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mardi 5 novembre 2024

Rheingold à l'Opéra de Munich. Tobias Kratzer met en scène le nouveau Ring.

Mime (Matthias Klink) et Albérich (Markus Brück) 

155 ans après la première munichoise de septembre 1869, un nouveau Rheingold a été porté sur les fonts musicaux ce dimanche 27 octobre à l'Opéra d'État de Bavière. Vladimir Jurowski, l'actuel directeur musical de l'Opéra d'Etat de Bavière, est au pupitre pour diriger l'Or du Rhin, le Prologue du festival scénique L'Anneau du Nibelung. En fonction depuis 2021, le directeur musical de la maison n'y avait pas encore dirigé un opéra de Wagner, alors qu'il avait déjà honoré des œuvres des deux autres dieux de la Maison, Mozart et son Così fan tutte et Richard Strauss et son Chevalier à la rose

La mise en scène a été confiée au metteur en scène bavarois Tobias Kratzer qui avait fait ses débuts munichois au printemps dernier avec une magistrale Passagierin de Mieczysław Weinberg dirigée par Vladimir Jurowski. Kratzer, futur intendant de l'Opéra de Hambourg, n'en est pas à sa première production wagnérienne, il avait déjà monté les Maîtres chanteurs à Karlsruhe et deux Tannhäuser (Brême et Bayreuth). 

Entre autres philosophe de formation, Tobias Kratzer s'est intéressé au fait religieux et aborde le Ring en privilégiant cet angle. "Gott ist tot!" et "Fuck the God!" La critique de la religion selon Nietzsche et Feuerbach n'est pas éloignée de son propos. À cet angle d'attaque s'ajoute l'incomparable qualité narrative du metteur en scène. Kratzer est un conteur né qui a le goût de l'illustration et qui sait tenir le public captif.

Albérich et les filles du Rhin (et Y.Zhang, S. Brady et V. Wingate )

L'action se déroule dans une église évoquée par huit piliers carrés avec des colonnettes aux angles, dont la moitié est placée sur le plateau tournant, et par son mobilier : des bancs, une clôture en bois  et un maître-autel néo-gothique flamboyant surmonté d'un grand retable qui ne sera brièvement dévoilé qu'en fin d'opéra. Aux abords de l'église, c'est un Albérich désespéré qui ouvre le jeu. Le Nibelungen n'a rien d'un nain, c'est un humain vêtu d'un t-shirt Age of Empire et d'un bermuda au dessin camouflage. Il tient un révolver à la main et joue avec l'idée de se suicider. "Gott is tot!" ("Dieu est mort") affirme un grand graffiti jaune peinturluré sur la clôture. Le t-shirt nous donne une clé de lecture : Age of Empire est un jeu de stratégie en temps réel qui retrace des affrontements entre douze civilisations de l'AntiquitéL'Albérich de Tobias Kratzer est un marginal déclassé, un loser qui va voir son destin basculer par sa rencontre avec les filles du Rhin, de grandes adolescentes moqueuses en jeans qui se déhanchent le portable à la main (Sarah Brady, Verity Wingate et Yajie Zhang). Ces nymphettes contemporaines se mettent à l'aguicher et révèlent le pouvoir de l'Or du Rhin, dont on ne voit que la lueur dorée qui se diffuse au départ d'une trouée dans la scène. Albérich qui n'a plus rien à perdre, sinon sa propre vie, renonce à l'amour pour posséder l'or et se forger l'anneau. Il devient le héros de son jeu vidéo, il croit bâtir un empire et dominer le monde, mais perdra, au propre comme au figuré, jusqu'à sa dernière culotte. Il ne lui restera bientôt plus que le pouvoir de maudire.

Age of Empire, le jeu en temps réel favori d'Albérich

Le passage à la deuxième scène s'effectue grâce au plateau tournant qui nous met en présence des dieux. Ces dieux sont eux aussi en piteux état, ils vivent au pied d'un échafaudage situé à l'arrière du maître-autel encore entièrement voilé. Ils vivotent près du Walhalla en construction. Ces sans abri dorment sur de fins matelas mousse propres à martyriser le dos le plus solide. Arrivent Fasolt et Fafner (excellents Matthew Rose et Timo Riihonen), qui ne sont pas plus géants qu'Albérich n'était nain. Ce sont deux prêtres en clergymen, aux allures bigotes, sournoises, hypocrites et cauteleuses qui arrivent et se prosternent devant Wotan. Zélotes de Wotan, ils trimbalent un chariot de témoignage public, emprunté à la machine de propagande des témoins de Jéhovah. Le chariot et ses indispensables revues portant la photo de leur dieu s'accompagnent d'une grande affiche dont le slogan est " Ton Wotan, ton Walhalla ! " et de petites statuettes de plâtre à l'effigie du dieu. L'humour est souvent au rendez-vous dans ce prologue qui tient, aux dires de Vladimir Jurowski,  du conte de fées, du roman policier, de la comédie et en même temps du théâtre épique.

Loge (Sean Panikkar), Wotan (Nicholas Brownlee), figurante

Pendant le second interlude orchestral, le changement de décor se fait derrière un rideau d'avant-scène sur lequel un film vidéo nous fait suivre la longue descente de Wotan et de Loge vers le Nibelheim. Ce sont souvent des gros plans sur les deux protagonistes surdimensionnés  qui traversent villes, campagnes et montagnes, à pied ou en avion pour aboutir, au lever du rideau, dans le bureau fort encombré d'Albérich, dans lequel travaille aussi son frère Mime, qui a pour seul compagnon un chien couché à ses pieds. De multiples écrans d'ordinateurs permettent au chef des Nibelungen de surveiller le travail forcé de son peuple ou encore de jouer à son jeu de stratégie favori. Les scènes de l'invisibilité et de la transformation sont bien amenées, le temps d'un jet de vapeur et des écrans d'ordinateurs qui se mettent à clignoter, et voilà Albérich disparu. Un volet de fer vient opportunément occulter le bureau dans lequel se manifeste le dragon dont on ne voit que l'immense queue aux travers des interstices du volet. Lorsque le volet est relevé, Mime affolé se précipite vers le cadavre ensanglanté de son chien. L'animal qui était resté enfermé avec le dragon n'a pu lui résister. Un moment plus tard, Albérich devenu crapaud est enfermé dans le tupperware dans lequel Loge et Wotan avaient transporté des morceaux des pommes de Freia pour se sustenter durant leur voyage vers le Nibelheim. Un film vidéo est à nouveau projeté pour accompagner le retour des dieux vainqueurs aux champs walhalléens. On se retrouve dans l'église. Prisonnier des dieux, Albérich recouvre son aspect humain. Il est complètement nu et soumis aux pires humiliations pour la scène de la négociation finale. Dans sa cruauté, Wotan tranche le doigt annelé du Nibelungen dont le sang vient maculer les vêtements du dieu.

