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jeudi 20 février 2025

Bayerisches Staatsorchester — Vladimir Jurowski dirige Frank Martin et Bruckner. Matthias Goerne chante Jedermann.

Vladimir Jurowski et Matthias Goerne

Pour le quatrième concert d'Académie de la saison, l'Orchestre d'État de Bavière a joué les Six monologues extraits de Jedermann du compositeur genevois Frank Martin, interprétés par Matthias Goerne, suivis en deuxième partie de la Sixième symphonie d'Anton Bruckner.

Jedermann (chaque homme ou chacun de nous en allemand) est une pièce de théâtre de Hugo von Hofmannsthal dont la forme est empruntée au théâtre médiéval des mystères. Elle est sous-titrée Le jeu de la mort de l'homme riche La pièce fait intervenir Dieu, la mort, le diable et d'autres personnages allégoriques. Il s'agit d'une traduction et d'une adaptation de l'œuvre anglaise Everyman, A morality play, imprimée à Londres en 1490 et basée sur l'original néerlandais Elckerlijc, composé  par Macropedius et imprégné d'effets de style issus de la chanson de geste. Hofmannsthal s'est également inspiré du Komedi vom sterbend reichen Menschen de Hans Sachs. La première représentation a eu lieu le 1er décembre 1911 à Berlin dans une mise en scène de Max Reinhardt. Depuis 1920, elle est traditionnellement rejouée chaque année lors du festival de Salzbourg, dont Hofmannsthal était l'un des initiateurs. En 2024 c'est à Robert Carsen que la mise en scène en a été confiée. Le rôle-titre est  interprété par les meilleurs interprètes du théâtre germanophone. 

Le compositeur suisse Frank Martin (1890-1974) a extrait de l'adaptation par Hugo von Hofmannsthal du jeu médiéval du riche Jedermann et de sa mort six passages en forme de monologues, dans lesquels est retracée l'évolution psychologique du protagoniste — depuis la prise de conscience de sa fin de vie imminente jusqu'à l'acceptation finale de la mort, en passant par la révolte et le désespoir. La musique de Martin, tonale dans ses grandes lignes mais enrichie de manière très individuelle, s'adapte étroitement au texte jusqu'à ce qu'elle s'achève dans le do majeur du pardon. En 1943, Frank Martin a mis en scène six des monologues de Jedermann, les destinant à un concert et non à une représentation théâtrale. Martin avait d'abord composé une partition pour baryton et piano. Plus tard, en 1949, il en donna une version pour baryton et grand orchestre. C'est cette dernière version qui vient d'être proposée à Munich dans le cadre des concerts d'Académie du Bayerisches Staasorchester avec le baryton Matthias Goerne.  

Pochette de disque, London Records, 1956

Les monologues

Jedermann vient de donner un banquet, au cours duquel la Mort vient le trouver pour lui annoncer qu'il devra se tenir devant le tribunal divin et rendre des comptes à Dieu. Tous ses prétendus amis l'abandonnent aussitôt. Au début du premier monologue, Jedermann considère la salle du festin et prend conscience qu'il joue une fin de partie. Il se met à méditer sur sa solitude. Il convoque ses serviteurs et leur ordonne de se préparer pour un voyage au cours duquel ils devront emporter toutes ses richesses. Mais la Mort les terrifie et tous s'enfuient. Le deuxième monologue commence. La musique fait entendre les battements du coeur de Jedermann qui exprime son anxiété. Il trouve un certain réconfort en se rappelant sa richesse accumulée. Mais le coffre qui contient ses richesses s'ouvre et c'est Mammon qui en sort pour annoncer à Jedermann qu'il ne peut l'accompagner. « Tu vas à la terre aussi dépouillé et nu que lorsque tu es sorti du ventre de ta mère ».  C'est ensuite  l'allégorie de la Bienfaisance qui lui apparaît comme une femme malade étendue sur un lit de souffrances, mais trop faible pour l'accompagner. Jedermann prie pour que ce ne soit pas la voix de sa vieille mère qui l'appelle. Jedermann s'effondre et se repent de toute son âme dans le quatrième monologue. Bienfaisance lui envoie sa sœur la Foi, qui dans le cinquième monologue interroge Jedermann sur ses croyances. Croit-il en Jésus mort et ressuscité ? La Foi lui demande de renoncer à ce qu'il a été. Il tombe à genoux et prie avec humilité. Dans le sixième monologue la Foi vainc le diable. Jedermann, confiant dans la rédemption, peut mourir réconcilié.


Matthias Goerne, un baryton wagnérien qui s'est également spécialisé dans les Lieder, a eu pour maîtres rien moins qu'Elisabeth Schwarzkopf et Dietrich Fischer-Dieskau, qui avait lui-même enregistré les Monologues en 1964. Dès son entrée en scène on perçoit une personnalité souriante, chaleureuse et charismatique. Pendant 18 minutes, il va se métamorphoser en Jedermann et par la magie de son chant en dresser un portrait saisissant. La voix rayonnante et ample est dotée d'un timbre chaleureux aux couleurs mordorées, chaque son modulé trouve un solide point d'appui pour exprimer l'émotion et son exacte intensité, les graves sont remarquables. Matthias Goerne ne recherche jamais l'effet, il rend avec authenticité la lente évolution de son personnage qui bascule de l'arrogance de la richesse à une prise de conscience qui le mène au doute et au repentir. C'est confondant de beauté. Après l'ovation d'un public émerveillé, Mathias Goerne offrira un rappel judicieusement choisi : la cantate Ich habe genug (Je suis comblé) de Jean-Sébastien Bach. Le texte de cette cantate, d'un poète inconnu, met en scène l'histoire évangélique du vieux Syméon, qui fut l'un des premiers à reconnaître le Messie dans l'enfant Jésus lors de sa présentation au temple. C'est bien plus qu'un rappel : c'est un Matthias Goerne à l'apparence transformée qui incarne à présent un vieillard comblé et prêt à mourir dans une paix joyeuse car il a vu en l'Enfant Jésus le Salut que Dieu préparait à la face des peuples. Son chant sublime s'accompagne des mouvements d'un corps qui semble communiquer avec le divin. Au vieillard riche alourdi par le poids de sa fortune et misérable s'oppose le vieillard juste et pieux auquel une apparition du Saint-Esprit avait annoncé qu'il verrait le Sauveur. Matthias Goerne a réalisé une métamorphose habitée, sombre et douloureuse en Jedermann, exaltée en Syméon, toujours avec la beauté d'un phrasé impeccable et une grande empathie pour l'un et l'autre de ces deux personnages antinomiques.

