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jeudi 24 juillet 2025

Soirée de Lieder de Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch au Théâtre national de Munich

C'est devenu une tradition de retrouver en été, dans le cadre du Festival d'opéra de Munich, Jonas Kaufmann et le pianiste Helmut Deutsch pour une soirée de Lieder. Cela fait trente ans que les deux hommes livrent un travail complice d'une qualité rarissime. Et leur réputation est telle qu'ils parviennent à réunir un auditoire de plus de 2000 personnes. 

L'amitié, l'amour, la nature comme miroir de l'âme ou lieu de l'épreuve, l'anxiété et la mort, tels sont les thèmes qu'abordent les poèmes romantiques de Schiller, de Heine et de Kerner mis en musique, que les voix combinées de l'homme et du piano ont l'heureuse ambition d'exprimer.

La soirée commence avec Schubert avec, en entame, Der Bürgschaft (La garantie, la caution), une ballade de Schubert sur un texte de Schiller basée sur l'histoire d'une amitié, celle de Moerus et Sélinonte. Il s'agit d'un poème narratif qui raconte l'histoire de la tentative d'assassinat ratée contre le tyran Denys de Syracuse. Moerus, l'assassin, est fait prisonnier avant d'avoir pu réaliser son projet. Sur le point d'être exécuté, il laisse son ami Sélinonte comme caution au tyran Denys afin qu'il puisse aller marier sa sœur. S'ensuivent une série de moments inédits, de paroxysmes et de retournements romantiques dans une nature hostile, jusqu'à la transformation miraculeuse du tyran cruel en être humain. Jonas Kaufmann apporte à la ballade la force de son chant passionné, extraordinairement expressif, dramatique et sincère, avec en apex le retournement de situation final.

Suivent les Lieder du Schwanengesang (chant du cygne) de Schubert, composés à partir des poèmes d'Henri Heine   Ce titre est trompeur. car il n'est pas de Schubert, mais de son éditeur qui l'étiquetta sur les derniers Lieder que le compositeur mit en forme peu avant sa mort en 1828. Ce sont des chansons tristes et anxieuses qui évoquent le poids du monde à porter (Der Atlas), la perte d'un être cher dont il ne reste que le portrait (Ihr Bild), la maison qu'il a habitée, la ville qu'il a parcourue, l'angoisse existentielle qui résulte de la confrontation avec son propre double (Der Doppelgänger). Ici aussi, Jonas Kaufmann parvient à moduler la délicate palette émotionnelle de la tristesse, de l'angoisse et de la douleur d'être.


Après la pause, une vingtaine de minutes pour les spectateurs, une douzaine d'années pour les morceaux choisis, Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch nous emmènent dans l'univers musical de Schumann qui composa la musique de douze Lieder au départ de poèmes de Justinus Kremer. La composition remonte à 1840, année du mariage de Robert Schumann et de Clara Wieck à Schönefeld.  Les deux époux ont exprimés leurs sentiments tendres et enthousiastes à propos de ces compositions, écrites en novembre, au cours d’une «semaine calme, passée à composer, s’aimer et s’embrasser» : 
 
« Robert a composé trois autres magnifiques chansons. Les paroles sont de Justinus Kerner : «Lust der Sturmnacht», «Stirb, Lieb' und Freud' !» et «Trost im Gesang». Il saisit les paroles avec tant de beauté, il les touche si profondément, que je ne connais aucun autre compositeur ; personne n'a le même cœur que lui. Oh ! Robert, si seulement tu savais parfois comme tu me rends heureuse – indescriptible ! » (Clara, journal intime, entrée du 22 novembre 1840).
 
« Une semaine tranquille, passée à composer et à partager des cœurs et des baisers. Ma femme est l'amour, la gentillesse et la simplicité même. [...] Sa santé et ses forces reviennent, et le piano est ouvert plus souvent. [...] Un petit cycle de poèmes de Kerner est terminé ; Kläre l'a apprécié, mais a aussi ressenti de la douleur, car elle doit si souvent acheter mes chansons avec silence et invisibilité. C'est comme ça dans les mariages d'artistes, et si vous vous aimez, c'est encore bien suffisant. [...] Comme j'attends cela avec impatience, la première petite chanson et la première berceuse. Chut !  »  (Journal de mariage de Robert, semaine du 22 au 29 novembre 1840). 

Ces Lieder nous invitent à découvrir une nature romantique, à parcourir des montagnes et des vallées, à admirer le vol des nuages, à entendre le chant des oiseaux, à pratiquer l'émerveillement par la contemplation. C'est l'époque de la douceur et de la tendresse, celle aussi de la fécondation et de la grossesse (Clara est enceinte). Kerner croyait au pouvoir curatif de la nature tant sur le plan physique que sur la plan psychique. 

Cela se ressentait dans l'auditoire. Le chant de Jonas Kaufmann sur celui du piano d'Helmut Deutsch a lui aussi ce pouvoir lénifiant curatif. La projection du ténor rend le détachement de chaque syllabe, de chaque mot parfaitement compréhensible, ce que souligne encore le bref claquement des consonnes finales, les chaleurs profondes de son timbre enluminent le propos, qui se voit inséré comme dans une châsse sacrée. L'art du Lieder, c'est aussi pour l'auditeur celui de prendre le temps d'apprécier la beauté de choses simples magnifiées par le chant et par les notes du piano. Voyez comme Jonas Kaufmann est entièrement concentré pendant les préludes et les postludes joués par Helmut Deutsch, une attitude intérieure attentive que son visage et son corps donnent à voir. L'art du Lieder c'est l'art du recueillement.


Ce furent des heures de pur enchantement, d'un silence tendu vers l'écoute, d'attention intériorisée. Et quand, à la fin d'un cycle de chanson les mains du pianiste se détachent de son instrument, toute l'énergie concentrée de l'auditoire  se libère dans des applaudissements frénétiques et des bravi criés. En fin de soirée, ce fut une frénésie que les deux artistes voulurent bien honorer par trois rappels. Ce ne fut pas assez, après le troisième rappel, une standing ovation fut suivie d'une quatrième puis d'un cinquième rappels. « Mondnacht, Widmung. Leise flehen meine Lieder...» Cadeau de l'intimité encore que de contempler les deux artistes se congratuler et s'embrasser, et, image touchante de leur fructueuse amitié, de les voir sortir de scène bras dessus bras dessous. 