Loge (Sean Panikkar) tenant le Tarnhelm et Albérich captif

Les prêtres Fafner et Fasolt maintiennent leurs exigences. Ils menottent la déesse Freia et l'élèvent dans les airs au moyen d'une poulie dans une scène qui dénonce l'innommable horreur de la maltraitance faite aux femmes. La déesse Erda apparaît sous la forme d'une vieille femme modeste portant les noirs vêtements et la coiffe noire d'un deuil éternel. À son chant les dieux et les déesses se meuvent comme dans un film au ralenti. Les bancs d'église s'embrasent, Loge n'est jamais avare d'une flamme. Fafner et Fasolt recouvrent leur dû avant de se livrer un combat fatal pour la possession de l'anneau, qui entraîne la mort du second. Donner dévoile le maître-autel dont le retable comporte des niches encore vides. Les couleurs de l'arc-en-ciel apparaissent en fond de scène dans un grand vitrail figurant l'arbre aux pommes d'or. Les dieux se dirigent vers le retable d'autel et s'en vont en occuper les niches. C'est le tableau final fugitif d'une soirée fascinante.

Le Walhalla

Vladimir Jurowski et l'orchestre sont parvenus à rendre les profondeurs chtoniennes du prélude avec des notes d'une noirceur infernale qui montaient de la fosse. Une direction d'orchestre minutieuse et élégante, attentive au détail, avec de la douceur et le souci d'un parfait unisson entre la fosse et la scène. L'idée de placer les quatre harpes dans les loges de part et d'autre de la scène s'est avérée du meilleur effet.

L'Albérich de Markus Brück crève littéralement l'écran. Son engagement scénique est total, criant de vérité dans la scène de l'humiliation au cours de laquelle il se voit désannelé. L'authenticité de l'interprétation est telle que Markus Brück, alors même que ce méchant tyranneau vient d'être mis à nu, parvient à susciter de la compassion. Le rôle est compliqué, notamment en raison des trompe-oreilles allitératifs qui demandent une grande agilité de prononciation (1). Et quand il s'agit de faire valoir le texte par le chant, la difficulté est encore plus grande. Le passage où " Albérich escalade, leste comme un kobold, quoique forcé de faire halte à différentes reprises, le roc, dont il atteint la cime. " en contient deux exemples que Max Brück, spécialiste du rôle, avoue avoir mis des années à maîtriser (2) :

Albérich : « Garstig glatt glitschiger Glimmer. Wie gleit ich aus! » ("Des pieds et des mains, je ne peux ni saisir ni retenir le gluant glissement" / Dans leur traduction publiéee chez Dentu Louis-Pilate de Brinn'Gaubast et Edmond Barthélemy traduisaient ce vers par "Pour les mains, pour les pieds, nulle prise, nul équilibre, un sol qui fuit,...")
Et un peu plus loin : « Mit schmeichelnder Brunst an die schwellende Brust mich schmiege dir ». (Les mêmes traducteurs : "me serrer étroitement contre toi, contre la poitrine palpitante, avec tendresse, avec passion ! ")
Wotan (N. Brownlee, Fricka (E. Gubanova) et Freia (M.Mesak)

La mise en scène a fort bien compris le poids représenté par ce personnage dont elle fait le pendant antinomique à Wotan. Le dieu est représenté avec toutes ses faiblesses égomanes et son rêve de puissance qui le conduit à négocier la construction d'un château aux prix de la vertu et de la liberté de sa belle-soeur et qui serait bien incapable de se tirer d'affaire sans l'aide de Loge, un être brutal et sanguinaire enfin qui torture sa victime. Nicholas Brownlee rend parfaitement ce profil divin pour le moins trouble, avec un baryton-basse bien plus souverain que ne l'est ce dieu à la triste figure. Sean Panikkar apporte toute sa souplesse féline et sa belle apparence au personnage de Loge, qui enflamme tout ce qu'il touche. Son ténor clair très sûr et d'une grande justesse, projeté avec une belle vivacité,  définit parfaitement son personnage. Avec Brück, Brownlee et Panikkar, la Bayerische Staatsoper s'est offert un trio de rêve pour incarner les trois rôles principaux du nouveau Rheingold munichois. Mais aux côtés de cette Trinité vocale, c'est toute la distribution qui a concouru au succès musical de la soirée: l'Erda de Wiebke  Lehmkuhl est particulièrement acclamée, Ekaterina Gubanova compose une intéressante Fricka partagée entre inquiétude et autorité et Mirjam Mesak une Freia pathétique qui arracherait des larmes au plus endurci des truands, mais ni à Wotan qui n'a visiblement pas compris la prophétie d'Erda, ni à Loge qui garde jusqu'à la fin son sourire ironique.

La seconde collaboration munichoise de Tobias Kratzer et Vladimir Jurowski est une pleine réussite. Une soirée longuement acclamée d'un prologue dont il faudra attendre 2026 pour connaître la suite.

(1) Wagner a expliqué dans la troisième partie de son opus théorique Opéra et drame son attachement à la poésie des sons (allitérations et assonances), à laquelle il est tout aussi attentif qu'à la poésie des mots:

" La distinction caractéristique entre le poète des mots et le poète des sons consiste en ceci que le poète des mots a concentré sur un point aussi accessible que possible au sentiment des moments d’action, de sensation et d’expression divisés à l’infini, et accessibles uniquement à l’entendement ; tandis que le poète des sons doit pousser ce point de concentration à son maximum de contenu sentimental. Le procédé de l’intelligence poétique, dans son effort pour se communiquer au sentiment, vise à aller chercher à la plus grande distance ce dont elle tirera la perceptibilité la plus dense, pour la rendre accessible à la faculté de sentir ; de là, du point de contact immédiat avec la faculté de perception des sens, le poète devra s’étendre au dehors, comme fait l’organe récepteur sensoriel qui, concentré sur un point extérieur, s’élargit immédiatement, par la conception, en cercles de plus en plus vastes, jusqu’à éveiller toute la faculté émotionnelle, intérieure." (extrait de la traduction Prod'homme, 1913).

La musique, la poésie et le drame sont étroitement mêlés. La musique vient nourrir le poème qui par le jeu des allitérations et des assonances devient lui-même musique.


Richard Wagner, Das Rheingold,
Prologue du festival scénique Der Ring des Nibelungen

Distribution du 3 novembre 2024

Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Tobias Kratzer
Collaboration à la mise en scène Matthias Piro
Décors et costumes Rainer Sellmaier
Lumière Michael Bauer
Vidéo Manuel Braun, Jonas Dahl et Janic Bebi
Dramaturgie Bettina Bartz Olaf Roth

Wotan - Nicholas Brownlee
Donner - Milan Siljanov
Froh - Ian Koziara
Loge - Sean Panikkar
Alberich - Markus Brück
Mime - Matthias Klink
Fasolt - Matthew Rose
Fafner - Timo Riihonen
Fricka - Ekaterina Gubanova
Freia - Mirjam Mesak
Erda - Wiebke Lehmkuhl
Woglinde - Sarah Brady
Wellgunde - Verity Wingate
Floßhilde - Yajie Zhang

Bayerisches Staatsorchester 

Crédit photographique @ Wilfried Hösl 

jeudi 24 octobre 2024

Tobias Krazer met en scène un nouveau Ring à Munich. Première du Rheingold ce 27 octobre. Vladimir Jurowski au pupitre.