Vladimir Jurowski et l'orchestre d`État de Bavière

Vladimir Jurowski poursuit son exploration systématiquement chronologique des symphonies d'Anton Bruckner avec cette sixième symphonie en la majeur d'Anton Bruckner, une œuvre quelque peu éclipsée par ses voisines plus populaires. Elle n'est jouée que pour la quatrième fois en tout dans l'histoire de l'Académie musicale bavaroise. Vladimir Jurowski interprète cette œuvre complexe en en soulignant avec vigueur le rythme marqué. Elle avait été qualifiée par son compositeur comme la « plus effrontée » de ses symphonies (en allemand "die Keckste"). La sixième symphonie fut composée de 1879 à septembre 1881 et a ceci de particulier qu'elle ne fit l'objet d'aucune réécriture. Bruckner n’entendit jamais l’exécution intégrale de cette œuvre ; seuls, l’adagio et le scherzo furent donnés à Vienne en 1883, le 11 février, deux jours avant la mort de Wagner, que Bruckner révérait comme un dieu et dont il cite brièvement Tristan und Isolde dans le mouvement final. Vladimir Jurowski réussit une direction  précise de cette symphonie dont la construction développe un thème initial selon la gamme diatonique du mode phrygien (le troisième mode). Toute l'œuvre est comme une construction mathématique complexe qui pratique la mutation dans la répétition. Le chef se montre très attentif aux cBayeroulissements chromatiques qui font évoluer les thèmes tout en les modulant. Cependant la précision de l'exécution, fort cérébrale, n'est pas dénuée d'une certaine sécheresse, on se sent rarement transporté par la musique, l'émotion n'est pas au rendez-vous, d'autant que Vladimir Jurowski déchaîne volontiers les montées en puissance du volume. Les aspects plus intimistes de la partition, comme certains passages de l'Adagio, ou les aspects plus lyriques et poétiques du scherzo, sont comme noyés dans le volume sonore, ce qui n'a pas empêché le chef et l'orchestre de remporter un franc succès.

Crédit des photos © Bayerisches Staatsorchester

vendredi 14 février 2025

Die Liebe der Danae, l'opéra testamentaire de Richard Strauss à la Bayerische Staatsoper

Révolution au palais : Danaé (Manuela Uhl) et les créanciers de Pollux

Claus Guth a mis en scène de très nombreux opéras de Richard Strauss, dont il est devenu un éminent spécialiste. En 1988 il était étudiant à l'Académie de Théâtre August Everding,  une année straussienne pour l'Opéra national de Bavière qui avait joué tous les opéras du compositeur en une saison, y compris Die Liebe der Danae. Ce fut sa grande initiation à Strauss, et sa fascination pour le compositeur ne l'a depuis lors plus quitté. Wolfgang Sawallisch présidait alors aux destinées de  l'Orchestre de l'État de Bavière. Pour sa nouvelle production, Claus Guth s'est associé au chef  Sebastian Weigle, avec lequel il entretient une longue relation de travail : ils ont monté ensemble Daphne, Rosenkavalier et plus récemment Elektra à l'Opéra de Francfort.

Le faux Midas (Christopher Maltman) et l'illusion d'une couche dorée

Claus Guth a une connaissance intime de la musique des opéras de Strauss. C'est au départ de la musique qu'il élabore ses mises en scène. Il s'en est expliqué dans une interview menée par Yvonne Gebauer, publiée dans le programme : " J'ai d'abord été attiré par la grande diversité des couleurs. J'étais fasciné par le nombre de couches que ce compositeur cachait sous une surface qui semblait lisse au premier abord. C'était tout à fait intuitif : cette musique enivrante m'a saisi comme une aspiration, voire m'a submergé. [...] La musique est pour moi le point de départ central de mon travail. Chez Strauss, j'ai l'impression que l'orchestre réalise une radiographie des différentes couches musicales. Plus on explore et plus on creuse, plus ce cosmos s'enrichit. Grâce à cette stratification complexe, le dessin des personnages donne lieu à des portraits subtils, voire à des psychogrammes d'une grande richesse, d'une incroyable modernité. Ce sont surtout les fortes figures féminines auxquelles Strauss s'est intéressé et qu'il a façonnées à maintes reprises tout au long de son œuvre. Je trouve le caractère abyssal de la musique de Richard Strauss très fascinant et inspirant. Elle me permet, en tant que metteur en scène, d'aller à l'encontre de la beauté superficielle avec des images et des récits très différents et de créer un écho dans les couches profondes de la musique. [...] C'est aussi en cela que consiste mon travail : faire ressortir précisément cela. "

Danae (Manuela Uhl) et Midas (Andreas Schager)

Claus Guth a déplacé l'action des temps mythiques dans la vivacité du bel aujourd'hui. Les origines de Pollux, roi de l'île d'Éos et père de Danae, ne sont pas abordées dans le livret que Joseph Gregor composa au départ d'un projet de Hugo von Hofmannstahl. Claus Guth en fait un businessman banquerouté dont les baies vitrées des bureaux donnent sur une ligne de gratte-ciel sans doute new-yorkais. Pollux est coiffé à la Donald Trump ( —une mention particulière pour le talent du perruquier s'impose — ) cette allusion au président se voit encore renforcée lorsqu'on aperçoit un avion tout doré en train d'effectuer son atterrissage. Mais ce rapprochement est vite oublié, ce n'est qu'un clin d'oeil amusé au passage, il s'agit de montrer que l'opéra de Strauss décrit le crépuscule des dieux que les humains ont délaissé au profit de leur vénération pour l'or, une vénération d'abord partagée par Danae, qui saura se libérer de son emprise en découvrant son indépendance et sa volonté propre, un trait typique des personnages féminins de Strauss. La mise en scène met en évidence l'évolution des personnages : Danae bien sûr, qui abandonne ses stériles rêves cousus d'or au profit de son amour pour Midas, redevenu un simple ânier, mais aussi Jupiter qui abandonne son costume tout en or et sa divinité pour se transformer en Wanderer, dieu déchu, errant et crépusculaire. La mise en scène de Claus Guth montre bien que le monde de Pollux et de ses créanciers est vide de sens et illusoire, et que l'humanité est tout aussi insensée dans sa recherche perpétuelle d'une satisfaction nouvelle. La scénographie de Michael Levine nous fait passer des bureaux ordonnés du premier acte aux bureaux dévastés du troisième acte. Le final est particulièrement poignant avec les vidéos de rocafilm occupant tout le fond de scène : on y un film tourné à la fin de la vie de Strauss : le compositeur se promène dans le vaste jardin de sa villa de Garmisch ou sur fond de Munich anéantie par les bombardements, dont celui qui détruisit complètement le Théâtre national de Munich en 1943. Ce final nous rappelle le sujet délicat des relations privilégiées et contrastées que Strauss entretint avec le national-socialisme.

Jupiter en Wanderer (Christopher Maltman)
et Mercure ( Ya-Chung Huang) dans un monde effondré

Der Liebe der Danae est relativement peu joué. La dernière production munichoise remonte aux temps de Sawallisch. Pourtant cette oeuvre composée à la fin du parcours musical de son auteur est particulièrement passionnante tant par sa diversité que parce qu'elle comporte de nombreuses auto-citations que les straussiens avertis se plairont à reconnaître. On retrouve des motifs ici du Rosenkavalier, là d'Arabella ou de la Frau ohne Schatten, de Daphne encore et souvent, plus proche dans le temps. Des leitmotivs subtilement exprimés, des passages symphoniques lors des interludes, des polyphonies chorales, du lyrisme et de l'humour, partout une grande maîtrise de l'instrumentation, et toujours cette légèreté et cette grâce si straussiennes. Lors de l'interlude du premier acte, la transposition musicale de la pluie d'or qui vient illuminer le rêve de Danae est une petite merveille que traduisent les flûtes, le glockenspiel, le célesta et le piano. On perçoit l'enchantement sonore métaphorique de la pluie d'or. Straussien réputé, Sebastian Weigel et l'Orchestre d'État de Bavière, qui pratique Strauss depuis toujours, ont su transmettre la magie alchimique de cet opéra trop peu connu, qui transmue l'or en amour. Le chef a réussi une parfaite connexion entre la fosse et la scène. Il s'est également appliqué à rendre perceptibles les subtiles superpositions des strates sonores que Strauss a si joliment tissées dans sa partition. 