Crédit photographique @ Geoffroy Schied

mercredi 23 juillet 2025

Der Liebestrank / L'Elisir d'amore de Donizetti au Gärtnerplatztheater

Adina en tenue de plage, les villageois tentent de se protéger du soleil

" L'elisir d'amore est quelque chose de similaire à Tristan et Iseult, mais sous une forme plus agréable et deux fois moins longue. " 
Loriot, humoriste 

Nemorino est profondément amoureux d'Adina, mais malheureusement, elle ne répond pas à ses avances. Lorsque le sergent macho Belcore (joli coeur) débarque avec ses soldats, il parvient à conquérir le cœur d'Adina, qui lui promet de l'épouser. Nemorino est désespéré. Heureusement, le charlatan Dulcamara arrive au village pour y vendre des remèdes miracles pour toutes sortes de maux. Nemorino lui achète un philtre d'amour qui s'avère n'être rien d'autre qu'une bouteille de vin rouge (du Bordeaux tout de même) mais qui finit, grâce à un heureux concours de circonstances, par obtenir le résultat escompté.

La valeur n'attend pas le nombre des journées ! Gaetano Donizettti, brillantissime mélodiste, a écrit son opéra en seulement 14 jours, et nous a offert l'un des plus beaux et des plus joyeux opéras du belcanto italien, une oeuvre bourrée d'humanité et d'une effervescence ironique. Son Elixir d'amour a conquis le coeur du public dès la première milanaise de 1832 et la popularité de l'opéra n'a pas faibli depuis. Le grand air final de Nemorino « Una furtiva lagrima », interprété par les meilleurs ténors, est un des plus grands tubes de l'histoire de l'opéra. 

Giannetta, Adina et Nemorino

Cet Elisir d'amore est encore appelé Liebestrank par le Theater-am-Gärtnerplatz, mais cette concession à la langue allemande est le dernier vestige d'une tradition qui voulait que les opéras italiens soient traduits. Grande première, cet opéra qui, depuis les années 50, connut ici même  plusieurs mises en scènes en allemand, la dernière remontant à 2009, est, Gott sei dank !,  pour la première fois joué en italien au teatro della piazza Gärtner ! 

Belcore (au centre) et ses militaires

Dirk Schmeding réussit une mise en scène généreuse, luxuriante et lumineuse, remplie d'amour et d'humour. Un petit village agricole italien où ne semblent pousser que de maigres agaves suffoque sous un soleil ardent qui dans la réjouissante scénographie de Martina Segna devient la tranche d'un énorme citron. Dirk Schmeding apprécie les arrêts sur image et la première scène nous présente un de ces vivants tableaux : allongée sur un transat luxueux, la glamoureuse Adina, vêtue d'un maillot moulant soulignant ses jolies formes, prend le soleil en se rafraîchissant d'un cocktail coloré qu'elle tient d'une main tout en lisant de l'autre le roman de Tristan et Iseut. Le décor simple et efficace avec ses entrées de coulisses en panneaux de carton déchiré souligne la pauvreté du village dont les habitants en fond de scène sont figés dans des poses qui suggèrent qu'ils tentent de se protéger des rayons du citron solaire. Nemorino darde ses jumelles sur Adina qui semble l'ignorer. Les villageois sans doute illettrés se pressent autour de la belle Adina qui leur fait la lecture. Les paysannes portent des tabliers à fleurs défraîchis comme ceux que portaient les grands-mères modestes il y a quelques décennies, en contraste avec la riche apparence d'Adina. Le jeans de Nemorino lui donne un aspect décontracté, tout à l'opposé de Belcore plastronnant dans son costume militaire arborant de nombreuses médailles. Ce dernier est accompagné d'une troupe de soldats d'opérette qui gesticulent de manière maladroite et ridicule pour la plus grande joie du public. Leur arrivée, en sous-vêtements, est annoncée par des cordes à linge descendant des cintres porteuses de caleçons et de tenues militaires qu'ils vont bientôt revêtir. Plus avant, l'apparition de Dulcamara sortant comme par magie d'un téléviseur géant est un des moments les plus ébouriffants de la soirée. Nemorino tente d'orienter les antennes du téléviseur. 


Dulcamara porte un de ces costumes de scènes scintillant typique des années 60 ou 70. Le charlatan rappelle Elvis Presley par sa coiffure et les poses démonstratives qu'il prend. Il est accompagné de danseuses en maillots dorés, elles aussi exportées des shows américains. Comme Claude François et ses Claudettes, Dulcamara a son trio de Dulcamarettes. Sauf peut-être pour Nemorino qui a les charmes romantiques et la naïveté de l'amoureux éperdu, tous les autres personnages sont caricaturés à l'extrême comme dans la commedia dell'arte. Les costumes de Frank Lichtenberg sont des plus réussis, ils définissent très exactement la personnalité des personnages. On voit le vestiaire, surtout féminin, évoluer avec le passage des scènes, les femmes sont vêtues avec plus de recherche, les coiffures suivent la mode, les bigoudis font leur apparition. La scène grouille de monde, et il faut tout l'art combiné du metteur en scène et de la chorégraphe Kerstin Ried pour créer une animation parfaitement agencée, avec d'innombrables trouvailles qui font rire et sourire. Tout cela va se terminer en apothéose par des tirs d'armes inoffensives qui projettent des serpentins colorés et des pluies de confettis.

Dulcamara et les Dulcamarettes

Michael Balke, chef principal invité du théâtre de la Gärtnerplatz, a entraîné l'orchestre dans l'éblouissante dynamique de la partition de Donizetti, en soulignant les charmes légers ici, là l'effervescence. Sa direction musicale est très attentive à la scène, aux choeurs et aux chanteurs, tout en soutien des efflorescences de l'art belcantiste et des explosions de la comédie et faisant preuve d'une sensibilité délicate lorsque  s'exprime le romantisme amoureux. Andreja Zidaric prête sa beauté svelte et les galbes pleins de charmes de son corps élancé à la séduisante Adina. Elle joue les aguicheuses, jouit de son succès, se montre versatile avant d'abandonner le jeu pour finalement avouer ses sentiments à l'arraché. Dans les premières scènes, son chant est plutôt réservé, mais il gagne rapidement en volume et en agilité et déploie bientôt toutes les ressources virtuoses d'un merveilleux colorature rossinien, avec ses ornementations nuancées et ses vocalises. Plus la soirée avance, plus les aigus et les trilles ravissent et surprennent. Le ténor Matteo Ivan Rašić réussit un superbe Nemorino, auquel il offre son regard de velours et sa belle jeunesse au physique séduisant. Il traite son personnage avec humour et beaucoup de tendresse, il expose avec une grande richesse d'âme la palette émotionnelle étendue de l'amoureux éperdu. La voix est magnifique, son  ténor chaleureux et lumineux est à tout moment authentique, sans aucune recherche de l'effet. Il pare son air le plus célèbre d'une émouvante humanité sans forcer le trait. Ludwig Mittelhammer prête son baryton au timbre mélodieux à Belcore, qu'il dessine fort bien dans le style bouffon matamoresque du Capitano de la commedia dell'arte. Levente Páll crève littéralement l'écran (de téléviseur) avec sa composition tonitruante de Dulcamara, qui, tout charlatan qu'il soit, saisit rapidement toute opportunité pour faire sa réclame. Sa basse triomphante dotée d'une étonnante rapidité d'élocution constitue un des grands bonheurs de la soirée ! Enfin Julia Sturzlbaum joue une attendrissante Giannetta, un personnage un peu gauche débordant de tendresse.