Wotan (Nicholas Brownlee) et Loge (Sean Panikkar)
© Bayerische Staatsoper

On ne parle plus que de cela parmi les wagnériens et dans les milieux informés à Munich, en Bavière, et sans doute dans la wagnérosphère internationale : 155 ans après la première munichoise de septembre 1869, un nouveau Rheingold sera porté sur les fonts musicaux ce dimanche 27 octobre à l'Opéra d'État de Bavière. C'est l'actuel directeur musical de l'Opéra d'Etat de Bavière Vladimir Jurowski qui sera au pupitre pour diriger l'Or du Rhin, le Prologue du festival scénique L'Anneau du Nibelung. En fonction depuis 2021, le successeur de Kirill Petrenko n'y avait pas encore dirigé un opéra de Wagner, alors qu'il avait déjà honoré des œuvres des deux autres dieux de la Maison, Mozart et son Così fan tutte et Richard Strauss et son Chevalier à la rose. Ce sera enfin l'occasion de découvrir sa vision de l'œuvre de Wagner.

La nouvelle mise en scène de la Tétralogie s'étendra sur plusieurs saisons au Théâtre national de Munich. Elle a été confiée au Bavarois Tobias Kratzer, originaire de Landshut. Sa réputation le précède, son interprétation du Tannhäuser à Bayreuth avait remporté un énorme succès auprès de la presse spécialisée et du public il y a cinq ans. Dans les rôles principaux, on entendra le Wotan de Nicholas Brownlee, l'Albérich de Markus Brück et le Loge de Sean Panikkar. Les trois hommes se sont déjà taillé une réputation flatteuse dans leurs rôles respectifs sur les scènes internationales.


À 17H30

Une demi-heure d'informations et d'entretiens sur l'actuelle  première, animée par Sylvia Schreiber, avec en invités le directeur général Serge Dorny, le maestro Vladimir Jurowski , le metteur en scène Tobias Kratzer, le dramaturge Olaf Roth et le baryton Markus Brück. Ekaterina Gubanova chante Fricka, Mirjam Mesak Freia et Wiebke Lehmkuhl Erda.

à Partir de 18 H

Deux heures et demie sans entracte.
Richard Wagner: "Das Rheingold"
Prologue du festival scénique "Der Ring des Nibelungen"

Wotan - Nicholas Brownlee
Donner - Milan Siljanov
Froh - Ian Koziara
Loge - Sean Panikkar
Alberich - Markus Brück
Mime - Matthias Klink
Fasolt - Matthew Rose
Fafner - Timo Riihonen
Fricka - Ekaterina Gubanova
Freia - Mirjam Mesak
Erda - Wiebke Lehmkuhl
Woglinde - Sarah Brady
Wellgunde - Verity Wingate
Floßhilde - Yajie Zhang

Le Bayerisches Staatsorchester sous la direction de Vladimir Jurowski

Il y a 155 ans...

...Les Voyageurs de l'Or du Rhin (1869)


L'Or du Rhin fut créé à Munich le 22 septembre 1869 par ordre du roi Louis II de Bavière et contre la volonté de Richard Wagner. Cet événement marquant de l'histoire de l'opéra attira un grand nombre de wagnériens enthousiastes. Notre recueil présente les articles de la presse française qui rendent compte de la vie culturelle et sociale de la capitale bavaroise au moment des répétitions et de la création de l'Or du Rhin et du scandale qui éclata lors de la répétition générale du Prologue de l'Anneau du Nibelung et qui entraîna un cortège de démissions dont la conséquence fut le report de la première.

La plupart des textes de ce livre étaient restés inédits, si ce n'est au moment de leur publication dans les journaux de l'époque. On lira tant les témoignages des ardents pèlerins du wagnérisme que furent Judith Gautier, Catulle Mendès, Villiers de l'Isle-Adam, Augusta Holmès ou Edouard Schuré que ceux des antiwagnériens comme Albert Wolff.

Au cours de leur voyage vers Munich, les époux Mendès et Villiers de l'Isle-Adam se rendirent à Tribschen sur les bords du lac des Quatre-Cantons pour y rencontrer le compositeur et sa compagne et firent, par voie de presse ou dans leur correspondance, le compte-rendu de leur voyage et de leur séjour auprès du Maître dans des textes hauts en couleurs. Le point de vue de Richard Wagner et de sa compagne Cosima von Bulow sur leurs visiteurs et sur les événements munichois nous est également parvenu grâce au Journal de Cosima et est également évoqué en ces pages. La correspondance de la comtesse Mouchanoff, mécène de Wagner et amie de Cosima, qui séjourna à Munich aux mois d'août et de septembre nous livre les réactions d'une grande dame aux événements de l'´été 1869.

Où commander le livre ? (cliquer sur les liens) FnacAmazon.frHugendubel , Amazon.deAmazon.itchez l'éditeur BoD, etc.
Commande en librairie avec l' ISBN 9782322102327

Pour lire un extrait


mercredi 23 octobre 2024

La Carmen franquiste d'Herbert Föttinger au théâtre de la Gärtnerplatz

Carmen (Anna-Katharina Tonauer), danseuses de flamenco

Le metteur en scène viennois Herbert Föttinger, qui dirige le Theater in der Josefstadt dans sa ville natale, a déjà signé trois mises en scènes au théâtre de la Gärtnerplatz : RigolettoDon Giovanni et le Werther de Massenet. Il propose une version modifiée de la Carmen de Bizet avec des nouveaux dialogues qu'il a écrits avec la librettiste allemande Susanne Felicitas Wolf. L'action mythique de la Carmen du livret d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy se déroulait dans l'Espagne imaginaire du début du 19ème siècle et avait des couleurs orientalistes. Föttinger et Wolf conservent le lieu de l'action, mais la déplacent sur la ligne du temps, leur Carmen se déroule dans les années quarante du 20ème siècle, au temps autoritaire de l'Espagne franquiste avec son idéologie conservatrice nationale-catholique et son arsenal de mesures qui verrouillent le pouvoir : un parti unique, des juridictions d'exception, une vision de la société qui sépare les sexes, ce dont rendent bien compte les costumes d'Albert Mayerhofer, avec un code vestimentaire qui reflète de l'idéologie dominante. Les ouvrières de la manufacture du tabac sont en robes boutonnées, les femmes portent des robes strictes qui paraissent sortir tout droit du magazine La moda y el hogar. Les soldats de la caserne des dragons, en chemises brun clair, bérets verts et pantalons à bretelles cirent frénétiquement leurs bottes en début d'opéra et sont punis d'une série de pompes à la moindre souillure rémanente. C'est que les bottes ont une fonction symbolique dans l'Espagne franquiste, elles représentent la masculinité par excellence. Une mise en scène certes cohérente, mais qui occulte la magie de l'imaginaire et la palette orientalisante de l'original. On comprend le propos d'une mise en scène qui s'insurge contre toute dictature et déconstruit le machisme, mais ces vindications corrodent la part de rêve de l'opéra et en occultent l'orientalisme.  

Carmen (Anna-Katharina Tonauer) et Don José (Alexandros Tsilogiannis)

D'emblée le José de la production munichoise est un paria. Don José est Basque et au temps de Franco les Basques sont suspects. 6000 Basques ont perdu la vie entre 1936 et 1944 et la répression s'est perpétuée bien au-delà. La mère de José, devenue veuve, est venue vivre en Andalousie à la suite de son fils. Le machisme règne en maître. À son arrivée, Micaëla, qui a fait effort d'élégance pour venir rendre visite à Don José, se fait presque violer par les soldats lubriques et se retrouve en combinaison en moins de temps qu'il ne faut pour le dire avant de parvenir à se sauver in extremis. Les décors de Walter Vogelweider rendent compte de l'architecture dépouillée aux accents rationalistes voulue par le franquisme : de hautes arcades encadrent l'espace de la scène parfois découpée par une cloison au grand vitrage quadrillé.  Lors du dernier acte, la scène est dénuée de tout mobilier, si ce n'est le prie-Dieu sur lequel Escamillo vient se recueillir. Les arcades, éclairées par les lumières changeantes de Michael Heidinger, représentent l'arène de la corrida dont la victime sacrificielle ne sera pas seulement le taureau.

