Le fait de se sentir toujours observé n’est plus une impression mais une réalité. En faisant jouer Ludwig par un comédien en situation de handicap mental dont le jeu s’écarte du modèle dramatique, Louarn rend d’autant plus sensible la tension entre la personne (intime) de Ludwig et le personnage (social) qu’il lui est demandé de jouer. La rencontre (vraisemblablement fantasmée) avec un soldat en sang au sein de l’espace refuge qu’était pour lui la nature signe l’impossibilité pour Ludwig de se dérober à son destin de roi. Il lui faut jouer ce rôle qui, à partir de ce moment précis du spectacle, est pris en charge par deux comédiens : Guillaume Drouadaine et Jean-Claude Pouliquen. Une fois de plus, le paradigme dramatique de la représentation est mis à mal : le dédoublement du personnage empêche le public de croire que le comédien est le personnage. Et ce d’autant plus que le handicap de Pouliquen fait écran entre le comédien et le rôle. 
      Compte tenu de ses difficultés de mémorisation (7) d’une part et d’articulation de l’autre, la façon dont Pouliquen s’empare du texte n’est pas sans rappeler celle d’Aurélien Lugné-Poe, qui revendiquait « cette lenteur, cette monotonie du débit » (Losco-Lena 180), proche de la psalmodie. Dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’esthétique symboliste, Losco-Lena analyse « ce retrait de dramaticité [comme] un explicite rejet de l’inutile agitation du jeu traditionnel, accusé par les symbolistes de manquer à la fois le mystère de l’existence et l’âme des personnages » (181). De par son handicap, Pouliquen adopte un style de jeu symboliste qui entre parfaitement en écho avec le personnage qu’il interprète, celui d’un roi qui préfère écouter les mystères de la nature et les mouvements de son âme plutôt que de s’intéresser aux « fadaises d’Etats » (Vossier 36). De façon encore plus flagrante que d’autres comédien.ne.s de l’Atelier Catalyse, et notamment que Drouadaine qui est le seul à jouer le rôle de Ludwig dans la première partie du spectacle, Pouliquen fait moins ressortir le sens du texte que sa musicalité. Comme les musiciens présents au plateau, il interprète davantage l’intégralité d’une partition sonore qu’un personnage dont il faudrait accentuer les intentions. Ce retournement du rapport de force entre le poème et le jeu de l’acteur peut perturber certains spectateurs, qui n’ont pas l’habitude d’être conviés à venir faire l’expérience du rapport au monde d’un personnage (paradigme symboliste) plutôt que de le voir effectuer une succession d’actions (paradigme dramatique). 
