vendredi 14 septembre 2018

Le roi malgré lui. Les fausses rumeurs de Tribchen.

Adelina Patti
Judith Gautier

A l'été 1869, Catulle Mendès, accompagné de son épouse Judith Gautier et d'Auguste de Villiers de l'Isle-Adam, se rendit à Tribchen près de Lucerne pour y faire la connaissance de Richard Wagner. A la suite de leur séjour sur le lac des Quatre-Cantons et de leurs visites à Tribchen, les trois voyageurs prirent le train pour Munich, un voyage qui devait se révéler plein d'enseignement, dont  Catulle Mendès  fait le récit dans une des Notes de voyage qu'il envoyait au quotidien parisien Le National. Il raconte l'incident dans sa troisième note, publiée dans Le National du 7 août 1869:

"NOTES DE VOYAGE 

III 

LE ROI MALGRÉ LUI

Il y avait à peu près une heure que nous faisions tous nos efforts pour ne pas engager une conversation suivie avec le gros et honnête  habitant de Lucerne qui était assis en face de nous, dans le wagon. Mais le moyen d'échapper à un homme qui veut parler! Détourner la tête vers le paysage, ouvrir un livre, se faire un cornet acoustique avec sa main pour donner à entendre qu'on est sourd, tous ces moyens n'avaient obtenu aucun résultat. Il fallait causer. Nous nous résignâmes.

- Ah! ah! dit le bon Suisse, vous venez de Lucerne? Moi aussi. Une jolie ville. J'y suis né. Mais puisque vous venez de Lucerne, vous avez dû voir le roi de Bavière?
- Le roi de Bavière? Il nous semble qu'il habite Munich ou Sternberg [sic], et non Lucerne.
- On dit cela mais, en réalité, c'est Lucerne qu'il habite; et il va à Munich, de temps en temps, pour se faire voir. 
- En vérité?
- C'est comme j'ai le plaisir de vous le dire. Vous avez peut-être entendu parler d'un musicien qui s'appelle Richard Wagner?
- Ce nom ne nous est pas inconnu. 
- Eh bien ! il paraît que le roi aime beauecoup ce Richard Wagner, à cause d'une pièce de théâtre où il y a un cygne comme sur le lac des Quatre-Cantons. Quand le roi s'ennuie à sa cour, il tient visiter son musicien favori, et, alors, il loge à... 

Le Suisse cherchait un mot qui lui échappait. Nous fîmes l'imprudence de lui lire : "à Triebchen". 

- Comment savez-vous cela ? s'écria le brave homme. 
- Tout le monde peut, savoir que Richard Wagner habite à Triebchen.
- C'est juste! Mais ce que tout le monde ne sait pas, c'est l'histoire exacte des moindres actions du roi de Bavière. 
- Est-ce que, par hasard, vous seriez instruit?
- Que voulez-vous, quand on est l'ami du directeur de la police!...
- En effet! et vous pourriez nous raconter peut-être... les voyageurs sont curieux... 
- Et ils ont raison, monsieur. Sachez donc que le roi de Bavière est arrivé à Lucerne il y a dix jours,  et qu'il est descendu à l'hôtel du Lac, dans le plus strict incognito ; il était accompagné d'un jeune homme qui est le prince Taxis et d'une jeune dame que d'abord on ne reconnut pas. 

Il y avait justement dix jours que nous étions descendu à l'hôtel du Lac avec notre cher compagnon de voyage, Villiers de l'Isle-Adam, et une jeune dame que personne ne connaissait à Lucerne ; le récit du bon Suisse commençait à nous intéresser vivement. 

- Continuez. cher monsieur. 
- Vous comprenez que si le roi avait choisi l'hôtel du Lac, qui est très éloigné de Triebchen, c'était uniquement par un excès de ruse. Mais, Richard Wagner ayant commis l'imprudence d'aller attendre son jeune ami à l'arrivée du train, tout le monde avait déjà des soupçons. 

Richard Wagner nous avait fait l'honneur de venir nous chercher à la gare, en effet. 