De merveilleux chanteurs complètent le tableau d'une soirée qui tutoyait la perfection. La maladie a contraint Malin Byström, attendue en Danae, de renoncer aux deux premières représentations, après avoir assuré la générale. Manuela Uhl, qui avait déjà incarné Danae à Kiel en 2001 puis à Berlin en 2016, était heureusement disponible et a réussi l'exploit d'intégrer la production en moins de 24 heures et de livrer une interprétation scénique magistrale, puissante et émouvante de son personnage. Straussienne et wagnérienne, elle détaille la palette émotionnelle de Danae de son soprano dramatique rayonnant, doté d'une solidité et d'une charge énergétique telles qu'elle peut le pousser à la limite de l'exaltation. Tout aussi stellaire est le Jupiter du baryton Christopher Maltman qui fait passer son personnage d'abord sûr de lui, infatué et arrogant par les affres de l'échec. La perfection du jeu scénique du baryton anglais est à l'aune de sa performance vocale. Jupiter, adulé par les quatre reines, amantes délaissées mais toujours éprises du dieu, convaincu de la puissance de l'or qu'il produit à foison, se heurte aux choix de Danae qui renonce au métal précieux et à la gloriole divine pour vivre dans l'amoureuse pauvreté que peut lui offrir le vrai Midas, ânier de son état. La dégradation de la condition du dieu suprême le transforme en un pèlerin cheminant qui finit terrassé et impuissant. La prestation de Christopher Maltman atteint au sublime. Le ténor héroïque d'Andreas Schager en Midas passe sans peine les rutilances de l'orchestre tout en conférant à son personnage une aura d'harmonieuse douceur. Dérisoires et futiles, joliment attifées, les quatre reines que Strauss traite toujours en groupe, comme une hydre amoureuse à quatre têtes qui essayent de se réapproprier leur divin amant, sont remarquablement interprétées par Sarah Dufresne (Semele), Evgeniya Sotnikova (Europe), Emily Sierra (Alcmène) et Avery Amereau (Leda), un groupe choral qui donne un canon épatant au troisième acte.

Dans son entretien avec le metteur en scène la dramaturge Yvonne Gebauer rappelle les mots prononcés par Strauss alors qu'en 1944, il prenait congé  de l'Orchestre philharmonique de Vienne à Salzbourg, après que celui-ci eut joué l'interlude en do majeur de l'opéra du dernier acte de Danae : « Peut-être nous reverrons-nous dans un monde meilleur ». L'amour de Danae pour Midas au sein d'un monde en déshérence porte ce message d'espoir bien nécessaire en des époques honteusement troublées. Et l'excellente production de l'Opéra de Munich en communique l'universalité.

Danae et les quatre reines

Direction musicale Sebastian Weigle
Mise en scène et chorégraphie Claus Guth
Scène Michael Levine
Costumes Ursula Kudrna
Lumières Alessandro Carletti
Vidéo rocafilm
Chœur Christoph Heil
Dramaturgie Yvonne Gebauer, Ariane Bliss

Jupiter Christopher Maltman
Mercure Ya-Chung Huang
Pollux Vincent Wolfsteiner
Danae Malin Byström
Xanthe Erika Baikoff
Midas Andreas Schager
Quatre rois Bálint Szabó, Kevin Conners, Paul Kaufmann, Martin Snell
Semele Sarah Dufresne
Europe Evgeniya Sotnikova
Alcmène Emily Sierra
Leda Avery Amereau
Quatre gardiens Yosif Slavov Bruno Khouri Vitor Bispo Daniel Noyola
Une voix Louise McClelland

Chœur de l'Opéra d'État de Bavière
Orchestre national de Bavière

Crédit photographique © Geoffroy Schied

vendredi 7 février 2025

Bayerische Staatsoper — Die Liebe der Danae ce vendredi soir 7 février en direct à la radio

 

La mythologie peut-elle être joyeuse ?

Hugo von Hofmannsthal a explicitement conçu l’opéra Die Liebe der Danae (L’amour de Danaé) pour Richard Strauss comme une « mythologie joyeuse ». Le livret, achevé par Joseph Gregor, raconte l’histoire de la chaste fille du roi Pollux : Danaé est courtisée par le dieu Jupiter. Pour la conquérir, il se transforme en roi Midas. Danaé préfère Midas au dieu, même lorsque Jupiter lui retire la capacité de tout transformer en or. Même lorsqu’il est « rétrogradé » au rang d’ânier, Danaé reste imperturbablement attachée à Midas. C’est alors que Jupiter cède et bénit le bonheur des amants.

L’opéra, qui n’a été créé qu’en 1952 au festival de Salzbourg (en 1944, seule une répétition générale avait pu avoir lieu), fait l’objet d’une nouvelle production au Théâtre national de Munich, dont la première aura lieu ce vendredi 7 février 2025 à 19 heures. Le metteur en scène Claus Guth signe sa quatrième mise en scène à l’Opéra d’État de Bavière. Au cours de la saison 2022-23, il avait enthousiasmé le public munichois avec sa mise en scène de Semele.

La direction musicale sera assurée par Sebastian Weigle, qui assume pour la première fois la direction musicale d’une nouvelle production à l’Opéra d’État de Bavière.

Die Liebe der Danae comprend trois rôles principaux très vastes et exigeants, et les trois solistes font leurs débuts dans cette production : Malin Byström dans le rôle de Danaé, Andreas Schager dans celui de Midas, Christoper Maltman chantera Jupiter. En outre, Ya-Chung Huang interprétera Mercure et Vincent Wolfsteiner Pollux.

Radiodiffusion en direct ce soir (7 février) à partir de 19H :

CR après la représentation du 11 mars.

Source des textes BSO et BR Klassik traduits par Luc-Henri Roger
Photo © Monika Rittershaus

mercredi 5 février 2025

Alcina de Haendel au Theater-am-Gärtnerplatz — De la Musique avant toute autre chose !

Jennifer O’Loughlin (Alcina), Ballet du Gärtnerplatztheater

Le Théâtre de la Gärtnerplatz revisite l'opéra baroque en nous offrant une nouvelle production d'Alcina, le Dramma per Musica que composa Georg Friedrich Haendel d'après le livret d'Antonio Fanzaglia L'isola di Alcina lui-même basé sur  l'Orlando furioso de Ludovico Ariosto. 