          Le jeu de Pouliquen fait partie intégrante de la dramaturgie de la pièce et de l’esthétique du spectacle, qui s’éloignent volontairement et radicalement de la forme dramatique entendue comme la représentation, par l’intermédiaire de personnages, d’un conflit interpersonnel au présent. Grand, maigre, se déplaçant lentement et hiératiquement et parlant d’une voix sourde et monocorde, Pouliquen apparaît comme le digne successeur du comédien symboliste LugnéPoe que Jules Lemaître qualifiait de « clergyman somnambule » (Losco-Lena 182). Tous deux ne sont pas des « acteurs dramatiques » mais des « acteurs récitants », qui substituent « un mode inouï de dire » aux « effets représentatifs du rôle » et exposent au plateau un « corps vocal et mélodique » et non un « corps hystérique » pour reprendre les distinctions établies par Losco Lena dans son ouvrage. 
      Les chorégraphes Loïc Touzé et Agnieszka Ryszkiewicz ont creusé sur cet écart entre le comédien et le personnage dans le travail sur le corps mené avec les comédien.ne.s de l’Atelier Catalyse. Subtilement chorégraphiés, les déplacements et les gestes dépassent l’ordre du mimétique. Ostensiblement non réalistes et parfois proches de la pantomime, les mouvements pourraient être qualifiés de marionnettiques, d’autant plus que, dès les premières minutes du spectacle, le chœur de comédien.ne.s qui entrent en scène, portent leurs propres marionnettes sur le dos, dont ils/elles se défont à la moitié de la pièce en les déposant sur la table du banquet royal, ou que, dans la deuxième partie du spectacle, Drouadaine sert parfois de guide à Pouliquen, avec qui il partage le rôle de Ludwig. 
      Dans Ludwig, un roi sur la lune, tou.te.s les comédien.ne.s montrent qu’ils jouent les personnages qu’on projette sur eux. Si les costumes réalisés par Claire Raison permettent d’identifier que Christelle Podeur joue Sissi, que Tristan Quentin joue Wagner, que Christian Lizet joue Otto ou que Sylvain Robic joue Hornig, les comédien.ne.s de l’Atelier Catalyse ne sont pas véritablement chargés d’interpréter ces rôles. Leurs gestes ouvertement fluides dans le « chœur de la nature » et excessivement saccadés dans le « chœur du pouvoir » permettent de les envisager comme l’incarnation des espoirs ou des craintes de Ludwig. En ce qu’il essaie de se comporter comme le souverain qu’on lui demande d’être, le personnage de Ludwig garde une certaine distance envers lui-même, rendue visible par le dédoublement du rôle d’une part et par la stylisation de la gestuelle de l’autre. Tout se passe comme si Drouadaine et Pouliquen cherchaient davantage à esquisser le personnage de Ludwig qu’à l’incarner. Ce retrait des comédien.ne.s, dont le jeu n’est pas fondé sur la recherche d’« effets représentatifs » mais sur une mise en visibilité de l’acte de représenter, n’est pas sans écho avec les problématiques rencontrées par le personnage qu’ils incarnent : celui d’un homme qui, incapable de jouer son rôle de roi, s’efface progressivement du monde.

