L’idée du projet Trittico ricomposto est de dissocier les trois opéras de Puccini souvent joués au cours d’une même soirée (Il Tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi) et de les associer à autant de chefs-d’œuvre du 20ème siècle, créant ainsi trois diptyques à fort impact, qui ont été programmés sur trois saisons. L’Opéra de Rome a vu la juxtaposition d’Il Tabarro avec Il castello del Principe Barbablù de Béla Bartòk. Deux opéras contemporains à première vue très différents, mais qui abordent tous deux des thèmes très actuels tels que l’incommunicabilité dans les couples et la violence de genre. Le deuxième volet du projet a associé de manière plus prévisible Gianni Schicchi avec l’Heure espagnole. Le troisième rendez-vous, qui vient de connaître sa première ce 23 mars, fait dialoguer Suor Angelica avec Il prigioniero de Luigi Dallapiccola. Cette dernière combinaison n’est pas une idée nouvelle, elle a été présentée au Teatro Real de Madrid en 2012 et à Lübeck en 2015. Les trois opéras du vingtième siècle ont été choisis pour leur assonance thématique avec les trois œuvres du Trittico de Puccini : dans la première juxtaposition, l’incommunicabilité des couples, dans la seconde, les drames familiaux, dans la dernière, la violence et la privation de liberté exprimées à travers le fanatisme religieux.
Yolanda Auyanet en Suor Angelica |
Il prigioniero a été conçu à l’origine par le compositeur italien Luigi Dallapiccola comme un opéra radiophonique et a été créé le 1er décembre 1949 par la RAI (radio italienne). La première mise en scène a eu lieu le 20 mai 1950 au Teatro Comunale de Florence. La version de l’opéra est basée sur La Torture par l’espérance, l’un des Contes cruels d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, ainsi que sur La légende d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak de l’écrivain belge Charles de Coster. Elle a été conçue et partiellement écrite par Dallapiccola pendant la Seconde Guerre mondiale. La version de Dallapiccola a pour cadre l’Espagne à la fin du temps de l’Inquisition, l’époque de l’action des livres dont l’opéra est inspiré. L’intrigue tourne autour d’un Néerlandais protestant anonyme, un prisonnier, qui avait été rabbin dans l’histoire de Villiers. Le prisonnier résiste à la torture et reprend espoir lorsque son geôlier lui parle de la liberté. Il découvre bientôt que la porte de sa cellule est ouverte. Mais obtiendra-t-il vraiment la liberté tant attendue ?
La mise en parallèle du Prigioniero et de Suor Angelica fait sens. Le prisonnier est conduit au bûcher avec une froideur implacable, la religieuse est cloîtrée dans un couvent à cause d’un fils illégitime, et à la fin monte au ciel dans la brillance d’un halo sonore. À première vue, la combinaison est plutôt audacieuse, mais à y regarder de plus près, c’est précisément dans ses contrastes qu’elle est passionnante. Dans les deux opéras, une personne doit payer pour avoir violé des normes politico-confessionnelles ou moralo-religieuses, la relation mère-enfant forme l’antithèse d’un monde sans pitié, et dans les deux cas les thèmes et les institutions religieuses jouent un rôle important. Sur la base de telles relations, on pourrait lire la fin du Prigioniero de Dallapiccola comme une antithèse au final de la transfiguration de Puccini comme un contrafactum d’un geste de réconciliation pompeux et opératique, qui pouvait difficilement prétendre à une quelconque crédibilité même lors de sa première immédiatement après la Première Guerre mondiale. « Ce qui unit ces deux chefs-d’œuvre, c’est la condition d’emprisonnement claustrophobique qui saisit et anéantit les protagonistes, unis par leur espoir déçu. Tous deux sont prisonniers d’un destin qu’ils ne peuvent pas changer» souligne encore Michele Mariotti. Sœur Angelica a été privée du droit d’aimer et d’être mère, et pour cet amour, elle a été enfermée dans un monastère. Sept ans plus tard, elle reçoit la visite de sa tante princesse qui lui annonce la mort de son fils. Survivre à la mort de son propre enfant est un deuil impossible à surmonter. Suor Angelica n’est pas le premier personnage féminin de Puccini à souffrir par amour. Dans le Prigioniero, l’homme sous la torture rampe comme un ver sans défense, mais contrairement à Suor Angelica, il trouve dans le geôlier un point d’appui, un espoir, avant d’être confronté à un grand inquisiteur et de réaliser qu’il a été trahi. Mais c’est l’amour de la vie qui est le signe de ce chef-d’œuvre».