« L'amour n'a jamais jamais connu de loi », proclame Carmen, qui se dit éprise de liberté et ne veut pas d'attaches. Mais à quel point est-elle vraiment libre ? C'est cette question qu'Herbert Föttinger met au coeur de sa mise en scène. Le metteur en scène place les relations psychologiques profondes entre les personnages légendaires au centre de sa production, il expose les fils invisibles qui relient inconsciemment Carmen, Don José, Escamillo, — mais aussi Don José et Micaëla  — et les enchaînent dans le jeu des obsessions. Des enchevêtrements émotionnels intenses, examinés à travers une lentille théâtrale. 

Escamillo (Daniel Gutmann)

L'orchestre dirigé par Rúben Dubrovsky rend compte de l'intensité dramatique de la musique de Bizet sans grande tension émotionnelle. Le rôle-titre est porté avec talent par la mezzo-soprano autrichienne Anna-Katharina Tonauer. Sa Carmen éprise de liberté semble indifférente, sauf à de rares moments, aux attentions masculines de tout ce qui porte culotte à Séville. Alexandros Tsigiolannis prête sa haute stature et son ténor dramatique de belle ampleur au contre-rôle de José, difficile à interpréter en raison de la nature de victime de ce soldat toujours suspect, emporté par une passion funeste et qui finit comme meurtrier en  assassinant lâchement la femme qui lui échappe d'un coup de couteau dans le dos. Daniel Gutmann a le physique de l'emploi et la voix de stentor qui convient bien au personnage d'Escamillo : une belle tête au sourire ravageur posée sur un somptueux corps d'athlète aux puissants pectoraux et à la tablette de chocolat que la mise en scène dévoile voluptueusement. Le toréro n'est pas partisan : il pactise tant avec les forces de l'ordre qu'avec les insurgés. Son vestiaire aux costumes trop voyants pour être chics le rapproche du matamore de la comédie espagnole. Maria Celeng donne une Micaëla  aux aigus trop haut perchés, plus criés que chantés, qui ne rend pas compte de la tendresse amoureuse doloriste du personnage.  Holger Ohlmann prête sa belle voix de basse au lieutenant Zuniga, et en rend bien le machisme vulgaire et la prépotence parfaitement odieuse.

Le public a réservé un accueil chaleureux et des applaudissements nourris à la production et aux chanteurs.

Affiche de la production

Carmen

Musique de Georges Bizet 
Livret d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy 
D'après la nouvelle du même nom de Prosper Mérimée 
Nouveaux dialogues de Susanne F. Wolf et Herbert Föttinger, version française de Fedora Wesseler
 
Distribution du 20 octobre 2024

Direction musicale Rubén Dubrovsky
Réalisé par Herbert Föttinger
Chorégraphie Karl Alfred Schreiner / Montserrat Suárez
Décors Walter Vogelweider
Costumes Alfred Mayerhofer
Lumière Michael Heidinger
Dramaturgie Karin Bohnert, Fedora Wesseler

Carmen Anna-Katharina Tonauer
Don José Alexandros Tsilogiannis
Micaëla Maria Celeng
Escamillo Daniel Gutmann
Zuniga Holger Ohlmann
Moralès Ludwig Mittelhammer
Remendado Jacob Romero Kressin
Dancaire Jeremy Boulton
Frasquita Mina Yu
Mercedes Anna Tetruashvili
Casares Frank Berg
Pastia de Lilla David Spaňhel
Danseuses de flamenco Almudena Alvarez, Ariane Cervantes, Eva Sofía Quant, Noelia Quirós

Chœur, chœur supplémentaire, figurants et figurants enfants du Théâtre d'État de la Gärtnerplatz
Orchestre du Théâtre de la Gärtnerplatz

Crédit photographique © Markus Tordik

Prochaines représentations : les 24 et 27 octobre, les 14, 17, 22 et 30 novembre, les 20 et 22 décembre 2024, le 21 février et le 1er mars 2025. Billetterie. 

vendredi 18 octobre 2024

Un trio de rêve pour la reprise de Turandot à la Bayerische Staatsoper

Liù, Calaf et l'empereur aveugle Altoum

Durant les six mois de l'expo universelle de Shangaï en 2010, Carlus Padrissa et la Fura dels Baus y avaient  présenté à quatre reprises leur spectacle Windows in the city, alors le plus grand montage que la compagnie eut jamais réalisé, un spectacle choisi par les autorités chinoises pour mettre en scène le thème de l'expo Better city, better life. La troupe catalane avait eu le loisir d'expérimenter les réalités chinoises contemporaines d'une ville de 20 millions d'habitants avec tout ce que cela comporte de démesuré et de grandiose. Une ville où un bâtiment arasé en une journée fait place à un gratte-ciel construit le lendemain et dont les habitants vivent dans des espaces confinés, une ville dans laquelle les enseignes lumineuses éclairent la nuit d'une orgie de couleurs.

La princesse Turandot

Dans sa mise en scène de 2011, Padrissa renouvelle le propos de Turandot en plaçant l'action dans le futur, dans la Chine de 2046 : l'Europe autrefois prospère est tombée sous la domination de la Chine, qui l'a sauvée au moment de la crise financière. Turandot, princesse d'un empire devenu la première puissance mondiale, contrôle tous les citoyens européens qu'elle a condamnés à rembourser la dette de leurs parents jusqu'au dernier centime. Le cadre de sa dictature aux procédés antiques (on coupe les têtes, on empale sur de longs bambous) est résolument contemporain: une ville éclairée par les néons, une roue gigantesque en forme de turbine, le monde d'internet et des ipods. La princesse décapite ses prétendants enamourés à un rythme d'abattoir, une princesse à l'âme et au coeur glacés qui régente un monde givré, ce que Padrissa symbolise en plaçant l'action sur une patinoire. Le metteur en scène utilise des moyens gigantesques pour occuper tout l'espace scénique : des choeurs surdimensionnés vêtus de costumes qui combinent futurismes et allusions à la tradition, avec des imprimés de grands idéogrammes, des actionnistes omniprésents, acrobates, hockeyeurs, danseuses sur patins à glaces, break danseurs, adeptes du taï-chi-chuan...Une esthétique à la Blade runner dans un monde orwellien.