Tristan Cantin, Christelle Podeur, Jean-Claude Pouliquen, Julien Perraudeau,
Christian Lizet, et Sylvain Robic
  (crédit photo : Christian Berthelot)

b. Un parcours vers la mort 

          Tout comme celle de Lugné-Poe, la psalmodie de Pouliquen « lui permet de faire résonner les mots depuis un autre espace que celui du drame traditionnel. Par son caractère étouffé, elle fait entendre que ‘ça’ parle depuis un ailleurs qui est celui de la mort, de l’âme ou des rêves » (Losco-Lena 182). Pouliquen donne à entendre ce « dialogue au second degré » cher aux symbolistes : lorsqu’il parle, c’est moins avec les autres personnages qu’avec lui-même que Ludwig dialogue. La parole permet davantage une exploration de l’âme et une expression des sentiments qu’un échange d’informations permettant de faire avancer une action. Dans Ludwig, un roi sur la lune, l’ensemble des personnages est ainsi nimbé d’un onirisme spectral : les membres de la cour de Ludwig qui apparaissent comme des fantasmes issus de l’imagination du souverain, et le personnage de Ludwig lui-même, qui est de plus en plus absent au monde. 
          Au monde réel de la cour, Ludwig préfère d’abord l’espace imaginaire de la lune. « Je suis avec la lune » (Vossier 18), déclare-t-il à son précepteur dès le premier tableau. À la suite de cette réplique le texte de Vossier indique qu’« il danse avec la lune ». Dans la mise en scène de Louarn, Burger se met à jouer une musique onirique d’influence wagnérienne (8) tandis que Drouadaine « danse » avec un gros ballon de fitness appelé fitball (9) . Les mouvements sont calmes, fluides, sensuels et délicats, de la même qualité que ceux du chœur de comédien.ne.s qui entrent progressivement en scène sur un signe de Ludwig, tandis que le fitball regagne les coulisses – continuité qui tend à confirmer l’hypothèse selon laquelle les membres de ce chœur sont des projections fantasmées par Ludwig. À la fin de cette scène, Ludwig enlève sa veste et son pantalon marron et se retrouve chemise et pantalon blancs, tel un Pierrot lunaire. 
          À l’aise dans son monde de rêves, en harmonie avec les espaces naturels, Ludwig est gêné dans le monde politique. Il ne sait littéralement pas où se mettre. Lors de la scène d’intronisation, le texte de Vossier indique que « Ludwig cherche sa place. Où est la place d’un roi ? » (Vossier 24). Puis, par deux fois, il mentionne le fait qu’il va se placer à l’extrémité de la scène, dans une position d’attente (10) . Ludwig reste en marge du monde politique. Le tableau « 1871 » n’est significativement pas sous-titré « Unification du nouvel Empire allemand » (11), mais « Construction de Neuschwanstein » (Vossier 40) tandis que les deux d’après sont respectivement intitulés « 1876, construction de Herrenchiemsee » (Vossier 48) et « 1878, construction de Schachen (chalet sur les monts du Wetterstein) » (Vossier 52). Tout se passe comme si Ludwig faisait construire des châteaux pour mieux s’absenter du monde dans un espace à lui et à part. Le lac dans lequel il s’enfonce dans le dernier tableau, apparaît finalement comme un ultime refuge. Sa mort n’est pas présentée comme un accident tragique mais comme l’aboutissement d’un long mouvement, comme le point d’orgue de l’exploration d’autres espaces de la part de quelqu’un qui refusait de réduire le monde aux seules dimensions du connu. 
          En ce qu’il aspire à glisser lentement du sommeil à la mort, Ludwig apparaît comme un proche cousin d’Hamlet, figure dont s’est emparé nombre de symbolistes (12) : « Une seule délivrance. / La mort. / Mourir. / Disparaître. / Ne plus se réveiller » (Vossier 29) ; « Je ne suis pas un roi. / Je suis mort. /Je suis mort, n’est-ce pas ? / Je suis mort ou est-ce que je dors ? / Je dors ? » (Vossier 62). Les échos avec le célèbre monologue de la scène 1 de l’Acte III et, en particulier, avec la fameuse réplique « Mourir..., dormir, dormir ! peut-être rêver ! » sont latents. Comme Hamlet, Ludwig n’est pas fait pour être roi. Il cherche à tout prix à s’extraire du monde politique et de ses réalités qu’il ne comprend pas, comme le montre très concrètement le tableau « 1871 ». Alors qu’il est seul avec lui-même – le personnage de Ludwig étant, à ce moment du spectacle, incarné par deux comédiens –, un chœur de ministres vient interrompre sa rêverie. À la question « c’est quoi, la vérité ? », ils répondent par une longue liste d’obligations, en particulier militaires, d’État. 

Ministre 1 – La vérité, majesté, c’est l’État. 
Ministre 2 – L’État, c’est le pouvoir. 
Ministre 3 – Le pouvoir de conserver et d’augmenter. 
Ministre 4 – Conserver et augmenter les forces. 
Ministre 5 – Les forces, ce sont les hommes. 
Ministre 1 – Les hommes, c’est le peuple. 
Ministre 2 – Le peuple, ce sont des besoins. 
Ministre 3 – Des besoins et des intérêts. 
Ministre 4 – Des intérêts et des métiers. 
Ministre 5 – Des métiers et du travail. 
Ministre 1 – Du travail et de l’obéissance. 
Ministre 2 – De l’obéissance et des corps 
Ministre 3 – Des corps francs et des corps nus. 
Ministre 4 – Des corps nus et des corps battus. 
Ministre 5 – Des corps de guerre. 
Ministre 1 – Guerre entre les États. 
Ministre 2 – L’État, c’est la guerre. (40-41) 