Quand les chevaliers errants ne font pas usage de leurs armes, ils aiment s'essayer à des aventures amoureuses risquées. C'est le cas de Ruggiero, qui tombe sous le charme d'Alcina, une magicienne qui transforme ses adversaires et les amants dont elle s'est lassée en pierres, en arbres ou en animaux. Ruggiero, aidé par sa fiancée Bradamante, parvient à se libérer du sort que lui a jeté Alcina, et, dans la foulée, libère toutes les personnes enchantées de l'île.

Au cours de la saison 1734/1735, Georg Friedrich Händel régna en maître sur le Covent Garden Theatre de Londres : outre trois oratorios, il y fit représenter cinq opéras, dont deux premières mondiales, Ariodante et  Alcina, toutes deux basées sur des épisodes de l'épopée en vers de l'Arioste. Ce grand succès lyrique de Haendel à Londres est une œuvre d'art baroque totale d'un genre particulier : l'île magique d'Alcina est animée par des parties chantées, de la pantomime, de la danse et par l'ingénierie spectaculaire du théâtre à machines. 


Moniká Jägerova (Bradamante), Alina Wunderlin (Morgana),
Ballet du Staatstheater am Gärtnerplatz (Les hommes ensorcelés)

C'est l'époque où sur la scène lyrique très disputée de Londres, Haendel avait perdu son théâtre habituel, le King's Theater, au profit d'une compagnie concurrente, l'Opera of the Nobility. Haendel cherchait alors à reprendre le dessus en utilisant tout ce que son nouveau théâtre de Covent Garden avait à offrir : des techniques scéniques de pointe et une célèbre troupe de ballet, celle de la danseuse et chorégraphe Marie Sallé. Il proposa un opéra avec beaucoup de passages dansés (au début du premier acte ainsi qu'à la fin du deuxième et du troisième acte ). Lors de ses engagements londoniens, Marie Sallé avait créé un nouveau type de danse voué au naturel et à l'expression des sentiments, une révolution pour l'époque. Dans le ballet d'Alcina, elle apparut en Cupidon, dans un costume masculin, ce qui fut jugé inconvenant et indécent.

Dans la lignée de la première production londonienne, celle du Theater-am-Gärtnerplatz a associé mise en scène et chorégraphie dus à la créativité de la metteuse en scène Magdalena Fuchsberger et du directeur du ballet Karl Alfred Schreiner, tous deux natifs de Salzbourg. Fuchsberger propose une lecture de l'œuvre résolument queer, en donnant à voir des êtres dont le sexe et le genre brouillent les pistes. Les personnages se comportent comme des chiens en chaleur et sont attirés tant par leur sexe que par le sexe dit opposé, se montrant prêts à changer de partenaire ou à pratiquer l'échangisme. La magicienne Alcina n'est pas ici considérée comme un être diabolique néfaste, mais plutôt comme une femme qui cherche à se libérer des contraintes et à repousser les limites. C'est là la magie à la fois surréaliste et  grotesque de l'île enchantée. Les changements de costumes (très réussis de Pascal Seibicke) et de grimages sont si fréquents qu'une chatte n'y reconnaîtrait pas ses petits. Mais cette vague enchantée de libération des mœurs déferle en atteignant sa propre limite et les personnages finissent par aspirer à un modèle de vie petit bourgeois dans le modèle traditionnel : un homme et une femme unis pour la vie poussant landau, possédant voiture et jouissant du confort d'une petite maison. La scénographie a minima de Stephan Mannteuffel illustre ce cheminement : l'île d'Alcina n'est faite que de quelques marches qui se terminent pas une petite plate-forme, d'un petit abribus comportant trois sièges rabattables et d'une serre ; lorsqu'Alcina se met à perdre sa magie, on voit réapparaître le monde de la normalité avec le nouveau décor d'une voiture nettoyée et bichonnée par son propriétaire et une maison confortable, agrémentée dans son jardin d'une fleur géante dont le le pistil et les étamines proéminents rappellent peut-être que la plupart des fleurs sont hermaphrodites, et que le mélange des sexes et des genres qui sont au coeur de la mise en scène leur est familier. Laissons aux spectateurs le soin d'associer à ce qui leur plaira la forme d'un sac de frappe descendu des cintres.

La danse, qui avait joué un rôle fondamental lors de la première londonienne, trouve ici aussi toute sa place mais avec d'autres fonctionnalités. Elle sort du cadre des intermèdes délimités qui lui était imparti à l'origine pour devenir partie intégrante de la mise en scène. Elle dépasse la simple illustration des émotions qui traversent et ravagent les protagonistes mais vient également moduler et construire l'espace scénique, par exemple en esquissant le dessin d'un jardin enchanté où des couples se livrent à des ébats amoureux lascifs. À remarquer que si les danseurs et les chanteurs occupent la même scène, ils se côtoient sans interagir.

Si les embrouillaminis de la mise en scène laissent perplexes, la musique et le chant ravissent. La carrière du chef Rubén Dubrovsky est marquée par son amour pour la musique baroque, il est le fondateur et directeur artistique du Bach Consort Wien (Vienne) et du Third Coast Baroque (à Chicago). Il a livré la partition de Haendel de manière historiquement informée, complétant l'orchestre du théâtre avec une basse continue composée d'instruments d'époque, clavecin, archiluth et théorbe. Ce mariage d'instruments modernes et anciens est d'une grande élégance et parvient à rendre la richesse mélodique et l'atmosphère propre au baroque. Dubrovsky rend les contrastes, la tension dramatique et la diversité de la musique, en en soulignant les thèmes et la trame instrumentale.

Gyula Rab (Oronte), Timos Sirlantzis (Melisso), Jennifer O’Loughlin (Alcina)

Les sept solistes sont à la fête avec la succession d'arias qui leur permet de mettre leurs talents en valeur. On retrouve avec délice Jennifer  O'Loughlin dans le rôle-titre, la soprano lyrique colorature a su relever le défi de la mise en valeur de ce rôle exigeant par sa longueur et sa diversité. Elle passe de l'arrogante omnipotence de la magicienne au trouble qui la saisit lorsqu'elle perd le contrôle des puissances  maléfiques, puis au désespoir de la déroute finale. Sophie Rennert en Ruggiero et Alina Wunderlin en Morgana remportent un beau succès à l'applaudimètre, semblant toutes deux se jouer des difficultés de haute voltige de leurs arias. La contralto tchèque Moniká Jägerova qui se consacre avec passion à l'interprétation de la musique ancienne se montre tout à fait à la hauteur du rôle de Bradamante et est très prenante.  Timos Sirlantzis se voit affublé d'un costume bleu turquoise, de cothurnes et de jambières assortis et d'une coiffure dignes d'une gay pride pour interpréter le rôle transgenre de Melisso que le baryton basse interprète avec un talent amusé.  Le ténor Gyula Rab, travesti en oiseleur, réussit une belle composition du rôle d'Oronte, l'amant de Morgana. La soprano Mina Yu en Oberto porte une moustache et un embryon de barbe pour la première fois de sa vie, ce qui ne l'empêche pas d'égrener de ravissantes notes cristallines pour incarner le téméraire jeune homme arrivé sur l'île méphitique dans le but de retrouver son père disparu.

