samedi 7 juillet 2018

Le nouveau Parsifal de Munich: magie de la musique et mise en scène très discutée

Parsifal (Jonas Kaufmann) et les filles-fleurs. Crédit photos © Ruth Walz

Une fois n'est pas coutume, je commencerai mon article en rapportant les commentaires de mon voisin d'opéra qui, me voyant prendre des notes sur mon calepin, me demanda pour quel média j'écrivais, pour se mettre aussitôt à me parler de son parcours d'amateur d'opéra et à me donner son avis sur la mise en scène et les décors. Cet aimable monsieur avouait environ 60 ans et m'annonça d'emblée avec une grande fierté que la représentation à laquelle nous allions assister était pour lui celle d'un jour anniversaire, car c'était la 250ème soirée de son existence qu'il passait au Théâtre national de Munich. Il évoqua sa première soirée à l'opéra, - c'était en 1973, il était alors âgé de 15 ans -, et justement il s'agissait aussi de Parsifal. Cette première soirée avait été un pur enchantement et l'avait fidélisé à jamais. Depuis lors, il n'avait manqué aucune production de la Bayerische Staatsoper. Je fis aussitôt le rapprochement avec la première soirée que le prince héritier Louis de Bavière, le futur roi Louis II, avait passée à l'opéra: le prince avait lui aussi 15 ans, il avait reçu l'autorisation d'assister à Lohengrin, et cette soirée qui l'avait profondément bouleversé allait orienter le cours de sa vie, celle de Richard Wagner, et par voie de conséquences plus lointaines, notre propre existence d'amateurs wagnériens. Mon voisin évoqua avec beaucoup d'émotion la pure merveille de l'expérience de cette première soirée: Sawallisch dirigeait l'orchestre, Fischer-Dieskau chantait Amfortas, Kurt Moll prêtait sa voix à Gurnemanz. Hans Kopf était Parsifal et Hildegard Hillerecht incarnait Kundry. "Hélas ils sont tous morts", me dit-il tristement, "sauf peut-être Hildegarde Heichele qui chantait une des filles-fleurs de Klingsor...mais je n'en suis pas sûr." A l'entracte. il me demanda de lui  livrer mon sentiment sur la production, mais, sans attendre ma réponse, il ajouta aussitôt: "C'est un scandale, Monsieur, il ne se passe rien, il n'y a pas de direction d'acteurs, ils auraient dû le faire en version concertante si c'était pour produire ... cela. Ils ne nous font pas rêver." Il renchérit au second entracte et puis encore à la fin du spectacle. Comme nous tous, il était ravi de l'excellence de la direction d'orchestre, des choeurs et des fabuleux solistes, mais se plaignait de la mise en scéne  et des décors. Il était choqué par la crudité des chairs nues et sales, de la nudité impudique étalée, des décors inversés. "Nous voulons voir de la beauté", me dit-il, "tout ceci n'a aucun sens. Nous voulons voir Amfortas distribuer les saintes hosties aux chevaliers du Graal, un jardin de Klingsor luxuriant, des filles-fleurs séduisantes et irrésistibles, - pas ces amas de chairs immondes-, une procession du Vendredi Saint avec l'or des chasubles, et l'apparition mystique de la Sainte Colombe ... Et puis, Monsieur, faire chanter les chanteurs devant le rideau de scène..." Il me demanda incrédule si j'avais vraiment apprécié la mise en scène et les décors, et, déçu par ma réponse très affirmative, ne me laissa pas lui expliquer ma perception très différente de la soirée qu nous venions de passer. Il attendait que je l'approuvasse et me coupa bientôt la parole pour m'annoncer que le lendemain, il reviendrait au Théâtre national pour y revoir l'Elisir d'amore, dans une mise en scène qu'il connaissait et qui le fait rêver à chaque fois qu'il y revient. Pourtant, tout au long de la soirée il suivit l'opéra avec une attention et une concentration extrêmes, étudiant les mimiques et les expressions des chanteurs avec ses petites jumelles de théâtre. Nous nous trouvâmes pourtant d'accord pour participer avec grand entrain aux applaudissements et pour crier des bravi au cours de l'énorme standing ovation qui salua les performances des chanteurs, des choeurs, de l'orchestre et de son chef.