          Pour Ludwig, le raisonnement de ses ministres est constitué de syllogismes fallacieux, desquels il cherche à s’échapper. Abasourdi par ce qu’il entend, Pouliquen se laisse guider, telle une marionnette, par Drouadaine, mais il est poursuivi par les autres comédien.ne.s qui continuent de l’assaillir de paroles. Après quelques errances, Drouadaine le conduit à l’autre extrémité du plateau où il peut prendre un peu de hauteur par rapport à ses ministres qui font barrage devant lui, barrage qu’il finit par traverser pour retourner dans son espace de rêverie. Leur tournant le dos, le personnage de Ludwig continue sa conversation avec lui-même : les deux comédiens se parlent entre eux. « Cœur qui brûle », déclarent-t-ils en réponse à la litanie des ministres qui, désespérés, s’en vont. 
        Le spectacle de Louarn n’est pas fondé sur le paradigme dramatique de la construction d’un objet scénique représentant la réalité, mais sur la dynamique proprement symboliste de la disparition. Dès la scène d’intronisation, Ludwig est comme déjà mort dans la mesure où la personne romantique et lyrique qu’il aurait voulu être est morte au profit du personnage royal qu’il n’arrive pas à être. La suite du spectacle montre alors sa disparition progressive de la surface d’un monde qu’il ne sait pas comment habiter. En ce qu’elle est moins de l’ordre d’un quatrième mur que de celui frontière entre les vivants et les morts, la séparation entre la scène et la salle est davantage symboliste que dramatique (13) .

Jean-Claude Pouliquen, Guillaume Drouadaine, Christelle Podeur, Sylvain Robic
et Tristan Cantin
(crédit photo : Christian Berthelot

Conclusion 

        Ludwig, un roi sur la lune n’est pas une reconstitution historique de la vie de Louis II de Bavière, roi du dix-neuvième siècle diagnostiqué paranoïaque et destitué pour être interné, mais une tentative de transcrire théâtralement – avec une équipe constituée de musiciens, de chorégraphes et de comédien.ne.s en situation de handicap mental – la perception du monde d’un homme amoureux de l’art, de la nature et des hommes mais qui devait être roi. Ce n’est ni un personnage ni des comédien.ne.s « handicapé.e.s » que nous sommes invités à voir, mais les visions de Ludwig incarnées par des comédien.ne.s qui se trouvent être en situation de handicap mental. Nous ne sommes donc pas mis dans une position de voyeurs. Dans ce spectacle, la « folie » devenue plus tard « handicap mental » apparaît sous les traits de la non-conformité bien plus que sous ceux de la pathologie. 
        Pour raconter l’histoire de ce personnage en rupture avec les modes de pensée de son époque, Louarn a fait appel à un mouvement artistique en lutte contre les pratiques théâtrales de son temps : le symbolisme, pour qui « la représentation théâtrale était toujours insatisfaisante, […] la scène de théâtre, fatal empire du carton-pâte, dénaturait et même tuait les chefs d’œuvre » (Losco- Lena 8). Dans son spectacle, la metteure en scène fait subtilement dialoguer représentation théâtrale et représentation politique. Au plateau, nous voyons simultanément l’inadaptation de Louis II aux normes sociales imposées au roi qu’il était (et qui l’a vraisemblablement conduit au suicide), et l’impossibilité des comédien.ne.s de l’Atelier Catalyse de se conformer aux normes du théâtre dramatique, ce qui justifie la recherche de formes théâtrales spécifiques. « Inscrite dans un mouvement de réaction idéaliste, en violent divorce avec la scène, [la scène symboliste] a fait théâtre de son rejet du théâtre [et] a proposé un nouveau modèle de représentation, une théâtralité inédite à rebours de la logique mimétique traditionnelle » (199). En ce qu’il incite chaque spectateur à se demander ce qu’il attend du théâtre et du pouvoir, Ludwig, un roi sur la lune est un spectacle subtilement politique. 

Ouvrages cités 

  • Aristote. La poétique. Tr. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Paris : Seuil, « Poétique », 1980. Brecht, Bertolt. Grand peur et misère du Troisième Reich. Tr. Maurice Regnault et André Steiger. Paris : L’arche, 1971. 
  • De Pourtalès, Guy. Louis II de Bavière ou Hamlet-Roi. Paris : Gallimard, 1928. 
  • Losco-Lena, Mireille. « La scène symboliste (1890-1896). Pour un théâtre spectral ». Grenoble : ELLUG Université Stendhal Grenoble, 2010. 
  • Ludwig II. Carnets secrets, 1869-1886. Préface Dominique Fernandez. Annot. Siegfried Obermeier. Paris : Grasset, 1987. 
  • Mondon, Christine. Louis II de Bavière : le roi des lunes. N.p. : Bernard Giovanangeli, 2007. 
  • Sarrazac, Jean-Pierre. Dir. Lexique du drame moderne et contemporain. Strasbourg, Circé, 2010. 
  • Szondi, Peter. Théorie du drame moderne, 1880-1950. Tr. Patrice Pavis, avec Jean et Mayotte Bollack. Lausanne / Paris : Âge d’homme, 1983. 
  • Vossier, Frédéric. Ludwig, un roi sur la lune. Besançon : Les solitaires intempestifs, 2016