Carlus Padrissa s'est entouré de professionnels de renom. Franc Aleu a conçu des projections videos  auxquelles il a tenu d'ajouter quelques moments de 3D. Le public, qui reçoit des lunettes aux micas bleus et rouges à l'entrée, est averti par un signal lumineux en forme de lunettes qu'il doit les chausser. À l'usage, ces lunettes, qui n'avaient pas apporté grand chose en 2011, ne sont quasiment plus utilisées par les spectateurs actuels. Le scénographe Roland Olbeter place au centre de son décor un cercle gigantesque de trois tonnes et demi, qui évoque l'oeil de Big Brother, un oeil dont le diaphragme à iris en forme de pales de turbine va broyer le peuple soumis. Il peut aussi servir de guillotine pour couper les têtes des prétendants qui s'attaquent à la beauté glacée de la Princesse Turandot, la toute-puissante. C'est l'oeil de Turandot ou du système, comme on voudra, un oeil qui scrute chaque spectateur dans le public et l'enferme  individuellement dans les cercles de lumière tridimensionnelle qui en émanent tels les cercles d'un boa constricteur.

Liù et Altoum

Au premier acte, la scène est constamment occupée par les choeurs et les actionnistes, auxquels s'ajoutent une soixantaine d'enfants tout de blanc vêtus,  ce qui donne l'impression d'une foule innombrable et grouillante, multiplicatrice. Comme dans le Shangaï contemporain, on n'est jamais seuls dans la Chine de Turandot. Et, comme sur une scène antique et cathartique, les protagonistes déploient leurs sentiments et leurs émotions face à une foule omniprésente sur la scène. Il n'y a aucune place pour l'intimité : l'amour, la mort, le don total de soi, la barbarie sont totalement exposés au regard de tous et contrôlés par l'Oeil suprême. Les protagonistes, le Prince Calaf et son père, l'esclave Liù et la Princesse Turandot en acquièrent une dimension hyperbolique. La Fura dels Baus est là parfaitement dans son élément: on se souviendra que la troupe a dès l'origine produit des spectacles de théâtre de rue. 


Au grouillement de la foule succédera le décor d'une mer de crânes mouvants aux os blanchis, dont la houle se perpétue dans la vidéo qui fait fond de scène. À l'avant-plan de cette blancheur macabre d'ossuaire dialoguent les Ministres Ping, Pang et Pong revêtus de  costumes de cour futuristes stylisés par Chu Uroz. Puis s'illumineront des enseignes lumineuses dont les néons représentent des idéogrammes dont le décodage est laissé à l'imagination: slogans impérialistes ou commerciaux, c'est selon. Du cintre descendent des filins porteurs de cages ouvertes porteurs de personnages au repos. Là aussi l'interprétation est ouverte, peut-être évoquent-ils aussi les cités dortoirs où les travailleurs du régime doivent bien aller se reposer, sans doute en alternance.

Enfin, Carlos Padrissa donne une lecture plutôt optimiste de la mort de Liu : l'esclave amoureuse de Calaf refusera de livrer le nom de son bien-aimé et est portée au supplice. Suspendue à un filin, elle est empalée par la croissance rapide d'un bambou acéré. Mais ce don total de soi est propitiatoire. Par la mort rédemptrice de Liù, le monde cruel est enfin apaisé et les verdeurs d'une mer de bambou laissent entrevoir pour tous un avenir plus radieux. Padrissa y insiste : la beauté de Liu et de son amour, son immense tendresse qui va jusqu'au sacrifice suprême, sont en totale antinomie avec la froideur glacée de Turandot. On est d'autant plus dérouté par les choix de Calaf, qui semble ignorer la parfaite douceur de l'amour et lui préférer l'héroïsme fou de la conquête d'une femme sanguinaire au coeur congelé. Et c'est encore plus marquant dans la version inachevée de l'opéra qui a ici été privilégiée : la transcendance du sacrifice l'emporte de loin sur l'amour naissant de Turandot pour Calaf.

Calaf

Toue la mise en scène de Carlos Padrissa sert la musique comme une immense chambre d'écho, dans laquelle le chef, l'orchestre, les choeurs et les chanteurs font merveille.  Antonino Fogliani, fréquemment invité à Munich, a dirigé l'orchestre avec l'énergie de la passion en animant des choeurs et un orchestre impeccables. Et pour ce théâtre de la démesure, il fallait des chanteurs d'exception dotés d'une grande puissance vocale pour parvenir à passer le déferlement sonore de la fosse. Le ténor  coréen Yonghoon Lee dans le rôle de Calaf domine toute la production par une présence scénique imposante, très physique et juvénile. Yonghoon Lee, souvent invité sur la scène bavaroise, a atteint une maturité vocale exceptionnelle, avec une voix au timbre d'un bronze doré, dont l'intensité et la fulgurance n'ont d'égales que la finesse dans l'expression des nuances émotionnelles. Il peut être d'une témérité impérative dans son assurance face aux terribles épreuves de la sphinge Turandot, témoigner d'une tendresse filiale respectueuse mais décidée avec son père et de douceur avec Liù dont il accepte cependant le sacrifice. Son "Nessun dorma" empli de douleur laisse le public pantois d'admiration. Le ténor coréen a confirmé à Munich sa réputation de Calaf de référence gagnée sur les scènes internationales. La Turandot de Saioa Hernández est à l'aune de son prétendant, sa voix de grande lyrique est confondante de puissance et de précision, la chanteuse se fond complètement dans son personnage dans un jeu de scène admirable, dans la tradition de celui d'une Renata Scotto qui contribua à sa formation. Elle maîtrise parfaitement ce rôle qu'elle a déjà pratiqué au Deutsche Oper de Berlin, à la Fenice ou au Teatro Real de Madrid et reste compréhensible jusque dans les notes aigues les plus hautes. Elle polit le verbe tout autant que le chant, notamment dans les modulations de son dégel. La Liù de Selene Zanetti complète ce trio étoilé. La chanteuse, qui a chanté le rôle sur la scène munichoise avec Netrebko et Eyvasov en 2020 et à Venise cet été avec Saioa Hernandez, a encore gagné en profondeur et en sensibilité. Elle est comme plongée dans les tréfonds de son âme admirable dans la scène de son offrande sacrificielle, toute en intériorité, pendant parfait à la douleur exacerbée de la princesse Turandot. Autre trio très remarqué, celui des trois ministres Ping, Pang et Pong, respectivement chantés par Thomas Mole, Tansel Akzeybek et  Andrés Agudelo.  Le premier tableau du deuxième acte, au cours duquel ils se rappellent les temps plus heureux de leur vie dans leurs villages respectifs, aspirent à la paix et souhaitent sans grand espoir que Turandot connaisse enfin l'amour, alors qu'ils pensent que les têtes vont continuer à tomber, est scéniquement fignolé et des plus réussis. Vitalij Kowaljow prête sa belle basse au Prince Timour. Kevin Conners, qu'on avait déjà pu apprécier en Pang, donne un solide empereur Altoum.


Le message qu'a voulu transmettre Carlus Padrissa est optimiste : face au monde glacé et insensé qui broie ses populations, face à la froideur et à l'insensibilité des puissants s'élève doucement le Chemin du Tao, qui ne recule devant aucun sacrifice pour reféconder et rendre la vie à  la planète, qui en a un besoin urgent. À la fois, face aux inquiétudes suscitées par les évolutions géopolitiques actuelles, la mise en scène de la Fura del baus peut se lire comme visionnaire dans sa présentation d'une Chine toute-puissante dont le bourreau porte, hasard d'une homonymie terrifiante, le nom de Pu-Tin-Pao. 