Un spectacle totalement abouti qui a reçu les applaudissements effrénés d'un public aux anges. On se promet d'y revenir, d'autant qu'il se décline en deux distributions !

Giannetta et les femmes du village

Conception et distribution du 22 juillet 2025

L'elisir d'amore
Musique de Gaetano Donizetti sur un livret de Felice Romani d'après Eugène Scribe

Direction d'orchestre Michael Balke
Mise en scène Dirk Schmeding
Scénographie  Martina Segna
Costumes Frank Lichtenberg
Chorégraphie Kerstin Ried
Lumières Michael Heidinger
Dramaturgie Michael Alexander Rinz

Adina Andreja Zidaric
Nemorino Matteo Ivan Rašić
Belcore Ludwig Mittelhammer
Dulcamara Levente Páll
Giannetta Julia Sturzlbaum
Un guitariste Henrique de Miranda Rebouças

Chœur, chœur supplémentaire et figurants du Staatstheater am Gärtnerplatz
Orchestre du Staatstheater am Gärtnerplatz

Crédit photographique @ Marie-Laure Briane

lundi 21 juillet 2025

Création munichoise des Maîtres Chanteurs. Le compte-rendu de Léon Leroy, dans lequel il est aussi question du Roi Louis II de Bavière.

Dans quelques jours le Festival de Bayreuth connaîtra sa première représentation avec au programme les Meistersinger von Nürenberg dans une nouvelle mise en scène de Matthias Davids, un des metteurs en scène de comédies musicales les plus réputés du monde germanophone, s'illustrant dans tous les genres musicaux, y compris l'opéra. La direction musicale est assurée par Daniele Gatti, aujourd'hui chef principal de la Staatskapelle de Dresde. Le chef avait déjà dirigé Parsifal à Bayreuth en 2008. 

La radio bavaroise BR-KLASSIK retransmettra la première de l'opéra en direct à partir de 15H05 (présentation) et 15H57 (opéra). Via internet, le streaming vidéo sera disponible à partir de 16h00 sur ARD Klassik dans la médiathèque de ARD. Un enregistrement télévisé de la première sera diffusé en différé le dimanche 27 juillet à 20h15 sur la chaîne de télévision allemande 3sat. 

Pour nous mettre dans l'ambiance, je vous propose en attendant un plongeon dans le passé avec un article du wagnérien Léon Leroy qui avait eu l'occasion d'assister à la création munichoise des Maîtres Chanteurs en 1868. Le compte-rendu fut publié dans le journal Le Figaro du 25 juin 1868.

LE NOUVEL OPÉRA DE WAGNER 

Chaque nouveauté de Richard Wagner est un événement artistique d'une telle importance, que Figaro a cru devoir envoyer à Munich un rédacteur avec la mission de rendre compte des Maîtres chanteurs. Avant-hier, M. Léon Leroy nous a adressé des détails très curieux sur les relations du roi de Bavière avec son compositeur favori. C'était comme un prologue du compte-rendu que voici

A Monsieur Benedict, critique musical du FIGARO.

Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, opéra en trois actes et quatre tableaux; livret et musique de Richard Wagner. 1ère représentation au Théâtre-Royal de Munich, le dimanche 21 juin 1868.

Munich, 22 juin.

    Avant d'esquisser la physionomie de cette première représentation, si intéressante à tant de points de vue, examinons rapidement, s'il vous plaît, le sujet du nouvel opéra de Richard Wagner. II est à peine besoin de dire qu'il ne s'agit plus ici de ce monde purement légendaire d'où le maître allemand a tiré la plupart de ses compositions dramatiques, notamment le Vaisseau fantôme, le Tannhaüser et Lohengrin.
    Chacun connaît plus ou moins l'histoire authentique de ces Maîtres chanteurs de Nuremberg, qui succédèrent, vers la fin du quatorzième siècle, aux Minnesinger (chantres d'amour, auxquels on donna en France le nom de Trouvères) et dont la corporation fut officiellement reconnue, en 1378, par l'empereur Charles IV, qui donna même des armoiries à cette société «d'artisans-poëtes-musiciens.

    On sait également que le doyen des Meistersinger, Hans Sachs, qui exerçait la profession de bottier (Schuster) répandit sa renommée dans l'Allemagne entière ; et qu'il fut l'organe poétique de la réforme. Hans Sachs maniait avec un égal succès l'hexamètre et le tirepied ; quelques antiquaires de Nuremberg montrent encore avec un certain orgueil des spécimens religieusement conservés, des talents multiples de leur célèbre compatriote. Je n'insisterai pas sur les bottes, de forme et de dimensions étranges, qui confectionnait le doyen des Maîtres chanteurs; mais dans l'œuvre poétique du bottier nurembergeois comédies, tragédies, contes et fabliaux se trouve un recueil dont le titre original mérite une mention; ce sont les Mélanges de poésies magnifiques, belles, jolies et rimées.
  Ce Hans Sachs est un des principaux personnages de la comédie imaginée par l'auteur du Tannhäuser ; car qui l'eût dit les Maîtres chanteurs sont un opéra comique de la plus forte trempe, et où Wagner tout en réservant une large place aux expansions sentimentales, a révélée un vis comica étourdissant. Je vous en donnerai bientôt un échantillon.
  Autour de Hans Sachs se groupent les autres membres de la corporation poétique et lyrique bijoutier, fourreur, ferblantier, charcutier, zingueur, savonnier, bonnetier, chaudronnier, boulanger et écrivain public: ce dernier est le Sainte-Foy de la troupe. A ces personnages, dont les noms sont pour la plupart hérissés de consonnes formidables, se joignent Eva, la fille du bijoutier Pogner; puis Walther de Stolzing, jeune chevalier de Franconie.
   Pour en finir avec le livret, j'ajoute qu'Eva, qui aime Walther et en est aimée, est promise par son père, le riche bijoutier Pogner, à celui des maîtres-chanteurs qui remportera le prix de poésie et de musique au concours annuel de la Saint-Jean. En conséquence, Walther, afin de pouvoir disputer la main d'Eva à l'écrivain public qui l'aime aussi et la poursuit de ses grotesques sérénades, Walther doit se faire admettre, moyennant un rigoureux examen, dans la corporation; après quoi, le jour de la Saint-Jean, les deux rivaux chevalier et gratte-papier se présentent devant le jury. 
  On devine l'issue de ce tournoi lyrique, l'une des plus remarquables scènes de l'ouvrage et qui termine le dernier tableau.