- A l'hôtel, l'auguste voyageur se fit inscrire sous un faux nom, un nom espagnol,  un nom en ès. Remarquez qu'il parlait allemand et français; et on reconnaissait bien qu'il n'était pas Espagnol du tout. Cependant on aurait encore pu conserver quelques doutes, mais votyez comme on se trahit soi-même! A peine arrivé, le roi avise un piano dans la salle commune, il l'ouvre, et joue un air qu'une dame anglaise a parfaitement reconnu pour une mélodie de Richard Wagner! de sorte que. deux heures plus tard, le directeur de la police, en se promenant avec moi au bord du lac, me montrait de loin la villa Triebchen et me disait: "J'ai du flair, et je vous garantis qu'il est là!" Bientôt le secret ne fut plus un secret. Toute la ville sut que le roi de Bavière était arrivé. Tous les gens l'épièrent. La petite langue de terre sur laquelle est bâtie la maison de Richard Wagner fut jour et nuit entourée par des gondoles remplies de touristes; tout le monde voulait voir le jeune prince. A vrai dire, il se cachait. Il ne venait presque plus à l'hôtel du lac. Il restait enfermé avec son musicien bien aimé, et les gens qui rôdaient autour de la maison entendaient seulement le son d'un piano.

Nous interrompîmes le narrateur. 

- En somme, les indices étaient frivoles, et rien ne prouvait d'une manière absollue... 
- A Lucerne, monsieur, répliqua le bon Suisse, le directeur de la police ne se trompe jamais. Une seule chose restait inconnue; c'était le nom de la jeune dame qui accompagnait le roi. On faisait les suppositions les plus extravagantes, car vous concevez bien qu'il fallait savoir à tout pris... 
- Sans doute, sans doute,  et a-t-on fini par découvrir ce nom? 
- Oui, Monsieur. Mon ami le directeur de la police a eu cet honneur! 
- Je suis impatient d'applaudir sa perspicacité. 
- La jeune dame, c'était mademoiselle Patti ! 

Je poussai naturellement un éclat de rire. 

Le Suisse continua : 

- C'était elle-même. Je ne sais pas au juste comment on a pu parvenir à le deviner. Mais c'était elle. Et sa présence à Lucerne n'avait rien que de très explicable. On va jouer à Munich un nouvel opéra de Richard Wagner; il y a dans cette pièce un rôle très difficile, le rôle de Fasolt, m'a-t-on dit: le roi avait engagé Mlle Patti, et elle venait étudier le rôle avec l'auteur lui-même.
- Mais, monsieur, Fasolt est un géant monstrueux, et je doute que Mlle Patti consentît jamais à marcher en scène sur des échasses et à mettre une barbe de deux mères sur son joli menton !
- Il est probable qu'on fera représenter le personnage par un géant quelconque et que Mlle Patti chantera dans ta coulisse. 

A vrai dire, cette persistance dans la crédulité nous toucha. Ce brave homme était évidemment sincère, et nous crûmes qu'il était de notre devoir de le détromper. 

- Monsieur, on vous a induit en erreur. Le roi de Bavière est en ce moment à Sternberg, et quelle que soit son admiration pour Richard Wagner, il ne faut point croire qu'il passe sa vie entière à courir de Munich à Lucerne. Vous voyez en ce moment les trois personnes qui ont involontairement mis en émoi la badauderie des gens de votre pays. C'est nous qui sommes descendus à l'hôtel du Lac, il y a dix jours ; c'est nous qui avons habité Triebchen ; et, ajoutâmes-nous, en désignant Villiers de Lisle-Adam, notre ami n'est pas plus roi de Bavière que nous-même. Quant à madame ici présente. elle ne s'appelle point Mlle Patti, et même nous pouvons affirmer qu'elle ne lui ressemble pas du tout.

Tandis que nous parlions, le bon Suisse devenait pâle, et nous crûmes vraiment qu'il allait s'évanouir. 

-Ah! scri, scri, balbutia-t-il, si j'avais su... Pardonnez-moi... je ne me serais jamais permis. 

Et, comme en ce moment le train s'arrêtait dlevant Friedrichshal, le brave homme se précipita hors du wagon afin de sa dérober à la colère de Notre Majesté. "

Note

Catulle Mendès réutilisait fréquemment les textes qu'il avait composés. Ainsi cet épisode, romancé, faut-il le souligner, se retrouve-t-il modifié avec une action située dans un  contexte différent dans la deuxième conférence  La légende du Parnasse contemporain (1884).






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