Distribution

Direction musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Carlus Padrissa - La Fura dels Baus
Scénographie Roland Olbeter
Costumes Chu Uroz
Vidéo Franc Aleu
Lumières Urs Schönebaum
Dramaturgie Andrea Schönhofer et Rainer Karlitschek
Chœurs Christoph Heil

La princesse Turandot Saioa Hernández
L'empereur Altoum Kevin Conners
Timour Timour Vitalij Kowaljow
Le prince inconnu (Calaf) Yonghoon Lee
Liù Selene Zanetti
Ping Thomas Mole
Pang Tansel Akzeybek
Pong Andrés Agudelo
Un mandarin Bálint Szabó
Le prince de Perse Andrés Agudelo

Orchestre d'État de Bavière
Choeur, extrachoeur et choeur d'enfants de l'Opéra d'État de Bavière

Crédit photographique © Geoffroy Schied

lundi 14 octobre 2024

Puccini, une biographie musicale et Le Villi, un concert de l'Orchestre de la Radiodiffusion munichoise

Kang Wang, Anita Harting, Ivan Repušić, Boris Pinkhasovich  et Stellario Fagone

En ouverture des traditionnels concerts dominicaux de la saison 2024/25, l'Orchestre de la Radiodiffusion munichoise (Münchner Rundfunkorchester) a proposé au Prinzregententheater un double programme spécialement consacré à Puccini, dont on commémore cet automne le centenaire du décès, survenu à Bruxelles le 29 novembre 1924. La première partie était  consacrée à une biographie musicale du compositeur, — ses débuts à l'opéra et sa carrière mondiale, — racontée par Udo Wachtveitl et accompagnée d'extraits de ses œuvres les plus connues. En deuxième partie, on a pu entendre  Le Villi, la première œuvre scénique de Puccini, avec Anita Hartig, Kang Wang et Boris Pinkhasovich dans les rôles solistes. L'orchestre et le choeur sont placés sous la direction d'Ivan Repušić, le chef d'orchestre principal du Münchner Rundfunkorchester. 

La soprano roumaine Anita Hartig a été membre de la troupe de l'Opéra d'État de Vienne et a incarné Mimi dans La Bohème, notamment à l'Opéra d'État de Bavière, au Metropolitan Opera et au Semperoper. Le ténor australo-chinois Kang Wang est l'un des jeunes ténors lyriques les plus demandés dans le monde de l'opéra. Cette saison, il sera notamment le Macduff de Macbeth à Washington, le Pinkerton de Madama Butterfly à la Canadian Opera Company, l'Alfredo de La Traviata et le Rodolfo de Luisa Miller. Boris Pinkhasovich se produit régulièrement à la Bayerische Staatsoper. Le baryton russo-autrichien s'est également produit à l'Opéra d'État de Vienne, au Festival de Salzbourg et à la Scala de Milan.

Udo Wachtveitl, Ivan Repušić, Münchner Rundfunkorchester

Biographie musicale de Puccini, 

L'histoire de la vie de Puccini narrée par Udo Wachtveitl est captivante. L'acteur, bien connu du public allemand pour être depuis 1991 un des plus fameux commissaires enquêteurs de la série télévisée Tatort (le lieu du crime), est aussi passionné de musique. Il est la voix principale de la série des biographies musicales audio de Jörg Handstein diffusées et publiées en CD par BR-KLASSIK, dont une nouvelle édition est annoncée pour le printemps prochain. Udo Wachtveitl a évoqué, sans épargner les côtés plus sombres de la personnalité du compositeur, le parcours musical et amoureux de Giacomo Puccini, ses débuts désargentés, son tabagisme de fumeur à la chaîne, ses séjours et sa villa de Torre del Lago, l'opulence financière et le goût du luxe après le succès  de La Bohême, son machisme d'homme qui au quotidien déconsidérait les femmes tout en les magnifiant dans sa musique, — sauf sa mère qu'il adulait, — ses héroïnes vouées à des morts tragiques, sa mort douloureuse après l'opération  du cancer à la gorge. 90 minutes passionnantes pendant lesquelles la narration alternait avec des extraits des opéras les plus célèbres du compositeur, de Manon à Turandot, que la mort du compositeur laissa inachevé. 

Kang Wang et Anita Hartig

L'orchestre, dirigé avec énergie par Ivan Repušić, fait merveille. Le choeur préparé par Stellario Fagone fait preuve d'une unisson et d'une maîtrise technique époustouflantes, particulièrement remarquées dans son air murmuré "A bocca chiusa" de la fin du deuxième acte de Madama Butterfly. On découvre l'élégance du timbre lumineux et chatoyant, aux clartés d'un bronze doré, du ténor Kang Wang, le soprano vibrant d'Anita Hartig, qui donne une bouleversante Suor Angelica dans la scène du suicide chantée avec une implication émotionnelle d'une rare intensité, les débuts en Scarpia du  baryton Boris Pinkhasovich qui rend admirablement la virilité haineuse et la prépotence abusive de son personnage.

Le Villi

Giacomo Puccini est né à Lucca en 1858. Un de ses premiers biographes qui fut aussi son premier librettiste, le poète Fontana, a dit que la maison de Giacomo était une grande caisse harmonique, et que l'air y était saturé de notes de musique. C'est que Giacomo, issu d'une vraie famille de musiciens, avait de qui tenir. Par malheur, le pain quotidien ne se distribue pas aussi facilement que les leçons d'harmonie et la pauvreté aurait été un terrible obstacle à sa carrière si Giacomo n'avait obtenu de la reine Marguerite une pension qui lui permit de terminer ses études. C'est alors qu'il écrivit un Capriccio sinfonico  qui attira sur son nom l'attention de la critique et du public. Puccini obtint de M. Fontana, qui s'inspira d'une nouvelle d'Alphonse Karr, son premier poème d'opéra, Le Villi, qu'il présenta sans succès, sans même obtenir de mention, au concours de l'éditeur Sonzogno, qui fut aussi le propriétaire du Teatro Lirico de Milan. Cependant, grâce à l'aide d'amis zélés, comme Boïto, Marco Sala, Litta et Trêves, l'opéra fut représenté en 1884 au Teatro del Verme de la capitale lombarde. Puccini n'avait pas encore vingt-six ans. Son sens inné de la mélodie parfaite en a fait le grand espoir de la scène lyrique italienne.  Le Villi popularisèrent vite son nom. Partout où on les représenta, le succès couronna l'effort, si bien que la maison Ricordi lui commanda un autre ouvrage, Edgar, qui fut donné à la Scala en 1889 et qui confirma toutes les espérances conçues autour de lui.