  Toutes réserves faites, et ces réserves sont sérieuses j'en indiquerai plus loin quelques-unes - si je disais ici tout ce que je pense de la valeur musicale de cet opéra, je ferais certainement sourire plus d'un lecteur, surtout parmi ceux qui, à Paris, ont sifflé le Tannhäuser sans trop l'avoir entendu. Toutefois, je leur dirais en passant à ceux-là et à beaucoup d'autres que jamais choix ne fut plus malencontreux que celui qui ouvrit les portes de l'Opéra français au héros du Venusberg : en effet, il fallait bien peu connaître nos goûts et nos habitudes pour risquer précisément à la scène de la rue Le Peletier le plus foncièrement germanique des opéras de Wagner, c'est-à-dire celui qui devait le plus sûrement contrarier nos prédilections nationales en matière de musique et de drame.
  Fort heureusement, depuis cette chute mémorable, les Parisiens ont eu maintes occasions d'examiner de plus près la musique de Wagner; aux Concerts populaires, ils ont entendu et souvent applaudi, ma foi ! - des fragments de Rienzi, du Vaisseau fantôme, de Lohengrin, et aussi de ce même si vertement sifflé. Aujourd'hui donc, il est à peu près possible d'admirer tout haut le génie musical de l'auteur de Tristan, sans laisser présumer un trouble grave des fonctions cérébrales.
  Ceci posé, j'exprime hardiment cette opinion que l'opéra représenté hier au Théâtre-Royal de Munich est une œuvre capitale, et par les beautés supérieures qu'il renferme, et par les heureuses modifications qu'il paraît indiquer dans les procédés du maître allemand. Son style s'est très sensiblement éclairci, sa phrase s'est précisée, les tonalités ne sont plus aussi fuyantes que par le passé ; et en dépit de la multiplicité des éléments mélodiques et harmoniques dont l'emploi simultané est encore un des caractères principaux de la manière de Wagner, la lumière jaillit plus vive de cette masse symphonique qu'il manie avec tant de sûreté et de puissance.
    Il faut ajouter cependant que, malgré le mouvement et la vie qui abondent dans cette œuvre pleine de sève et de grâce juvénile, malgré ce souci de la vérité qui se manifeste jusque dans les plus infimes détails, Wagner ne s'est pas encore complètement affranchi, dans ses maîtres chanteurs, de ses dangereuses tendances aux développements excessifs.
   Cet homme, qui pense à tout et veille à tout, semble ne tenir aucun compte de certaines lois de pondération qu'on ne transgresse pas impunément au théâtre. C'est ainsi qu'avec des entr'actes assez courts, la représentation d'hier - trois actes et quatre tableaux - a duré quatre heures et demie, quand elle eut pu, sans préjudice aucun, ce semble, être réduite à trois heures et demie.
  Je signalais tout à l'heure le haut comique de quelques scènes des Maîtres chanteurs. La plus achevée en ce genre est au deuxième acte. 
  Le théâtre représente une rue de Nuremberg, un décor merveilleusement pittoresque. Il fait nuit. L'écrivain public, armé d'une guitare, vocifère une sérénade sous le balcon d'Eva. (Quelle sérénade! quelle voix et quelle guitare!)
   Les voisins, réveillés par cette bruyante mélopée qui a pris les proportions d'un « tapage nocturne », les voisins paraissent à leur fenêtre et protestent énergiquement. L'Almaviva d'échoppe continue sans sourciller. Alors un des voisins exaspéré sort armé d'une trique et court sus au chanteur.
   Survient un passant qui prête secours à l'homme à la guitare ; d'autres voisins arrivent, puis d'autres passants, puis tout le quartier. Ni les uns ni les autres ne savent pourquoi on se bat ; mais tous se précipitent dans la mêlée avec furie. A leur tour, les femmes, en coiffe de nuit, se mettent aux fenêtres ; et, pour disperser les combattants, leur jettent dessus tous les ustensiles de ménage qui sont à leur portée. On n'ose pas se demander quel genre d'ustensiles les Nurembergeoises peuvent avoir sous la main à pareille heure ! Et notez que tout ce monde, hommes et femmes, chante en se trémoussant, et gesticulant, et chante fort bien.
 Cette immense bouffonnerie', prodigieuse de composition, mise en scène et musique est admirablement exécutée. Les Allemands se tordaient de rire.

   Il est temps que j'arrive à ce qui est spécial à la soirée d'hier.
   La salle du Théâtre-Royal de Munich rappelle, avec des proportions beaucoup plus vastes, celle du Vaudeville de Paris; l'insuffisance de l'éclairage achève de lui donner un aspect d'une salle médiocre. Au premier étage, et faisant face à la scène, est la loge royale, sorte de salon dont la hauteur occupe l'intervalle d'une galerie à l'autre et qu'éclaire un petit lustre. Cette loge est flanquée de deux grandes cariatides. Au-dessus du rideau de la scène et au milieu de la frise du manteau d'arlequin, le cadran d'une horloge qui marque très bien l'heure remplace les armes ou attributs en usage chez nous. L'orchestre des musiciens est aussi nombreux que celui de l'Opéra de Paris. Chaque pupitre est éclairé par une forte lampe avec abat-jour. Au centre de l'orchestre, et non pas près de la rampe, se tient le conducteur, M. Hans de Bulow, le gendre de Liszt, l'ami intime, l'alter ego de Wagner. M. de Bulow, dont la main droite est gantée de blanc, dirige l'exécution debout. Sur son pupitre est la partition à grand orchestre ; mais ce n'est que pour la forme, car M. de Bulow sait par cœur cette énorme partition, comme il sait d'ailleurs toute la musique de Wagner, sans en excepter une triple croche.
   