De la Musique avant toute chose ! On passe une excellente soirée à se délecter de l'interprétation de ces excellents chanteurs et chanteuses si on consent à oublier une mise en scène dont le principal défaut est de complexifier à souhait un livret qui n'en demandait pas tant, alors qu'il est déjà en soi suffisamment dédaléen. 

Distribution du 02.02.2025

Direction musicale Rubén Dubrovsky
Mise en scène Magdalena Fuchsberger
Chorégraphie Karl Alfred Schreiner
Scénographie Stephan Mannteuffel
Costumes Pascal Seibicke
Lumière Michael Heidinger
Dramaturgie Christoph Wagner-Trenkwitz

Alcina Jennifer O'Loughlin
Ruggiero Sophie Rennert
Morgana Alina Wunderlin
Bradamante Moniká Jägerova
Oronte Gyula Rab
Melisso Timos Sirlantzis
Oberto Mina Yu

Crédit photographique © Marie-Laure Briane

vendredi 31 janvier 2025

Une distribution stellaire pour la reprise d'Un ballo in maschera à l'Opéra de Munich

 

Composé en 1858 pour Naples, l'opéra basé sur un livret d'Eugène Scribe pour Daniel Auber, Gustave III, ou Le Bal masqué n'a pas pu y être représenté pour des raisons de censure ; après un remaniement en profondeur, il a été créé à Rome quelques mois plus tard. Le livret s'inspire des événements qui ont accompagné l'assassinat du roi Gustave III de Suède au cours d'un bal masqué donné à l'opéra royal de Stockholm en 1792. Mais voilà l'assassinat d'un roi sur scène était intolérable. L'action fut déplacée à Stettin et finalement à Boston. Le roi était devenu un gouverneur.

Charles Castronovo (Riccardo en 2022)

Mais qu'importe le lieu, le Ballo in maschera met en scène l'habituel triangle amoureux : la soprano est tiraillée entre le ténor et le baryton, qui se trouvent être les meilleurs amis du monde. Mais les apparences sont trompeuses, tous les protagonistes ont deux visages. Riccardo, le gouverneur, célébré comme un souverain épris de justice, fuit ses responsabilités et se réfugie par lassitude dans le monde du divertissement, dont l'attrait culmine dans un jeu suicidaire, il s'exposera au danger. Renato aime Riccardo, son ami, presque plus que sa femme Amelia, qui tente en vain d'étouffer ses sentiments pour Riccardo, mais peut-être plus encore. Ulrica, la diseuse de bonne aventure, est la force souterraine qui évoque chez les hommes une irrésistible envie de mort, jusqu'à ce que la danse sur le volcan culmine dans un bal masqué mortel.

Yulia Matochkina (Ulrica)

La reprise d'Un ballo in maschera de Giuseppe Verdi à la Bayerische Staatsoper a été marquée par le désistement d’Igor Golovatenko et son remplacement par Ludovic Tézier dans le rôle de Renato. On revoit avec plaisir l'intelligente mise en scène de 2016 de Johannes Erath. Le metteur en scène livre une lecture plus psychologique et onirique qu'historique d´un récit qu´il inscrit dans la haute société sans doute américaine, — version de Boston oblige, — de la fin des années 20 et du début des années trente, comme en témoignent les superbes costumes de Gesine Völlm, les fracs et les chapeaux claques des habits de soirées, et les robes charleston du bal masqué, ou les robes de chambre de Renato et de Riccardo. Nous découvrons un monde eschérien qui s'orchestre autour d'un immense lit dont on ne peut dire qu'il est king size puisque l'action se situe dans la démocrate Amérique : le lit est le symbole du pouvoir absolutiste (on se rappellera son importance dans le cérémonial versaillais), celui tant de la conjugalité que de l'adultère. Dans la logique d´un imaginaire issu du cerveau d´un Riccardo rêvant dans son lit, Johannes Erath opte pour l´unité de lieu avec un décor unique conçu par Heike Scheele : une scène circularisée, dont les marbres du carrelage forment un dessin mouvant, entourée d´un rideau de scène fait de fins voilages, qui se peut se déplacer ou s'ouvrir au gré des scènes et qui peut recevoir des projections vidéo en surimpression. Un grand escalier circulaire,  s'enfonce dans la scène à l'une de ses extrémités et à l'autre va se perdre dans les combles. Au centre du plafond on aperçoit un large lit entouré de deux tables de chevet portant des luminaires aux globes d'une opale laiteuse. Erath organise un monde pour partie onirique en noir et blanc qui circule en spirale autour du lit central. Une série de thèmes traversent l'opéra et le structurent comme autant de leitmotivs : entre autres mais particulièrement remarquables le cinéma et la ville américaine nocturne des années 20 et 30 (excellentes projections vidéo de Lea Heutelbeck), le cercle et la spirale de l´espace scénique, du carrelage, du grand escalier et du rideau de voiles, la sphéricité des globes lumineux qui deviennent, lorsqu'Oscar s'empare de l'un d'eux, la boule de cristal de la voyante, la circularité du récit ouroborique avec la présence d'Ulrica en début et fin d'opéra, et enfin le thème du double. Les personnages sont doublés et les scènes sont dupliquées en effet inversé de miroir : Riccardo se démultiplie en un pantin qui au fil de l´action change trois fois de costume, — un pantin de ventriloque, manipulé tant par Oscar que par Riccardo, apparaît en robe de chambre au début du premier acte, en costume de marin pêcheur au deuxième tableau, puis en habit de soirée pour le final. Amelia se voit elle flanquée d'un double joué par une actrice de même stature et de même coiffure, accompagnée de l'enfant, ce qui fat apparaître la mère aux côtés de l'amante et de l'épouse au coeur partagé ; le plafond répète les scènes comme un immense miroir, sauf au dernier acte où le reflet du lit porte un double de Riccardo figé car déjà assassiné. Dans la triangulation amoureuse, la duplicité est évidente dans le chef de Riccardo et d´Amelia, ce qui n´est pas le cas de Renato qui, ami et époux à la fidélité irréprochable, a pour double un Renato jeune et heureux portant sa jeune épouse vers la chambre conjugale. Riccardo est certes le personnage le plus complexe et le plus ambigu de cette mise en scène : s'il se dit à l'abri du danger entouré du rempart de ses fidèles, il est cependant suicidaire et téméraire. Il finit emporté par un destin qu'Ulrica a déjà dévoilé que symbolise encore le bas de sa robe de chambre, décoré d´un imprimé de la Grande Vague de Kanawaga d´Hokusai, une image de l'impermanence du monde où l´artiste saisit l’instant où l´énorme vague est sur le point d’engloutir les frêles esquifs d'infortunés pêcheurs dont l’existence éphémère est soumise au bon vouloir de la nature toute-puissante. L'image convient particulièrement à Riccardo qui se déguise en marin et que son ami est sur le point d'assassiner. Sic transit gloria mundi !

Le grand orchestre bavarois et les choeurs n'ont pas failli à leur réputation d'excellence. Spécialiste du répertoire italien du 19ème siècle, le très verdien et puccinien Andrea Battistoni, très apprécié à Munich, soucieux du soutien aux chanteurs a su restituer le merveilleux tissu instrumental de la partition de Verdi, ses couleurs et ses atmosphères, avec ici des tempos lents dans les passages mélodiques et là une vivacité pleine de vitalité dans les élans dramatiques. Il s'emploie à souligner l'étonnante diversité d'expressions de cet opéra dans lequel les passions exacerbées côtoient des moments comiques, de la danse et le monde étrange, ténébreux et démoniaque de la voyance. 