Kundry (Nina Stemme)

Les premiers accords solennels et mystiques de Parsifal avaient résonné devant un rideau à l'allemande sur lequel Georg Baselitz a représenté quatre corps décharnés et sans têtes reposant sur des lits à peine esquissés, disposés deux par deux et opposés pieds à pieds. Le rideau se lève pour donner à voir une forêt squelettique et noire au sein de laquelle se trouve une structure conique de troncs calcinés réunis entre eux au sommet comme les perches d'un tipi, figurant sans doute le temple du Graal. A droite de la scène, un squelette peut-être de cheval sur pied, figure une sorte de refuge sous lequel est accroupie Kundry. A gauche brûle un grand feu de camp. Les chevaliers du Graal portent d'étranges manteaux dont les épaules semblent porter une couverture roulée retenue par des lanières, qui élargissent considérablement la carrure. Un décor  désenchanté et angoissant, avec une forêt, un temple et des costumes (très réussis, conçus par Florence von Gerkan) dans un camaïeu de noirs, dans lequel Amfortas, habillé de vêtements blanc sale, fait son entrée en se traînant, soutenu par une béquille. Seuls le grand squelette blanc et le feu apportent un peu de clarté dans ce monde totalement sombre. C'est dans cette atmosphère de deuil et de profonde tristesse que va tomber le cygne blanc, un pantin de peluche que vient d'abattre Parsifal. Les mouvements du choeur de chevaliers orchestrés par Pierre Audi est de toute beauté, notamment lorsque tourné vers le fond de scène il reçoit un éclairage par le sommet, premier exemple remarquable des excellents éclairages d'Ur Schönebaum.


Amfortas (Christian Gerhaher) et les chevaliers du Graal

La scène suivante est encore plus sombre, avec trois structures coniques de troncs plus petites qui se voient éclairées, de même que le sont la  tête d'Amfortas et le "temple" du Graal où se trouvent Gurnemanz et Parsifal. Amfortas circule parmi les chevaliers, les bénissant de sa couronne de fer. Titurel (Bálint Szabó, en voix off) ordonne à son fils de dévoiler le Graal, mais Amfortas s'y refuse dans un premier temps, il veut mourir, épuisé  par les souffrances de sa blessure inguérissable. Les chevaliers se dévêtent complètement pour recevoir la lumière du Graal, et ce ne sont qu'amas de chairs grasses, flasques et vieillies d'un rose sale aux sexes rougis, marqués de gynécomastie. Des corps à l'image de ce monde agonisant qui comme son roi Amfortas est sur le point de disparaître. Si cette nudité est d'une tristesse écoeurante, elle figure cependant davantage le renoncement au monde et la consécration au seul service du Graal, - à l'instar du dépouillement de Saint François -, que quelque chose de choquant ou de malsain. Le Graal semble être une petite fiole rouge et lumineuse peut-être inspirée de la fiole napolitaine dont on dit qu'elle contient le sang de saint Janvier. L'effort d'Amfortas fait saigner sa blessure. Après l'adoration, le choeur se met à tourner autour du "temple" conique, comme le font les pèlerins musulmans autour de la Kaaba, pour se disperser ensuite dans les profondeurs de la forêt. Le renouvellement des forces apporté par l'adoration du Graal n'est que de courte durée, car les arbres squelettiques s'affaissent sur eux-mêmes.

Les filles-fleurs entourant Parsifal (Jonas Kaufmann)

Le deuxième acte commence par une auto-citation de Georg Baselitz qui rappelle son oeuvre picturale: les quatre personnages du rideau de scène du premier acte sont présentés "haut-en-bas", avec des personnages inversés, la tête en bas. On le verra, cette inversion sert le propos de la mise en scène de Pierre Audi qui suit de très prêt le message du poème de Wagner: pour atteindre le salut, il nous faut opérer une inversion radicale dans notre rapport à l'autre, il s'agit passer du monde de la consommation (et notamment de la consommation sexuelle par désir et appropriation)  à celui de la compassion. L'ouverture à l'autre passe par le renoncement à soi. Pierre Audi va y insister dans ce deuxième acte en présentant la tristesse des corps dénudés et offerts des femmes peuplant le jardin enchanté de Klingsor où se rend Parsifal. Les filles fleurs se dénudent à  leur tour pour donner à voir les chairs usées et sales de putains lascives du plus bas étage, les tétons et les sexes fortement rougis. En lieu et place d'un jardin exotique et luxuriant, le royaume de Klingsor est représenté très simplement par un grand voile de scène sur lequel a été rapidement esquissé (à gros traits par Baselitz) un château à la muraille ébréchée, dont quelques blocs se sont détachés et servent de sièges aux chanteurs. Klingsor est lui-même un personnage repoussant, mal soigné,  bouffi et hirsute.  Après la scène très poignante du baiser  au cours de laquelle Parsifal comprend l'origine de la blessure d'Amfortas, l'innocent au coeur pur n'aura aucun mal à récupérer la Sainte Lance que Pierre Audi a réduite à la dimension d'une fine tige de fer en forme de croix, d'assez petite dimension. Le voile du château s'effondre sur la scène, symbolisant la disparition de Klingsor et de son monde.