   Le spectacle est annoncé pour six heures. Dès six heures moins un quart la salle est remplie. On voit bien que nous ne sommes pas à Paris, au milieu de ce peuple « vif et effervescent, » au dire d'un philosophe allemand : rien de ce brouhaha, de cette animation fiévreuse qui prélude à nos premières représentations, à peine quelques conversations isolées et discrètes. A six heures moins quelques minutes, le jeune roi parait dans sa loge ; il arrive seul, sans apprêt, sans pose, avec la simplicité du premier bourgeois venu. Et comme il n'y a ici ni claque, ni officieux d'aucune sorte, nulle acclamation ridicule ne se fait entendre.
   Le visage de ce roi de vingt-trois ans a une réputation de beauté bien méritée. Je n'emploierai pas pour la caractériser cette banale épithète de joli garçon qui sert communément à désigner les coiffeurs et les ténors soigneux de leur moustache et de leur chevelure ; l'expression songeuse de ce beau visage, aux lignes harmonieuses et fermes, ne mérite pas cette injure. La vérité est que Louis II a une des plus belles têtes de jeune homme qui se puissent rêver. Et pourtant le souverain actuel de la Bavière ne paraît nullement disposé à marcher sur les traces de celui qui fit de la danseuse Lola Montès la comtesse de Lansfeld.
   Peu de temps après l'ouverture, une superbe page symphonique à l'allure chevaleresque, Richard Wagner venait prendre place dans la loge d'honneur, à côté du roi, qui échangeait quelques mots avec lui de temps à autre, jusqu'à la fin de la soirée, l'auteur des Maîtres Chanteurs est resté auprès de son royal ami, qui semblait ainsi vouloir lui donner un nouveau et public témoignage de son affectueuse protection.
   Peut-être y avait-il là encore une mesure préventive contre un orage possible. Précaution inutile, en tous cas, car le succès s'est affirmé dès la fin du premier acte, et après les deuxième et troisième actes, Richard Wagner, acclamé par toute la salle, sauf une douzaine de dissidents, ni plus ni moins, a dû reparaître dans cette même loge royale, vers laquelle tous les regards étaient tournés. J'ai peu de goût pour ces sortes d'exhibitions; mais je constate, pour l'excuse du héros de ces ovations, qu'il s'est fait très longuement prier.
   Ainsi s'est passée cette mémorable soirée dont je ne saurais terminer le compte rendu sans citer les noms des principaux artistes qui ont concouru a l'exécution des Maîtres chanteurs. Je nommerai donc MM. Betz (Hans Sachs), baryton de l'Opéra de Berlin ; Hœlzel (l'écrivain public), basse bonne de l'Opéra de Vienne ; Nachbauer (Walther), ténor de Darmstadt, dont la fière tournure ne ressemble guère à celle de MM. tel et tel de l'Opéra de Paris ; puis mademoiselle Mallinger, de Munich, une poétique Eva ; et enfin un ténor bouffe, M. Schlosser, d'Augsbourg. Celui-ci a une histoire trop singulière pour que je ne vous la raconte pas en quelques mois. M. Schlosser, étant ténor à l'Opéra d'Augsbourg, s'éprend de la fille d'un boulanger de la ville. Il demande sa main au père qui consent au mariage à la condition, sine qua non, que M. Schlosser quittera le théâtre pour se faire boulanger. Et M. Schlosser s'est fait boulanger. Puis, comme Wagner sollicitait son concours pour les Maîtres chanteurs, le boulanger a quitté son fournil pour venir à Munich. Je ne sais pas si M. Schlosser fait de bon pain ; mais je vous assure que, comme ténor bouffe, il en vaut bien un autre. Je serais sans excuse si je n'ajoutais à cette liste, le nom de M. de Bülow qui a été l'âme de cette remarquable exécution. Quand on représente un opéra de Richard Wagner, à Munich, sous la direction de M. de Bülow, le rôle de chef d'orchestre n'est plus une fonction, c'est, un apostolat. 

   Un dernier mot. Au fond de sa retraite, sur les bords du lac de Lucerne, Richard Wagner pense toujours à la France, à Paris. Il sait bien, comme l'ont su Meyerbeer, Rossini et Verdi, qu'à Paris seul appartient la consécration définitive. Quoi qu'on en ait dit, et quoi qu'il en ait dit lui-même quelque part, Wagner y aspire de toutes ses forces. 

Léon Leroy

dimanche 20 juillet 2025

Pénélope, l'unique opéra de Gabriel Fauré, fut créé à Monte-Carlo en mars 1913 - Extraits de la presse de l'époque

Pénélope de Gabriel Fauré (1845-1923) est cet été à l'affiche du Festival d'été de l'Opéra munichois (la Bayerische Staatsoper). La première a eu lieu ce vendredi 18 juillet au Prinzregententheater. La radio bavaroise BR Klassik a réalisé une captation audio de l'opéra qui est actuellement disponible en ligne, la page affiche également la distribution munichoise.

Pour préparer la découverte de cet opéra rarement joué de nos jours, voici quelques extraits de la presse française qui s'est intéressée de manière très abondante à la genèse et à la création de l'unique opéra d'un compositeur dans sa pleine maturité, renommé et célèbre, qui dirigeait depuis 1903 le Conservatoire de Paris. On pourra lire de René Chavance et de Georges Pioch pour Gil Blas les articles de Nadia Boulanger pour le Ménestrel.

La fin du troisième acte à Monte-Carlo
in Musica, n°127 d'avril 1913 © Agorha 

En avril 1907, Lucienne Bréval remit à Gabriel Fauré le livret de Pénélope et assura une rencontre avec son auteur, René Fauchois. Dès le mois de juillet le musicien commençait la composition. Pendant près de cinq ans, durant les vacances que lui permettait la fermeture du Conservatoire, à Lausanne, puis à Lugano, il s'y consacra presque exclusivement. « J'y aurai travaillé, précise-t-il à Gabriel Fauré, deux mois et demi par an depuis quatre ans. » En 1910 il proposa à Messager pour l'Opéra, l'œuvre ébauchée. Mais au fur et à mesure que celle-ci prenait corps, il se rendit compte que le vaste cadre du grand théâtre national conviendrait mal à un drame dont la majeure partie se révélait d'un caractère plutôt intime. En 1912 il fut décidé que Pénélope serait portée à l'Opéra-Comique, aussitôt après les représentations de Monte-Carlo. L'Opéra-Comique ne put accueillir Pénélope, ce fut le Théâtre des Champs-Elysées qui reprit le projet.

Pressé par le temps, Fauré dut confier l'orchestration d'une grande partie du second acte à un instrumentiste de l'Opéra de Monte-Carlo. C'est dans cette ville qu'en janvier 1913, à l'âge de 68 ans, il achève son opéra, tandis que le chef d'orchestre Léon Jehin fait déjà travailler le Ier acte.

La surdité dont il était atteint et qui allait croissant depuis quelques années fut en cette occasion une épreuve particulièrement cruelle : « Je n'ai jamais joué, devait-il avouer en 1922, ni pour moi ni pour personne une seule note de Pénélope depuis la première note... Cela pour la raison que déjà alors j'entendais faux et que lorsque mes doigts frappaient des notes, ce sont d'autres notes que j'entendais. » 

Pénélope fut créé à l'Opéra de Monte-Carlo le 4 mars 1913 et à Paris au Théâtre des Champs-Elysées le 10 mai suivant.