NOTES 

1 L’accord initial semble être le même, tandis que mélodie légère et discrète reprend, à la guitare, le début du motif des violons. 
2 Théâtre d’art, décembre 1891. 
3 Spectacle indépendant monté par Aurélien Lugné-Poe, 1893. 
4 Théâtre de l’œuvre, 1894. 
5 Théâtre de l’œuvre, 1896. 
6 Pour les symbolistes, la musicalité de la parole permet de susciter des visions chez les spectateurs. Chez Madeleine Louarn, cette musicalité du texte est complétée par celle d’instruments joués en direct. 
7 En cela aussi, Jean-Claude Pouliquen est proche de Lugné-Poe : « Jacques Robichez note qu’il avait de grandes difficultés à mémoriser ses textes – en sorte qu’il simplifia souvent la prose ibsénienne, lui faisant subir coupures et modifications ! » (275). 
8 Il s’agit de la variation sur le prélude de Lohengrin précédemment évoquée. 
9 Il la tient d’abord à hauteur de son visage, puis la fait rouler sur la table, en engageant tout son corps dans le mouvement. Il s’assoit ensuite sur la table, les pieds dans le vide et le visage contre la balle, de chaque côté de l’espace bi-frontal. Puis, il s’allonge, sur le dos, sur la table et place la balle sur ses tibias et sur son visage avant de placer la balle sur la table et de se mettre à plat ventre dessus. Debout sur la table et, après avoir fait remonter la balle le long de son corps, il la tient en hauteur, dans la lumière des projecteurs, et tourne sur lui-même avant de rouler de nouveau à plat ventre sur la balle. Puis il descend de la table et renvoie la balle en coulisse en la faisant rouler. 
10 « Ludwig finira par trouver une place en stationnant à l’extrémité de la scène. Il se met en attente » (Vossier 25) ; « Ludwig vient se placer à l’extrémité. Il se met en attente » (54). 
11 Le 18 janvier 1871, dans la galerie des Glaces du Château de Versailles, a lieu la cérémonie de l’Unification de l’Allemagne. Ludwig est le seul souverain allemand absent de cette cérémonie. Il est représenté par son frère Otto. 
12 « La scène de théâtre dont nous parle Mallarmé ressemble à une scène mentale qui se confronte à un dépeuplement, qui ne palpe la présence des êtres qu’au travers de leur disparition. On ne s’étonnera pas que le poète s’attarde sur des atmosphères funèbres, celles d’Hamlet ou de La Princesse Maleine : elles sont porteuses de toutes les potentialités du deuil » (Losco-Lena 39) ; « Quelque chose d’Hamlet est mort pour nous, le jour où nous l’avons vu mourir sur scène. Le spectre d’un acteur l’a détrôné, et nous ne pouvons plus écarter l’usurpateur de nos rêves » (Maeterlinck cité par Losco-Lena 153). 
13 « L’élévation du plancher scénique est le symbole mallarméen de la radicale discontinuité entre la scène et la salle. […] S’affirme une scission radicale entre scène et salle, scission bien plus violente que celle du ‘quatrième mur’ parce qu’elle n’ouvre pas sur une expérience de la reconnaissance du visible. La coupure scène/salle prônée par le symbolisme aurait beaucoup plus à voir avec la discontinuité ou disjonction entre l’espace des vivants et celui des morts. Mallarmé nomme d’ailleurs le plateau de théâtre ‘le plancher divin’ parce que la fiction scénique doit congédier le régime ordinaire du visible » (Losco-Lena 37). 

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Pour aller plus loin

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