Nicole Car, Yulia Matochkina et Ludovic Tézier

On retrouve le ténor américain Charles Castronovo, par son père d'origine sicilienne, qui apporte au rôle de Riccardo sa prestance, son élégance et beaucoup de charme, un rôle de sa carrière récente, avec des débuts munichois, lors de la saison 2022/2023, suivis du MET et de Zurich en décembre dernier. Charles Castronovo s'emploie à incarner les diverses facettes du personnage. Il dresse d'abord le portrait du séducteur italien hâbleur et beau parleur, tel que le cinéma des origines l'a représenté. Une première partie plus lyrique et légère dans laquelle le chanteur semble se ménager et rester quelque peu en retrait, ce qui peut se concevoir dans ce rôle éreintant qui comporte près de 80 minutes de présence en scène. Le ténor va monter en puissance au cours de la seconde partie, bien plus dramatique. Il déploie alors toutes les beautés expressives de sa voix au timbre chaleureux et d'un métal léger avec des accents nettement plus élégiaques lors du duo avec Amelia ou dramatiques du final. La soprano australienne Nicole Car, qui vient de livrer il y a quelques jours une Matrena grandiose dans Mazeppa de Clémence de Grandval au Prinzregententheater, fait une prise de rôle triomphale en Amelia. Son jeu de scène est marqué du signe de l'authenticité, avec une intensité dramatique digne des plus grandes tragédiennes. Une Amelia inoubliable dotée d'une technique exceptionnellement maîtrisée qui lui permet d'exprimer la palette nuancée des émotions de son personnage. la voix est merveilleusement puissante avec des aigus d'une sensibilité ciselée. Ludovic Tézier, baryton verdien primus inter pares, arrive tout auréolé de son expérience et de son expertise du rôle de Renato qu'il interprète depuis 2007. Doté d'une présence physique impressionnante il crève littéralement l'écran. La fluidité de sa ligne vocale est toute au service de la construction de son personnage empreint de loyauté et de noblesse morale. Yulia Matochkina arrive tout auréolée encore de son premier prix et de la médaille d’or de la 15ème édition du Concours international Tchaïkovski en 2015. Elle avait déjà interprété Ulrica avec succès à la Scala, un rôle d'Ulrica, qui convient parfaitement à sa tessiture très large de mezzo-soprano, même s'il est défini pour une contralto. La voix est riche, pleine et profonde avec de fort belles couleurs, et capable de belles descentes caverneuses quand elle annonce de démoniaques ténèbres. Membre de l'Opéra Studio bavarois depuis la saison passée, Seonwoo Lee joue avec une pétulance pétillante le rôle en pantalon d'Oscar, un petit être toujours en représentation, une espèce de Spirou en tenue de soirée. Son soprano est un peu léger en comparaison de la puissance des géants de l'opéra qu'elle côtoie, mais on tend l'oreille pour admirer la technique pointue, la délicatesse et la joliesse du chant.

Ce fut une nouvelle soirée triomphale pour cet opéra tellement emballant, dont le seul regret est qu'il se termine .La performance artistique de Nicole Car n'en fut pas le moindre fleuron. S'il n'y a pas de roi à Boston, on a assisté ce soir à un couronnement et la chanteuse trône désormais au Panthéon des plus grandes Amelia. 

Distribution du 29 janvier 2025

Direction musicale Andrea Battistoni
Mise en scène Johannes Erath
Scénographie Heike Scheele
Costumes Gesine Völlm
vidéo Lea Heutelbeck
Lumière Joachim Klein
Dramaturgie Malte Krasting
Chœur Christoph Heil

Riccardo Charles Castronovo
Renato Ludovic Tézier
Amelia Nicole Car
Ulrica Yulia Matochkina
Oscar Seonwoo Lee
Silvano Andrew Hamilton
Samuel Bálint Szabó
Tom Roman Chabaranok

Juge suprême Tansel Akzeybek
Serviteur d'Amelia Dafydd Jones

Orchestre national de Bavière
Chœur de l'Opéra d'État de Bavière

Crédits photographiques © Geoffroy Schied (photos 1,3 et 4) et Wilfried Hösl (photo 2)

Prochaines représentations les 1, 5 et 8 février 2025 (places restantes)

vendredi 24 janvier 2025

Le Palazzetto Bru Zane et l'Orchestre de la Radio munichoise ressuscitent Mazeppa de Clémence de Grandval

Nicole Car en Matréna 


La représentation en concert de l'opéra Mazeppa de Clémence de Grandval au Prinzregententheater de Munich est le nouveau fruit de la collaboration entre l'Orchestre de la Radio de Munich (Münchner Rundfunkorchester) et le Palazzetto Bru Zane (1). Cette heureuse coopération qui avait débuté avec Cinq-Mars de Gounod en 2015, fête cette année son dixième anniversaire et sa dixième coproduction. Après Cinq-Mars, ce furent Dante de Benjamin Godard, Proserpine de Saint-Saëns, Le tribut de Zamora de Gounod. L'ancêtre de Saint-Saëns a été présenté en version scénique en 2019,  avec l'Académie bavaroise de théâtre August Everding comme autre partenaire. En 2020, L'île du rêve de Reynaldo Hahn en version concertante et Passionnément d'André Messager. Puis en 2023 Ariane de Massenet et  Ô mon bel inconnu de Reynaldo Hahn. Sept des neuf coproductions sont parues sous forme d'enregistrements live dans la série de livres CD Opéra français sous le label Bru Zane, qui a déjà annoncé la captation et la parution prochaine d'un livre CD Mazeppa.

De cette noble série, Mazeppa est le premier opéra composé par une femme, un fait remarquable dans la seconde moitié du 19ème siècle. L'hebdomadaire musical Le Ménestrel le souligne dans la nécrologie qu'il publia en janvier 1907 :