Gabriel Fauré à Monte-Carlo en 1913
in Les Annales politiques et littéraires via Gallica, BnF

Pénélope à Monte-Carlo
Gil Blas du 2 mars 1913

Avant-Première  — La grande saison de l'Opéra de Monte-Carlo va s'ouvrir par un véritable événement artistique, la création de Pénélope 

    C'est la première œuvre théâtrale proprement dite de M. Gabriel Fauré. Sans doute, l'éminent directeur du Conservatoire a écrit déjà plusieurs et de très remarquables musiques de scène. Celles de Shylock, de Caligula et du Promethée de Jean Lorrain et A. Ferdinand Hérold. Mais il s'était adonné plus volontiers, jusqu'ici, à la composition symphonique, vocale ou instrumentale, non point qu'il dédaignât le théâtre, mais parce qu'il n'avait pu rencontrer encore de livret à son goût.
     Le choix qu'il fit du poème de M. Fauchois est donc particulièrement flatteur pour cet écrivain. La rencontre fut toute fortuite. Voici comment la chose se passa : 
C'était justement à Monte-Carlo, il y a de cela quelque quatre ans. Un déjeuner cordial réunissait à la même table Mme Lucienne Bréval, M. Raoul Gunsbourg et M. Gabriel Fauré, qui croyait bien alors finir ses jours sans composer un drame lyrique.
     Le directeur de l'Opéra monégasque, passionné, comme on le sait, pour les intérêts de l'art et toujours curieux de nouveauté, lui reprochait amicalement de négliger un genre pour lequel il lui semblait si merveilleusement doué. Mais, toujours, M. Gunsbourg obtenait la même réponse : « Je n'ai pas de bon livret ».
   C'est alors que Mlle Bréval eut une inspiration soudaine. Quelque temps auparavant, M. René Fauchois, qui venait de triompher avec Beethoven, lui avait montré une Pénélope en cinq actes, qu'elle avait trouvée remarquable. Elle en parla au compositeur. Et, tout de suite, celui-ci s'enthousiasma pour un tel sujet. Comme le poète se trouvait, lui aussi, dans la principauté, Mlle Bréval s'offrit à le mettre, sans tarder, en rapport avec le musicien. Ce qui fut fait. Et c'est ainsi que se décida cette collaboration féconde. M. Gabriel Fauré, qui s'était déclaré enchanté de l'oeuvre de M. Fauchois, lui avait demandé seulement de la réduire à trois actes. La version nouvelle fut terminée quelques mois après, et il se mit immédiatement à l'ouvrage.
   Toutefois, les soins très absorbants de la direction du Conservatoire, ne lui permettaient guère de travailler sa partition pendant la saison. C'est durant les villégiatures qu'il fait, chaque année, à Lugano, qu'il s'y adonna surtout. Il la termina en septembre dernier mais n'acheva l'orchestration qu'au mois de décembre.
    Entretemps avaient eu lieu plusieurs lectures au piano. Deux, entre autres, chez Mlle Bréval, réunirent des artistes et des critiques, comme MM. Vincent d'Indy, Pierre Lato, Messager, Broussan, Hengel, Cortat. Ces privilégiés en rapportèrent une impression profonde, l'impression que laissent les œuvres magistrales.
  On n'a pas oublié les incidents soulevés alors par le choix d'une scène parisienne pour y monter Pénélope.
    L'Opéra, auquel on avait songé tout d'abord, parut trop vaste, avec son cadre énorme, pour ce drame de passion intime. Il fut alors question de l'Opéra Comique. Mais l'auteur exigeait pour interpréter ses rôles principaux des artistes qui n'appartenaient pas à la maison, et dont l'engagement eût grevé outre mesure le budget si sagement administré par M. Albert Carré.
  C'est alors que M. Astruc offrit le théâtre qu'il vient de faire construire et qu'il va diriger, avenue de Montaigne. M. Gabriel Fauré accepta avec joie de faire représenter son œuvre dans cette salle merveilleusement agencée et décorée avec un rare goût artistique, d'autant que le directeur lui promettait toute l'interprétation qu'il avait souhaitée. Et Pénélope inaugurera, en mai, l'Opéra des Champs-Elysées.
    En attendant, M. Gunsbourg va nous le faire entendre, et dans les meilleures conditions.
    Dans son livret, M. René Fauchois a fidèlement suivi le récit de l'Odyssée. Il l'a interprétée, paraît-il, avec une rigoureuse simplicité, en s'efforçant de dégager l'atmosphère et les caractères tels que nous les a présentés l'épopée antique.
    L'action commence au retour d'Ulysse et s'achève par le geste du héros massacrant les prétendants.
    Le premier acte se déroule dans l'Atrium du palais d'Ulysse, le second sur une colline d'Ithaque, au soleil couchant, et le troisième dans la grande salle du palais.
    M. Visconti, qui a brossé les décors, a évoqué pour celui-ci quelque peinture de Gustave Moreau.
   Quant à la partition, notre collaborateur Georges Pioch, auquel il fut donné d'assister à une lecture, vous a déjà vanté ici même ses qualités hautaines, la solidité de son écriture, la puissance de soin inspiration et le charme de son orchestration sobre, laissant les voix bien à découvert.
   Elle comporte d'importantes parties de Chœur et un petit ballet au premier acte.
   Les admirables interprètes de Monte-Carlo seront, on le sait, Mlle Bréval. dans le rôle de Pénélope ; M. Rousselière, dans celui d'Ulysse ; M. Bourbon, qui créera le vieil Eumée, et Mlle Raveau, la nourrice. On entendra, en outre, MM. Allard, Ch. Détonas ; Mlles Gilson, Criticos et Malraison. M. Jehim dirigera l'orchestre, mais il se pourrait que M. Gabriel Fauré montât lui-même au pupitre pour la première représentation. 
  Depuis des semaines, tout le monde travaille avec une activité fébrile à l'Opéra princier. Si M. Fauchois s'occupe de la mise en scène et M. Fauré de la bonne exécution musicale, M. Raoul Gunsbourg, lui, veille à tout. Il est partout à la fois. Tantôt, on l'aperçoit dans la salle, faisant répéter les artistes et les chœurs, réglant les mouvements de foule, donnant des conseils ingénieux à l'orchestre ; tantôt, dans son cabinet directorial ou dans l'Atrium, conférant avec les auteurs, avec quelque personnalité monégasque, avec des journalistes.
Comme l'un d'eux essayait, dernièrement, de l'interroger sur la Venise qu'on va créer incessamment soir la même scène, cette Venise qui, pourtant, lui tient au cœur :
   — " Ne m'en parlez pas, s'écria-t-il, il ne doit pas en être question maintenant ; je veux qu'il ne soit question que de Pénélope. Je suis tout à Pénélope. Après avoir monté, la saison dernière, la Fille du Far West, de Puccini, je suis heureux et fier de me dévouer entièrement, cette année, à une œuvre française et, surtout, à une œuvre de cette rare valeur."
  Il dit, et, l'instant d'après, il écoutait, ravi, Mlle Bréval. Par une attention délicate, la première représentation de Pénélope coïncidera avec une grande fête donnée par la principauté en l'honneur de la colonie française.