Calixto Bieito et Anna Kirsch pour la scénographie se sont attachés à créer des passerelles entre les deux opéras. Toute l’action du premier opéra se déroule dans le jardin du couvent dont les fleurs côtoient des herbes médicinales, des plantes confiées aux bons soins de Suor Angelica qui s’est fait une réputation de soignante, mais qui connaît aussi les plantes aux substances mortifères. Les sœurs se livrent à l’exercice de la confusion publique au cœur de ce jardin baigné d’une douce lumière. Mais ce ne sont là que des péchés véniels. Un personnage incongru, un homme tout de blanc vêtu et porteur d’une plaie sanguinolente au cou se trouve mêlé aux sœurs, il meurt et est bientôt porté sur les épaules des sœurs qui forment un cortège funéraire. L’association que beaucoup de spectateurs ont faite se vérifie en seconde partie : il s’agit du corps du prisonnier. Le jardin est entouré d’un mur de clôture fait de planches verticales séparées par de faibles interstices.
Au début du Prigioniero, la même scène fleurie sert de décor, mais le rectangle fleuri qui couvrait presque toute la scène s’élève bientôt dans les cintres pour laisser place à un trou noir béant. L’envers du rectangle se révèle être une verrière grillagée qui éclairera l’action de l’opéra de Luigi Dallapiccola. Les couleurs pastel du jardin ont fait place à la noirceur de l’univers carcéral, les innombrables fleurs ont cédé la place à une grande racine d’arbre sur laquelle vient se poser le prisonnier et au départ de laquelle il simule à un moment son envol en agitant ses bras comme s’il s’agissait d’ailes. Dans les deux parties, les lumières de Michael Bauer jouent un rôle essentiel : ici pour renforcer l’impression de clôture et d’emprisonnement, là pour accompagner l’extase mystique alors que Suor Angelica vient de se donner la mort tout en implorant la Vierge qui lui offre son pardon, et à la fin du second opéra pour éclairer de manière dramatique l’horreur absolue du prisonnier qui comprend qu’il va être brûlé vif dans les bûchers de l’Inquisition. Calixto Bieito réussit une mise en scène aux lignes très épurées et d’une grande lisibilité avec une rare sobriété de moyens, extrêmement respectueuse des intentions exprimées par les deux compositeurs. Il s’est attaché à mettre en lumière le parcours émotionnel des deux protagonistes. Il excelle aussi dans le placement et la chorégraphie du groupe des nonnes qui fonctionne comme un essaim chantant, avec une belle trouvaille : les nonnes se dévêtent et, en sous-vêtements, façonnent leurs habits en boule qu’elles se mettent à bercer en fond de scène alors que Suor Angelica délire de douleur.
Dans Puccini, Michele Mariotti donne une direction d’orchestre tout en soutien de la tension dramatique d’un univers cloîtré dont les personnages enclins à la claustrophobie ne trouvent de chemin de sortie que dans la folie, la mort ou l’illumination mystique. Puccini avait toujours désiré faire pleurer le public et Michele Mariotti s’entend à conduire l’orchestre au cœur d’une musique poétique qui touche directement l’âme des spectateurs en évoquant l’amour et les terribles souffrances qui l’accompagnent dans cet opéra écrit pour les seules voix de femmes. Une direction d’une rigoureuse précision d’une poignante magie qui sait rendre compte tout à la fois avec légèreté des petites préoccupations des moniales et avec gravité de l’âme suppliciée de la protagoniste. Michele Mariotti est tout aussi brillamment parvenu à nous donner accès aux lignes redoutables de la musique sérielle de Dallapicolla et à nous les rendre intelligibles. Il nous faire comprendre que cette musique dodécaphonique n’a rien de cacophonique, — une fâcheuse réputation dans l’esprit de beaucoup, — mais qu’elle peut servir à porter l’expression des émotions les plus paroxystiques.
Des chanteurs de tout premier plan couronnent cette belle entreprise. Dans Suor Angelica, la découverte de la prise de rôle de Yolanda Auyanet fut une révélation. La soprano espagnole s’est totalement investie dans le rôle dont elle commence à détailler les émotions avec une sensibilité raffinée pour la faire suivre bientôt d’un crescendo passionnel exprimé avec une authenticité des plus poignantes. La projection et le phrasé sont impeccables, le volume impressionnant, la technique d’une sûreté sans faille. Yolanda Auyanet a livré une incarnation d’une beauté bouleversante.
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Marie-Nicole Lemieux en Zia Principessa |
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Ángeles Blancas et Mattia Olivieri. La mère et le prisonnier. |

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Mattia Olivieri et John Daszak |
Suor Angelica / Il prigioniero. Troisième partie du projet triennal Trittico ricomposto, en collaboration avec le Festival Puccini di Torre del Lago à l’occasion du centenaire de la mort de Puccini et en commémoration du cinquantième anniversaire de la mort de Luigi Dallapiccola.
Suor Angelica
Opéra en un acte de Giacomo Puccini sur un livret de Giovacchino Forzano
Crédit photographique © Fabrizio Sansoni Teatro dell'Opera di Roma