" Mme la Comtesse de Grandval, née Marie-Félicie-Clémence de Reiset, est morte mardi dernier, à Paris, peu de jours avant d’accomplir sa 77e année. Elle était née, en effet, le 21 janvier 1830. Quoique sa haute situation et son état de fortune ne la fissent considérer que comme amateur, Mme de Grandval était cependant douée, comme compositeur, de facultés assez remarquables et d’une puissance de production assez rare, surtout chez une femme, pour qu’on pût sans complaisance lui accorder ce titre d’artiste, auquel elle tenait si fort. Sous ce rapport même, elle était très ambitieuse et revendiquait sa part avec une sorte d’âpreté, ne se contentant pas de publier ses œuvres, mais recherchant les succès de théâtre, se faisant exécuter dans les concerts et prenant part à des concours dont elle aurait pu laisser l’honneur aux professionnels. Elle avait commencé toute enfant l’étude de la musique, reçut d’abord des conseils de Flotow pour la composition, et plus tard se mit bravement sous la direction de M. Saint-Saëns, avec qui elle travailla pendant deux années. Son éducation terminée, elle se mit à écrire considérablement et accapara en quelque sorte les théâtres. Elle fit représenter ainsi aux Bouffes- Parisiens le Sou de Lise (un acte, 1839, sous le pseudonyme de Caroline Blangy), au Théâtre-Lyrique les Fiancés de Rosa (un acte, 1863, sous le pseudonyme de Clémence Valgrand), à Bade, sur le théâtre de Bénazet, la Comtesse Eva (un acte, 1865), à l'Opéra-Comique la Pénitente (un acte, 1868), au Théâtre-Italien Piccolino (3 actes, 1869), et plus tard, au Grand-Théâtre de Bordeaux, Mazeppa (4 actes, 1892). Dans l’intervalle elle avait pris part, victorieusement, au concours Rossini, où elle avait vu couronner, en 1879, sa cantate la Fille de Jaïre (paroles de M. Paul Collin). Puis elle avait fait exécuter à la salle Ventadour la Forêt, poème lyrique en trois parties (paroles et musique, 1875), et à l'Odéon, dans un concert spirituel, Sainte Agnès, oratorio (1876). Elle s’était exercée aussi dans la musique religieuse, avait écrit deux messes, dont une fut exécutée à l’ancien Athénée, plusieurs motets et un Stabat Mater qu’elle fit entendre dans la salle du Conservatoire en 1870. Elle avait donné encore aux concerts populaires des Esquisses symphoniques. Et ce n’est pas tout; on connaît encore d’elle un trio avec piano, une sonate pour piano et violon, un concertino de violon, des nocturnes pour piano, une Suite pour flûte et piano, des pièces pour hautbois et piano, pour violoncelle et piano, la Fiancée de Frilhiof, scène lyrique et enfin un nombre considérable de mélodies vocales. Et en cataloguant tout cela, ne suis-je pas sûr de ne rien oublier. On voit quelle était l’activité artistique de cette femme bien douée. Mme de Grandval faisait partie de la Société des compositeurs ; jusqu’à l’époque où sa santé fut ébranlée elle assistait volontiers à nos assemblées générales, et elle n’était pas la dernière à réclamer avec insistance sa place sur les programmes de nos concerts."

On lit facilement entre les lignes que le chroniqueur, tout en résumant avec admiration et respect la carrière artistique de la compositrice, tient à marquer l'étonnement qu'avait suscité l'activité artistique d'une femme appartenant à la haute société et ne peut s'empêcher de tempérer son appréciation positive : considérée comme amateur, qui aurait dû laisser sa place aux professionnels, mais cependant douée, avec une puissance de production assez rare, surtout chez une femme, publiant ses premières œuvres sous un pseudonyme, et réclamant avec insistance et âpreté sa place dans le milieu masculin de la Société des compositeurs. Après son décès, l'œuvre de Clémence de Grandval tomba dans l'oubli, la compositrice n'étant plus là pour la défendre et la promouvoir. Son opéra Mazeppa, qui avait triomphé lors de sa création bordelaise en 1892, ne fut jamais monté à Paris, si ce n'est deux ans plus tard dans une version avec accompagnement au piano jouée à la Salle Pleyel. Il fut de son vivant encore produit à Anvers, Marseille, Montpellier et Dijon. Saint-Saëns qui fut son professeur et son ami avait bien résumé la situation de son élève, dont il disait qu'elle aurait certainement été célèbre, n'eût-elle été une femme.

Tassis Christoyannis en Mazeppa

C'est un public nombreux, avisé et curieux qui est venu assister à la version concertante de Mazeppa. Il fut vite électrisé par ce qu'il découvrait. 

À l'écoute, on pénètre en terre inconnue et de nombreux spectateurs se sont efforcés de relier la musique de la comtesse à celle de compositeurs familiers : à l'entracte, on entend citer Gounod, Lalo, Verdi, Saint-Saëns, Massenet ou même Puccini et Wagner. Mais qu'importe, c'est Grandval qu'on découvre. La partition est composée de manière très claire et il est à première écoute très facile de suivre le développement de l'histoire parce que l'instrumentation exprime très clairement le développement dramatique de l'action qui se reflète dans la musique et dessine précisément le contour des personnages. L'intensité des mélodies est remarquable.

Clémence de Grandval a de grandes qualités narratives et descriptives, la théâtralité de sa musique nous permet de visualiser les diverses scènes. Le prélude au ton martial évoque la chevauchée infernale de Mazeppa attaché nu sur le dos d’un cheval excité jusqu'à la fureur qui l'emmène au fond des steppes ukrainiennes. On entend le galop, on imagine la steppe infinie. Plus tard, ce sera le murmure du vent dans les peupliers. Pendant le divertissement du quatrième acte, l'indispensable musique de ballet, ravissante au demeurant, emprunte des motifs au folklore slave. Les scènes de masse sont rendues par les choeurs, avec au départ un chant choral murmuré, avec ensuite la proclamation de Mazeppa comme chef de guerre, puis la célébration  de la victoire de l'armée ukrainienne, avant le terrible retournement de situation occasionné par de la trahison du héros. Le chef estonien Mihhail Gerts, qui ne connaissait rien de l'œuvre de la compositrice avant de s'être vu proposer la direction d'orchestre, souligne l'extrême clarté de la composition. Le Münchner Rundfunkorchester et les choeurs ont admirablement rendu cet opéra qui entrelace l'action historico-politique et une histoire d'amour au lyrisme intimiste rendu par la douce tendresse des violons et plus encore des flûtes.

Ante Jerkunica en Kotchubei 

Comme le chef, Nicole Car a pénétré en terre inconnue en découvrant son rôle, celui de Matréna, la fille du chef ukrainien Kotchoubeï frappée d'un coup de foudre dès qu'elle rencontre Mazeppa. Matréna est une jeune femme amoureuse dans un monde en guerre. Entourée par des hommes, elle est aussi la seule soliste féminine dans un monde masculin. Le rôle est fascinant et la soprano australienne l'a merveilleusement incarné, rendant à la fois la douceur de la jeune femme et sa force intérieure, notamment dans les scènes avec Iskra, dont elle éconduit l'amour, et lors de la scène finale avec Mazeppa. Nicole Car a totalement su captiver le public en lui faisant suivre le développement dramatique et émotionnel de Matréna qu'elle interprète avec passion jusqu'au paroxysme pathétique de la folie finale. La tension monte en flèche lors de la trahison de Mazeppa qui exige de sa bien-aimée un amour inconditionnel et l'oblige à un choix cornélien entre son amant et son père, dont l'impossibilité lui fait perdre la raison. Peut-être peut-on établir un parallèle entre ce personnage féminin isolé, sans pouvoir de décision dans un univers peuplé d'hommes, et celui de la compositrice. À noter que Nicole Car chantera Amelia à la Bayerische Staatsoper à partir du 26 janvier. 