René Chavance.

Gil Blas du 5 mars 1913

A L'OPÉRA DE MONTE-CARLO
La Répétition Générale de Pénélope
Par Georges Pioch
(De notre envoyé spécial)

Muratore (Ulysse) et Bréval (Pénélope)
in Comoedia, 1913 via Gallica (BnF)

La beauté, les vertus de cette musique, elles vivent, ce matin, autour de moi, tandis que j'écris cet insuffisant article ; la terre et l'eau les répètent.,, ici, éternellement, avec l'assentiment impeccable du ciel. Cette mer calme, ou chaque vague épanouit, par son écume et ,par son chant, une sirène lente ; cette mer confiante en sa force, qui ne s'avoue que par la lumière qui l'épouse et déferle avec elle ; cette Méditerranée d'où Vénus n'a pas encore cessé de naître ; cette Méditerranée sublime et douce, exaltante et qui berce, je l'ai retrouvée, reconnue, — résumée en une âme d'homme, — dans cette musique de Pénélope, où l'ordre le plus sincère crée l'émotion la plus profonde et la plus simplement ornée. J'y reconnais aussi des nobles dignes par lesquelles les montagnes déclinent, ici, jusqu'au flot ; la netteté blanche de leur sol, le sourire donné de leur floraison. et, çà et là, le geste grave d'un cyprès, lequel nous enseigne que, .parfois, la terre accueille et bénit. Et je découvre, malgré tant de scandaleuses ou humiliantes architectures déposées sur cette côte, des palais grossiers où le riche se gonfle comme un ventre, je découvre que le Temple — ferveur, amour, conscience — est érigé, seul devant la mer. La musique vient de le fonder, pour nous, dans le paysage infini de l'âme.

Je me répète, sans doute. C'est que l'audience théâtrale me confirme, en les amplifiant, en leur donnant tout leur, nombre et leurs exactes couleurs, les impressions, les émotions que j'avais éprouvées par des lectures au piano de Pénélope, surtout lorsque le lecteur, était le très sensible et grand artiste Alfred Cortot. L'orchestration ne réalise, certes, pas tous mes pronostics, si je puis ainsi dire. C'est que l'invention n'a pas, dans l'art de Gabriel Fauré, moins de souplesse que d'abondance, moins d'imprévu que de délicatesse. Et l'imprévu, c'est, dans cette œuvre, une force sobre, sûre de soi-même, sans ostentation, mais sans défaillance, sans grandiloquence, mais animée du plus naturel lyrisme : c'est une force que Gabriel Fauré ne nous avait pas. encore manifestée. Sous le charmeur tendre, parfait, dont le talent est vénuste à nous énamourer tous, sous le charmeur incomparable, un puissant se recueillait. Celui-ci se révèle, éclate, s'impose dans la peinture orchestrale d'Ulysse, et par l'âpre et ardente déclamation qu'il prête au héros. Que Pénélope, droite et pure dans le devoir comme dans l'amour, se confiât idéalement au génie de Gabriel Fauré, et fit par lui son aveu le plus mystérieux, comme le plus féminin, cela n'était point pour nous surprendre ; et l'Epouse unique est, grâce à lui, à jamais vivante dans la musique. Mais, je le répète, la vigueur, la musculature départie à Ulysse m'a étonnamment ravi, comblé. Surtout que cette puissance est bien celle qui convient au plus prudent, au plus sage des héros. C'est la puissance et la sérénité à la fois, c'est la paix plus encore que la victoire : et c'est là, je crois, toute la signification de l'admirable Hymne à Zeus qui termine d'oeuvre, de cet hymne où ne s'élèvent que des passions purifiées, et que domine, couronne — tel un beau crépuscule voguant sur la mer, — toute la mélancolie du bonheur, du pauvre bonheur permis à l'homme.

Meilleur musicien que Gluck, au sens strict du mot, ayant hérité, puis recréé toute la richesse de sensibilité, de raison, de science et d'art dont, depuis cent cinquante ans, tant de chefs-d'œuvre de musique ont été remplis, Gabriel Fauré rejoint, par le sacrifice dans la sentimentalité, par la noblesse dans la déclamation, par l'ordre simple dans le dialogue, par la vérité dans la peinture des caractères : — écoutez, par exemple, la méditation d'Eumée, au début du 2e acte, — Gabriel Fauré, dis-je, rejoint l'illustre auteur d'Alceste et des Iphigénies.

Venu tard au théâtre, Gabriel Fauré ne lui a rien concédé quant à ce qu'on appelle « les effets ». Il n'a pas descendu la musique jusqu'à lui ; il a élevé le théâtre jusqu'à elle. C'est l'unique tradition des maîtres véritables. Il ne lui a rien sacrifié de sa langue harmonique, où la mélodie est toujours, et si naturellement, identifiée. Il a fait l'œuvre de théâtre qu'il devait à sa gloire parfaite, et qui s'accroît dans l'affection et le respect de tous. Contre le romantisme qui exagéra, contre l'outrance ou la fadeur passionnée, contre le consentement au « vérisme » ou aux « tziganeries » lucratifs de certains compositeurs dignes d'une fortune de meilleur aloi, et des autres qui ne sont pas, en toute sincérité, capables de faire plus ni mieux, Gabriel Fauré a érigé une oeuvre dont on peut dire, empruntant à Baudelaire que

Là, tout est ordre et beauté, 
Luxe, calme et volupté.

Si je formulais une critique, elle s'adresserait à l'orchestration du second acte, dont la rigidité ma parfois surpris. Il semble bien que la volonté « classique » de Gabriel Fauré lui ait fait ici méconnaître l'aisance d'expansion qui doit être laissée souvent à une œuvre de théâtre ; si j'assimile l'orchestration de cet acte à un tableau, je dirai que celui-ci manque d'air, çà et là.