Au troisième acte, on retrouve le décor du premier acte entièrement inversé, suspendu aux cintres tête en bas, le "temple" conique du Graal et les arbres squelettiques sont accrochés au plafond, symbolisant peut-être le retournement complet d'attitude que suppose une conversion spirituelle, un monde à l'envers dans lequel  Agapé, l'amour par le don et la compassion,  a remplacé Eros, l'amour d'appropriation. Un monde réconcilié aussi: la lance a été récupérée, Titurel a pu enfin mourir et le Vendredi saint va connaître la guérison et le salut d'Amfortas, la conversion de Kundry et le couronnement de l'innocent au coeur pur. La tombe de Titurel est représentée par un petit tumulus en avant-scène, Amfortas y empruntera un peu de terre dont il se frottera. Par un très bel effet, les chevaliers vont disparaître dans le sous-sol du fond de scène comme s'ils descendaient une colline et reviendront en remontant par la même voie. Pour le final une toile quasi transparente descend en rideau d'avant-scène, sur laquelle semble petite une constellation étoilée, et bientôt on s'aperçoit que les amas d'étoiles forment le corps d'une grande colombe. Ainsi ce ciel dont un cygne est tombé s'emplit-il de la blanche colombe de la rédemption.

La mise en scène de Pierre Audi et les décors de Georg Baselitz ne font pas rêver, ils sont dérangeants et nous interpellent, ils donnent à voir une conceptualisation de l'amour qui suit pas à pas la spiritualité du poème de Wagner, qui insiste sur la transformation alchimique des personnages, une transformation qui passe par une nécessaire prise de conscience de soi. On est fort loin de l'enchantement auquel aspirait mon cher voisin d'opéra, on en prend plutôt plein la gueule avec des images fortes et dérangeantes tendues comme de terribles miroirs. On peut bien sûr préférer se voiler la face, fermer les yeux et n'écouter que la sublime musique de Wagner, mais il y a aussi une  esthétique de la douleur et de sa transcendance, à laquelle Pierre Audi nous invite à participer.

La musique énonce de manière sublime les transformations que propose le texte poétique du livret de cet opéra en forme de testament qui nous apprend comment il faut aimer. L'orchestre et les choeurs y jouent un rôle essentiel, et rarement a-t-on entendu une plus belle unisson et l'expression chorale d'une telle ferbeur. Kirill Petrenko rend très précisément le souffle spirituel de ce chef d'oeuvre et mène choristes et instrumentistes au sommet de leur art. C'est à pleurer de beauté. L'action de Parsifal est semée de douleurs et d'embûches, et son cheminement conduit aux grandes réconciliations du troisième acte, et c'est ce dont  le travail d'Audi et de Baselitz rendent compte avec beaucoup de justesse. 

La qualité hors pair des solistes dépasse les plus folles espérances, avec un plateau qui réunit les plus grandes voix wagnériennes du moment. René Pape apporte la beauté chaleureuse et les sonorités souveraines de son timbre  au personnage de Gurnemanz qu'il aborde en développant la profonde humanité de ce personnage, magnifique de grandeur notamment quand il reconnaît son erreur d'appréciation sur la personne de Parsifal: la finesse de son jeu scénique et les nuances de de son interprétation rendent fascinants les longs développements narratifs de Gurnemanz. Jonas Kaufmann fait une prise de rôle munichoise fascinante avec un jeu de scène et un chant vibrant qui expriment le passage de la jeunesse innocente et impulsive de Parsifal à une  maturité plus intériorisée et à la sagesse spirituelle de la royauté. Nina Stemme, que l'on n'attendait peut-être pas dans le rôle de Kundry, a su pénétrer la personnalité complexe et déchirée de la femme qui a ri au moment de la Passion du Christ, écartelée entre deux mondes. Ses transformations successives marquent l'évolution de son personnage, de la femme de l'âge des cavernes aux cheveux flamboyants du premier acte à la blonde séductrice du deuxième, puis à la présence scénique très forte quoique quasi muette du troisième acte dans lequel, réconciliée et convertie, elle a l'apparence d'une nonne aux cheveux noirs et court. Christian Gerhaher fait sa prise de rôle en Amfortas avec des moments très convaincants, un jeu de scène à l'expression de souffrance et d'épuisement authentiques. Soulignons enfin la composition très réussie d'un Klingsor bouffon au satanisme grotesque par Wolfgang Koch.

Mon voisin et moi nous sommes quittés sans trouver le temps de concilier nos points de vue, et, quant à la mise en scène, la querelle des anciens et des modernes reste plus ouverte que jamais, mais nous nous sommes rencontrés dans nos transports d'enthousiasme pour la magnificence incomparable de la musique et du chant, la magie inspirée et visionnaire de la direction musicale, le charisme des chanteurs et l'unisson des choeurs de ce Parsifal d'anthologie.

Parsifal pour tous: Open air et live stream gratuits ce dimanche 8 mai,

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