Julien Dran en Iskra

Le rôle-titre est interprété avec une mâle assurance par Tassis Christoyanis qui lui confère une force virile rare, une intériorité et une puissance impressionnantes, mais aussi avec de la douceur dans les parties lyriques exprimées dans les hauteurs de sa voix bien timbrée. Le baryton grec s'est taillé une fameuse réputation en tant qu'interprète de mélodies françaises, qu'il a enregistrées avec le Palazzetto Bru Zane, parmi lesquelles on trouve des œuvres de Gounod  et de Saint-Saëns, deux amis de Clémence de Granval. Le ténor Julien Dran donne un Iskra convaincant et poignant, parfois tendre, alors même que son personnage tortueux n'est pas dénué de fourberie et se montre particulièrement odieux lorsque, lui tendant un piège pour la forcer à se dévoiler, 'il annonce la mort de Mazeppa à Matréna. Le chanteur bordelais a une force d'expression dramatique saisissante et semble se jouer des difficultés du rôle. Le croate Ante Jerkunica apporte les profondeurs ténébreuses de sa voix de basse à l'intransigeant Kotchoubeï qui jette sa malédiction sur sa fille. Enfin Pawel Trojak, qui a consolidé ses classes à l'Opéra studio de Lyon, dresse un portrait musical très remarqué de l'Archimandrite avec les beautés d'un timbre extrêmement séduisant.

La soirée s'est terminée par une longue ovation triomphale où les bravi se mêlaient aux applaudissements et aux trépignements, un hommage rendu tant aux talents des solistes, du chef, de l'orchestre et des choeurs qu'au génie d'une compositrice jusqu'alors inconnue et, hasard du calendrier, dont on fêtait l'anniversaire ce 21 janvier.

L'opéra peut s'écouter jusqu'au 20 février via le site du Münchner Rundfunkorchester. À noter que le livret et le programme sont accessibles en fin de page.

Pawel Trojak en Archimandrite


Clémence de Grandval, Mazeppa, opéra en cinq actes et six tableaux (concertant)

Avec Nicole Car (soprano), Julien Dran (ténor), Tassis Christoyannis (baryton), Pawel Trojak (baryton),
Ante Jerkunica (basse)

Chœur de la Radio bavaroise
Orchestre de la radio de Munich
Mihhail Gerts Direction d'orchestre

Coproduction avec Palazzetto Bru Zane

(1) Le « Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française » a pour mission de de la musique romantique) s'est donné pour mission de mettre en valeur les trésors musicaux français du long 19e siècle, de 1780 à 1920, et de leur faire retrouver le rayonnement qu'ils méritent. Son travail est donc axé sur la recherche, l'édition de CD et de livres CD sous le label Bru Zane, l'édition de partitions et de livres, l'organisation de concerts internationaux et le soutien de projets pédagogiques et de productions CD, en lien avec des institutions internationales. Son siège se trouve à Venise, dans un palais baroque, le Casino Zane, qui date de 1695.

Crédit photographique © Markus Konvalin

samedi 18 janvier 2025

Bicentenaire de Johann Strauss — L'appartement de la Praterstrasse à Vienne, un photoreportage

L'appartement de la rue du Prater à Vienne, une visite incontournable à Vienne pour les admirateurs de Johann Strauss. 

L'appartement de Johann Strauss

Aucun quartier de Vienne n'a été aussi influencé par la présence du Danube que l'actuelle Leopoldstadt.  Dès sa petite enfance, Johann Strauss a vécu à Leopoldstadt (la ville de Léopold), qui a ensuite changé vers 1860 lorsqu'elle a été incorporée à la « Grande Commune de Vienne » : elle est devenue une ville métropolitaine dans cette zone de tension tripolaire du Danube encore sauvage. 

C'est dans cet appartement que Johann Strauss II a composé l'un des morceaux de musique les plus célèbres au monde : « Sur le beau Danube bleu » (Opus 314), plus connue sous le nom de “Valse du Danube”. Strauss a emménagé dans cet appartement du premier étage de la Praterstraße dans les années 1860, signe visible de son immense succès et de sa carrière légendaire.

Issu d'une dynastie de compositeurs de valses, Strauss a commencé sa carrière en jouant de la musique de danse et de marche. Dirigeant son propre orchestre, il est rapidement devenu une star internationale, effectuant des tournées à guichets fermés en Europe et en Amérique.

Plus tard, il s'est consacré à l'opérette, écrivant des pièces durables telles que « Die Fledermaus » et devenant une figure de proue de ce nouveau genre.

L'exposition organisée dans l'ancienne demeure de Strauss retrace la vie et l'œuvre du compositeur. Outre des documents, des objets et des portraits du « roi de la valse », elle présente un piano Bösendorfer et un violon Amati provenant de sa collection personnelle.

La valse viennoise

Elle connut son apogée lors du Congrès de Vienne en 1815. Joseph Lanner et Johann Strauss I lui ont donné ses lettres de noblesse avec leurs mélodies au rythme particulier pendant l'époque Biedermeier. Johann Strauss II la transforma en musique symphonique. Elle devint représentative de la musique viennoise de la seconde moitié du 19ème siècle.

                                                                         Photoreportage

Aquarelle de Karl Zajicek
54, Praterstrasse Wien

Piano Bösendorfer 1896

Essuie-plume


Les compositeurs de la valse viennoise
Aquarelle de Theodor Zasche (1892)

Proposition de sauvetage de l'État
in Kikeriki (1881)

Offenbach ou Strauss ? (in Figaro, Wien, 1872)

Joseph et ses frères (Josef, Johann et Eduard Strauss)
in Der Zeitgeist 1869

Caricature de Franz Gaul vers 1880

in Kikeriki 1874

Arrivée au paradis des compositeurs
Theo Zasche

Violon Amati (Crémone 1612)

Orgue de salon (harmonium, 1882)


Caisson pour cartes à jouer




Johann Strauss en 1853
par Joseph Kriehuber

Pupitre debout (1883/1884)

Mère de Johann Strauss

Maison de naissance à Vienne St. Ulrich

1870-1878 Maison de Strauss à Hietzing, que Strauss ne voulut plus habiter
après la mort de sa femme Jetty. C'est ici qu'il composa Die Fledermaus.

Villa Erdödy à Bad Ischl, d'abord louée par Strauss puis acquise en 1897
en copropriété avec son beau-frère Joseph Simon.

Avec Adele,  sa 3ème femme

Avec Jetty, sa 1ère femme

Partie de tarot à Bad Ischl en 1898

Strauss dirigea l'orchestre du Grand Opéra de Paris en 1877
lors de la saison des bals, in Illustrierte Zeitung

Au Coliseum de Boston (30000 spectateurs ! ) en 1872 à l'occasion du
World's Peace Jubilee and International Music Festival
Strauss y dirigea 16 concerts en 3 semaines


Le Vauxhall à Pavlosk (1855)
Strauss y dirigea l'orchestre de mai à octobre 1856 à 1865, puis en 1869

au Volksgarten de Vienne en 1853. Lithographie de Franz Kaliwoda.

Photo Angerer à Vienne. Strauss se rasa la barbe vers la fin des années 1880
pour ne garder que la moustache.




Portrait de jeunesse

Strauss peint en 1888 par August Eisenmenger

Masque mortuaire de Johann Strauss décédé le 3 juin 1899

Photos Luc-Henri Roger. 
Les droits appartiennent au © Wien Museum.