La presse française, dont le Nîmes-journal, un journal qui se présente comme satirique, mondain, théâtral et financier, raconta en 1905 les circonstances de la composition des Villi :

" En 1905, Puccini, de passage à Londres, a fait à un journaliste du Daily Chronicle des confidences sur les quatre mois que durèrent la composition des Villi : il avoue que manger à crédit chez un empoisonneur et se serrer tous les matins la ceinture au lieu de déjeuner n’est pas agréable à son goût ni favorable à son hygiène. Ce n’est qu’un apprentissage ; il conduit souvent à la maîtrise. M. Puccini a aussi raconté à notre confrère ses débuts. Les compositeurs sont inépuisables sur ce sujet, même les plus grands, tous, ils nous ont analysé leurs sensations et leurs émotions de débutants, avec plus de complaisance parfois que de sincérité ; car tous les compositeurs portent en eux un « m’as-tu vu » qui ne sommeille pas toujours...
M. Puccini avec une modestie qui l’honore, s’attache plutôt à raconter ses déboires que ses succès. Quant il a fini son histoire avec son propriétaire, il nous conte tout au long celle de son restaurateur. Celle-ci n’est pas moins piquante que celle-là.
Son premier opéra Le Villi, qui fut joué à Milan en 1884 rapporta à M. Puccini 2.000 francs. Pendant les quatre mois qu’il avait passés à l’écrire, il avait été logé et nourri à crédit dans un petit restaurant appelé — était ce un présage ? — Aida. Comme il mangeait toujours sans jamais payer, le garçon l’unique garçon de l'Aida, le considérait avec mépris et le servait avec une lenteur désobligeante. Le patron de l’endroit lui-même ne semblait pas pénétré, à l’égard de son pensionnaire, de sentiments très sympathiques. Et M. Puccini, qui ne touchait qu’avec discrétion aux plats mal cuits de son hôtelier, méprisait son aubergiste et écrivait son opéra. Le Villi fut joué et le compositeur connut pour la première fois l’ivresse de palper des droits. Il courut chez son mastroquet et, d’une voix de stentor, réclama sa note. On la lui présenta ; il la régla d’un geste négligent et généreux. Alors, le mastroquet se récria, déclarant qu’il ne toucherait pas un centime, que M. Puccini (alors connu grâce à son opéra) devait continuer à prendre ses repas chez lui.
— « Jamais de la vie, répliqua Puccini avec hauteur, je vous paye et jamais plus je ne mettrai les pieds dans votre boîte. Vous m’avez traité, c’est vrai, mais sans délicatesse. Vous m’avez hébergé sans grâce, et nourrit sans affabilité. Vous m’avez fait sentir le poids de ma misère. A mon tour de vous faire sentir mon opulence. »
Et ayant jeté avec un geste large les trois cents francs sur une table. M. Puccini s’en fut en faisant claquer les portes et sonner à ses talons d’imaginaires éperons..."

in Nîmes-Journal du 22 juillet 1905

Puccini  a mis en musique de manière souveraine la légende terrifiante et belle d'un fiancé infidèle qui trouve la mort dans la danse endiablée des Willis, dont la légende avait été évoquée par le poète Henri Heine en 1835 dans De l'Allemagne , un livre essentiellement destiné au public français :

« Dans une partie de l'Autriche, il y a une légende qui offre certaines similitudes avec les antérieures, bien que celle-ci soit d'une origine slave. C'est la légende de la danseuse nocturne, connue dans les pays slaves sous le nom de "willi". Les willis sont des fiancées qui sont mortes avant le jour des noces, pauvres jeunes filles qui ne peuvent pas rester tranquilles dans la tombe. Dans leurs cœurs éteints, dans leurs pieds morts reste encore cet amour de la danse qu'elles n’ont pu satisfaire pendant leur vie ; à minuit, elles se lèvent, se rassemblent en troupes sur la grande route, et, malheur au jeune homme qui les rencontre ! Il faut qu'il danse avec elles ; elles l'enlacent avec un désir effréné, et il danse avec elles jusqu'à ce qu'il tombe mort. Parées de leurs habits de noces, des couronnes de fleurs sur la tête, des anneaux étincelants à leur doigts, les willis dansent au clair de lune comme les elfes. Leur figure, quoique d'un blanc de neige, est belle de jeunesse ; elles rient avec une joie si effroyable, elles vous appellent avec tant de séduction, leur air a de si doucettes promesses ! Ces bacchantes mortes sont irrésistibles. »

Boris Pinkhasovich

Ce fut pour beaucoup de spectateurs une soirée découverte de cet opéra rarement donné, dont les parties instrumentales sont fort importantes. Ivan Repušić, l'Orchestre et le Choeur de la Radio bavaroise transmettent la facture élégante, le lyrisme, les beautés mélodieuses et l'intensité tragique de cet opéra-ballet. Anita Hartig est attendrissante, charmante et ingénue en Anna, elle a les douceurs et la modestie de la plante printanière dans l'air des myosotis ("Se come voi piccina io fossi...Non ti scordar di mè"). Kang Wang atteint au sublime dans l'air final "Torna ai felici dì" qu'il interprète avec une puissance dramatique saisissante. Boris Pinkhasovich fait ses débuts dans le rôle plus modeste de Gugliermo, le père d'Anna.

Tous les acteurs de cette soirée recevront une ovation méritée avec de vibrants applaudissements et les honneurs d'un trépignement soutenu.

Programme du dimanche 13 octobre 2024

Giacomo Puccini – Une biographie musicale présentée par Udo Wachtveitl
Manon Lescaut – Intermezzo / Donna non vidi mai
La Bohème – O soave fanciulla / Che gelida manina
Tosca – Finale 1. Akt, Te Deum (Tre sbirri … Va Tosca)
Madama Butterfly – Coro a bocca chiusa / Intermezzo de l'acte 3
Suor Angelica – Finale
Turandot – Coro Gira la cota / Perché tarda la luna

Giacomo Puccini: Le Villi – Opéra en deux actes (version de concert)

Anna – Anita Hartig (Soprano)
Roberto – Kang Wang (Ténor)
Gugliermo – Boris Pinkhasovich (Baryton)

Orchestre et choeur de la radio bavaroise
Direction  Ivan Repusic

Audio à la demande : le concert est disponible pour 30 jours en ligne sur br-klassik.de : https://www.br-klassik.de/audio/20241013-on-demand-chor-ro-giacomo-puccini-le-villi-ivan-repusic-100.html 

Photos Luc-Henri Roger  

samedi 12 octobre 2024

Deutsches Theater — Opera Incognita porte à la scène l'Orlando de Virginia Woolf

Carolin Ritter, Thomas Sprekelsen et Regina Speiseder 


Après le succès de sa Traviata de l'an dernier qui avait attribué le rôle de Violetta à un chanteur queer travesti, la compagnie Opera Incognita  revient dans la  Salle d'Argent (la Silbersaal) du Deutsches Theater pour sa nouvelle production de théâtre musical : Orlando d'après l'oeuvre de Virginia Woolf, un autre spectacle extraordinaire qui jette un pont entre le passé et le présent et explore les identités de genre.

Orlando, le chef-d'œuvre littéraire de Virginia Woolf, est une biographie fictive et un traité ludique et loufoque sur les questions d'identité sexuelle, les modèles de rôle et sur le temps lui-même. Dans sa version, Opera Incognita entrelace cette histoire littéraire avec un voyage musical à travers le temps, depuis des arias de Dowland et Haendel jusqu'à la chanson contemporaine. Un projet de théâtre musical plein de comédie subtile et de poésie.

Pourquoi la Silbersaal ? Peut-être parce que cette salle a comme le personnage de Virginia Woolf traversé le temps sans en subir les outrages. Ce joyau de l'année 1896  est la seule salle du Deutsches Theater qui subsiste du bâtiment original. Le reste du théâtre a été presque entièrement détruit lors d'un bombardement en 1943 et reconstruit au milieu des années 50. Comme par miracle, la Salle d'argent, qui se trouve juste à côté de la salle de théâtre alors bombardée, a été épargnée. La salle a entièrement conservé son style baroque et le stuc somptueux qui en décore la voûte, ainsi que l'impressionnante fresque du plafond, baignée dans une lumière mystérieuse grâce à un lustre scintillant. La fresque et les stucs, réalisés à la fin du 19ème siècle, ont des motifs qui rappellent l'art du du 18ème siècle. La rénovation de la salle a su préserver le charme et la fraîcheur de l'époque de son inauguration.

