vendredi 10 août 2018

Les rencontres secrètes de Louis II de Bavière et de Leopold von Sacher-Masoch, racontées par Adrien Marx

Leopold von Sacher-Masoch
Dans Silhouettes de mon temps, (Paris, E. Dentu, 1889), Adrien Marx consacre un chapitre à Leopold von Sacher-Masoch dans lequel il évoque les rencontres secrètes de cet écrivain avec le roi Louis II de Bavière , pp. 186 et suivantes.

[...] Cette touchante conclusion me remet en mémoire une incroyable aventure survenue à Sacher-Masoch il y a cinq ans. Il sera bien surpris de la lire, car elle est ignorée et, pour des raisons trop longues à donner ici, je suis, sinon le seul à la savoir, du moins le premier à la raconter. 

Sacher-Masoch a publié une nouvelle dans laquelle un comte polonais s'éprend d'un adolescent. Il l'attache à sa personne, se consacre à son éducation, à l'épanouissement de ses aptitudes et en fait le confident de ses joies et de ses peines. Bientôt l'élève est de force à discuter avec son professeur les thèses les plus ardues et les plus subtiles, et cette union dure jusqu'au jour où le comte s'aperçoit que son jeune ami est une femme! L'idée qu'une question matérielle peut altérer la nature philosophique et immatérielle de leurs relations met le grand soigneur en fuite... Et le roman finit sur cette découverte à la Jocelyn. Quelque temps après l'apparition de ce livre, Sacher-Masoch reçut une lettre anonyme où on lui proposait une liaison spirituelle comme celle du comte polonais : on ajoutait que son sexe le mettait à l'abri d'une rupture semblable à celle de sa nouvelle. On répétait, à chaque ligne, qu'il s'agissait d'une amitié sincère et inaltérable et l'on concluait par un appel sentimental à sa pitié. « Consoler une âme éplorée et meurtrie, rattacher à la vie un esprit déçu jusqu'à songer au suicide. » Telle était la phrase finale.de cette épître singulière. 

Le Gallicien intrigué pensa que cette élégie émanait d'une femme, et son imagination enfourcha cette hypothèse pour chevaucher en pleine fantaisie. Le style d'une deuxième lettre, l'étrangeté d'un rendez-vous dans une bourgade de Styrie, la condition qu'on lui imposait sine qua non de garder un bandeau sur les yeux durant les entrevues, mirent ses dernières hésitations en déroute, et le voilà parti ! Il arriva à l'heure dite dans un appartement composé de trois pièces : celle du milieu était réservée au colloque — ce qui indiquait la résolution d'en soustraire les termes à toute oreille indiscrète. Fidèle à son serment, Sacher-Masoch se banda les yeux : deux minutes après, une voix masculine — mais admirablement timbrée et particulièrement mélodieuse — lui disait : « merci ! » et lui renouvelait les propositions de la lettre anonyme dans un idiome bavarois, correct et débordant de protestations attendries. Bien que désappointé de percevoir un bruit de bottes où il croyait entendre le froufrou d'un jupon, Sacher- Masoch écoutait, attentif, les propos que lui tenait la voix d'or. Il se sentit bientôt captivé et hypnotisé au point qu'il accepta sa mission d'ange sauveur... Et il subit ce magnétisme inexplicable un an — durant lequel il eut la constance de conserver sur le front le foulard qui lui dérobait les traits de son interlocuteur. Des controverses de l'ordre le plus élevé et relevant du domaine passionnel ou psychologique servaient de bases à ces dialogues intermittents. Lorsqu'ils ne pouvaient avoir lieu, Sacher-Masoch — d'après des instructions précises — dépêchait des lettres à Londres, à Vienne, à Paris, à Stockholm, etc. Les réponses qu'il recevait, écrites sur un parchemin luxueux frappé d'une couronne ducale, étaient invariablement signées d'un nom presque ridicule, si on le rapproche du mystère et de l'originalité de l'aventure. Ce nom (Anatole) prosaïque et grotesque, effaroucha d'abord le romancier : plus tard il s'y habitua. Et puis il voulait en avoir le cœur net. Il espérait qu'un jour il serait relevé de son serment et pourrait enfin contempler l'inconnu. En effet, Anatole lui dit une après-midi : 

— Je t'autorise à me regarder. 

Sacher-Masoch, enlevant son bandeau, aperçut devant lui un garçon superbe, au visage contristé et mélancolique, qui lui tendit la main et l'interpella en ces termes : 

— Si tu m'aimes un peu, si tu as compris que ta destinée est de me sauver, de me guérir, et que ton rôle est de m'arracher à la désespérance et au trépas, quitte ta demeure. Que mon foyer devienne le tien... tu seras grand, riche et puissant entre tous. 

L'écrivain demeurait interloqué. L'image de sa femme chérie et de son fils bien-aimé passèrent devant ses yeux. Il demanda à réfléchir et finalement déclina l'offre d'Anatole... 

Passant quelques jours plus tard devant la vitrine d'un papetier de Vienne, il resta saisi de stupeur devant une photographie qui n'était autre que celle d'Anatole. Au bas, une étiquette portait cette inscription : 

S. M. LOUIS II, ROI DE BAVIÈRE 

La lumière se fit dans son esprit. Le prince dément avait rêvé, à ses côtés, un Wagner littéraire en guise de pendant au Wagner musical!

Qui sait ce qui serait advenu si Sacher-Masoch s'était prêté à la cure de ce fou couronné ? Peut-être eût-il préservé ce royal cerveau des hallucinations qui l'ont conduit à un trépas prématuré et Louis II, l'ami des Français, l'ennemi de Bismark, régnerait peut-être encore! [...]



Le commentaire d'un aimable lecteur

Cette anecdote est également rapportée par Wanda de Sacher-Masoch, dans son autobiographie intitulée " Confessions de ma vie ", parue en France chez Gallimard ( pages 141 à 159 ). Très peu de biographes relatent cette anecdote ( en France, seul Pierre Combescot en parle ).

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