C'est aussi le cas du personnage d'Orlando qui comme le Dorian Gray d'Oscar Wilde ou le comte de Cagliostro traverse les siècles sans prendre une ride. Au début du récit, le page Orlando vit dans l'Angleterre du 16e siècle. Il est jeune et beau. Sa beauté et sa jeunesse ne s'estompent jamais. Un jour, il se réveille et, en se regardant dans le miroir, découvre qu'il a été transformé en femme. Il traverse quatre siècles et différents genres de vie sans jamais vieillir. 

Au début du XXe siècle en Angleterre, le groupe de Bloomsbury devint un foyer de liberté par opposition au puritanisme victorien, qui revendiquait notamment la libération sexuelle. Virginia Woolf qui en fit partie dès sa constitution, illustra dans son roman Orlando le thème de la bisexualité. Son livre imprégné de raillerie et d'humour se moque des institutions pompeuses de la vieille Angleterre sans en méconnaître le charme. Orlando, né dans la noblesse anglaise vers la fin du 16e siècle, est un gentilhomme amant de la nature et de la littérature, qui a la bonne fortune d'être au goût de la reine qui le comble de ses bienfaits et le pourvoit d'une considérable fortune. Il passe son temps à écrire et se passionne pour les écrivains anglais des différentes époques qu'il traverse. Lors du grand gel de 1683-1684, il tombe amoureux d'une princesse russe qui le délaisse bien vite. Pour échapper à un riche mariage, il se fait nommer ambassadeur à la cour de Constantinople. Un jour, alors que la ville est en proie à une insurrection, il s'endort d'un sommeil cataleptique et se réveille en découvrant qu'il est devenu une femme. Il traverse tous les âges successifs de la Grande-Bretagne sous cette nouvelle apparence et atteint l'âge de trente-six ans en octobre 1928. Vers la fin du livre, d'après les illustrations de l'édition originale, Orlando prend une ressemblance étonnante avec Miss Vita Sackville-West, à qui le roman est dédié, et qui vécut une relation amoureuse avec Virginia Woolf à partir de 1925.

Le roman de Virginia Woolf a déjà connu une importante postérité. La réalisatrice Sally Potter en a donné une adaptation cinématographique en 1992, avec Tilda Swinton dans le rôle titre et un acteur, Quentin Crisp, dans le rôle de la reine Élisabeth Ier. En 2023, des personnes transgenres se sont vu confier le rôle d'Orlando, dans Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado. Au théâtre, en 1993, Isabelle Huppert a joué le rôle-titre dans une mise en scène de Robert Wilson. En 2019, Katie Mitchell en donnait une nouvelle mise en scène. En 2019, Olga Neuwith créait son Orlando à l'opéra de Vienne. 

La nouvelle production d'Opera Incognita est la première du genre à adapter Orlando dans la forme hybride du théâtre musical. Cette nouvelle adaptation a été écrite par le metteur en scène Andreas Wiedermann. Le paysage sonore et musical d'arias et de chansons a été conçu et est accompagné à l'harmonium électronique par Ernst Bartmann. Est-ce un hasard improbable du calendrier ? Le roman de Virginia Woolf se termine le 11 octobre 1928 et la première du Deutsches Theater vient d'avoir lieu ce  11 octobre.

Regina Speiseder, Thomas Sprekelsenen en reine Elisabeth et Carolin Ritter 

Sur scène, le décor a minima d'Aylin Kaip, également créatrice des costumes,  est d'une grande simplicité. En fond de décor, un rideau de guirlandes de lierre. Il suggère l'amour d'Orlando pour la nature. La longévité exceptionnelle de cette plante symbolise aussi celle d'Orlando et peut-être aussi la fidélité pérenne qu'Orlando voue au gentilhomme marin téméraire qu'elle finit par rencontrer, alors que jusque là il/elle était surtout uni/e à la littérature et au poème sur lequel il/elle " sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettait son ouvrage, le polissant sans cesse et le repolissant.De simples blocs de bois, arrangés de diverses manières suivant les besoins de l'action, reçoivent diverses fonctions (sièges, perchoir, autel...). Peu d'accessoires, dont un petit voilier qui flotte sur la Serpentine, le lac d'Hyde Park, et qui représente aussi le grand voilier de l'aventurier Lord Marmaduke Bonthrop Shelmerdine, qui est devenu l'époux d'Orlando. Le texte et la mise en scène d'Andreas Wiedermann sont parvenus à porter au théâtre avec beaucoup de fluidité, de légèreté et d'humour les thématiques du roman : le temps qui passe, une vision satirique de l'histoire de l'Angleterre, des coutumes (— dont une scène exquise pendant laquelle Orlando prend le thé avec d'autres poètes —) et de la littérature anglaises, la bisexualité et les identités de genre, la correspondance des êtres et des choses.

Une scène shakespearienne

La jeune actrice bavaroise Regina Speiseder incarne avec une présence scénique étourdissante le rôle-titre dans son voyage à travers les siècles et les sexes. Elle parvient à rendre compte de la personnalité introvertie du protagoniste et interprète avec beaucoup de finesse la façon de penser et de sentir d'Orlando qui, tout en étant témoin des transformations qui se produisent dans l'esprit anglais,  change avec le temps, tout en restant une seule personne, jeune et enthousiaste. L'acteur Thomas Sprekelsen est l'homme-orchestre du spectacle. Son rôle principal est de servir de narrateur, mais, à l'instar de Zeus, il se montre capable de toutes les métamorphoses : lui met-on une large collerette et des jupes, il devient la reine Élisabeth Ière, qu'Orlando vient honorer sous ses jupons, il est aussi la richissime grande-duchesse Griselda qui, voilée de dentelles, veut à tout prix épouser Orlando, il se transforme en un pauvre vieillard cacochyme, boiteux, médisant, acariâtre et profiteur, il est à deux époques différentes le poète et critique  Nick Green (le personnage  fictionnel Nicholas Greene du roman). Si Regina Speiseder et Thomas Sprekelsen poussent à l'occasion et avec talent la chansonnette, l'interprète principale des arias et chansons est la mezzo-soprano Carolin Ritter, bien connue du public d'Opera Incognita pour avoir participé à de nombreuses productions de la compagnie. La chanteuse nous invite à un voyage musical parallèle à celui d'Orlando, avec des airs  de Thomas Morley et John Dowland (fin du 16ème siècle), du Rinaldo de Haendel (1711), de Ralph Vaughan-Williams et de John Ireland  (fin 19e, première moitié du 20e) et plus contemporains de Samuel Barber, et même pour terminer une chanson de Nena de 2018, Leuchtturm, où la chanteuse, comme l'Orlando de Virginia Woolf, chante son amour pour un homme qu'elle appelle son capitaine. C'est qu'Andreas Wiedermann place la fin de son Orlando en octobre 2024. 

On sort de ce spectacle très applaudi avec l'envie de lire ou relire l'Orlando de Virginia Woolf.

Crédit photographique © Aylin Kaip