Vous .n'attendez point que, dans une telle œuvre, qui est la condamnation du système, cher aux éditeurs, des "morceaux détachés ",  je vous marque mes préférences. Ayant la sobre grandeur du temple grec, Pénélope en a l'unité. 

Le poème, qui est l'oeuvre de M. René Fauchois, offrait à la musique de Gabriel Fauré un excellent prétexte. C'est .un emprunt à l'Odyssée -, emprunt plutôt libre, puisque vous y chercheriez en vain le charmant Télémaque et quelques autres gens d'Ithaque nécessaires à nos humanités. Il est sensible que M. Fauchois a voulu que toute d'attention du spectateur .fût pour Pénélope et pour Ulysse. A l'ombre d'Homère, qui eût pacifié, simplifié Lope de Vega lui-même, M. René Fauchois s'est fertilement recueilli. Son livret est bien ordonné, sobrement écrit, et rimé sans prestige inutile :

L'œuvre a trois actes : le premier et le troisième se passent dans le palais d'Ulysse ; le second sur une éminence devant la mer, une nuit qu'il fait belle dune sur les îlots. Je n'aurai point la prétention, n'est-ce pas ?, de vous raconter l'adorable histoire de Pénélope résistant aux convoitises des Prétendants et remettant la réponse qu'ils exigent d'elle au jour où elle aura fini de tisser le linceul de Laërte, père d'Ulysse, de son époux qui partit pour servir, contre Troie, la cause de Ménélas et de tous les Grecs alliés. Vous savez qu'elle défait chaque nuit le travail qu'elle a fait chaque jour. Sous les haillons d'un mendiant, Ulysse, que l'on croyait défunt, est revenu. Il était temps car les Prétendants ont découvert le pieux stratagème de Pénélope.

Ulysse, reconnu de sa nourrice la vieille Euryclée, conseille, sans se révéler encore, Pénélope angoissée; il lui suggère de n'accorder sa main qu'à celui des Prétendants qui pourra tendre le grand arc qui fut celui d'Ulysse. Il se fait reconnaître des paysans, les soulève. Vainement les Prétendants voudront tendre l'arc du héros. Mais ce n'est là que jeu d'enfant pour ce dernier. La deuxième flèche qu'il décoche en le tendant frappe au cœur un des Prétendants. C'est le signal de leur massacre. Et Pénélope, Ulysse, et leur peuple, enfin réunis, célèbrent Zeus bienveillant au courage et clément à l'amour conjugal. 

L'Opéra de Monte-Carlo a donné de cette belle œuvre rare une représentation fastueuse par des décors de M. Visconti, et parfois hésitante quant à l'interprétation. Ce n'était là encore qu'une répétition, je le sais. Un surcroît de travail fera le reste. Et M. Raoul Gunsbourg, demeure grandement louable de nous avoir produit une telle œuvre ; elle honore incomparablement le théâtre qu'il dirige. 

On a goûté encore les, belles voix des chœurs, et la discipline qu'imposent à l'orchestre le zèle et l'autorité de M. Léon Jéhin. Mlle Lucienne Bréval, qui, par chacune de ses attitudes, sculpte Pénélope dans sa plus aimable vérité, a chanté les espérances, les angoisses de l'Epouse unique et la joie qui l'en récompensent. avec cette profondeur de sentiment, cette noblesse de style, cette haute dignité. d'art qui confèrent de l'âme à tout ce qu'elle interprète. M. Rousselière, dont on peut dire qu'il a une voix solaire, tant elle a d'ampleur et d'éclat, a vaillamment chanté le rôle d'Ulysse, et il l'a très soigneusement et très bien composé. Mlle Alice Raveau a mis en émouvante valeur le rôle d'Euryclée ; elle a une voix grave et pathétique ; et c'est une véritable chanteuse. MM. Allard, excellent ; Bourbon, dont l'émission vocale peut surprendre ; Delmas, Cousifiou, etc., Mlles Malraison,. Lorentz, Gilson, etc., ont contribué à un ensemble digne de l'Opéra de Monte-Carlo, théâtre fameux.. 

Georges Pioch.

Le Ménestrel du 15 mars 1913

OPÉRA DE MONTE-CARLO. — Pénélope, poème lyrique en trois actes de René Fauchois, musique de Gabriel Fauré (première représentation le 4 mars 1913).

Et voilà que l'oeuvre tant attendue est représentée, que le fait tant espéré est accompli et j'ai hâte d'en constater le très grand succès.

A  la joie promise se mêlait un peu d'inquiétude, car même certains admirateurs du maître se demandaient si cette forme, nouvelle pour lui, ne serait pas une entrave. Or, M. Gabriel Fauré a répondu â cet espoir et à cette inquiétude en faisant une belle et grande oeuvre, vivant d'une vie féconde, allant vers son but fièrement, sans souci de ce qui pouvait en advenir.

La donnée est trop universellement connue pour nécessiter d'être commentée, bien que M. Fauchois l'ait ramenée à des proportions qu'il jugeait devoir être plus favorables à la musique.

Que M. Fauchois ait réalisé ce qu'il a voulu, est hors de doute, et il convient de l'en féliciter, car il a, à travers son poème, exprimé nettement ses théories avec un indéniable talent.

Quant à la partition, elle est une des plus nobles, des plus dignes et des plus émouvantes qui soit ; à tout ce qu'elle apporte, elle ajoute encore le mérite de faire connaître plus clairement et plus simplement la nature si essentiellement personnelle de son auteur.

Dédaigneux de tout effet voulu, de tout moyen connu, c'est avec de l'émotion et de la sincérité seules que M. Fauré vient nous prendre — semblant dissimuler son art prestigieux, pour ne laisser parler que son coeur.

Pourtant les trouvailles abondent, et il faudrait analyser la partition en détail si l'on voulait en montrer la facture large et tranquille, l'écriture toujours nouvelle et l'expression intense.

Peu de bruit, peu d'éclats, aucune de ces recherches compliquées auxquelles tant de musiciens se laissent attarder.

Tantôt, le compositeur écoute sa rêverie et laisse parler son charme doux et tendre ; d'autres fois, il est emporté par sa flamme intérieure et ce sont de grands accents pathétiques, d'une énergie rare, d'une ligne robuste.

Le prélude qui établit la partition exprime la douleur, la patience et l'attente de Pénélope et déjà l'atmosphère générale est établie — avec quelle force ! Tout le rôle de Pénélope d'ailleurs s'en ressentira, gardant une retenue, une pudeur, une gravité constante, avec des tendresses et des abandons d'où toute mollesse est exclue, sans empêcher pour cela la femme de se laisser voir avec le besoin qu'elle a de se reposer en l'homme qu'elle aime, de se sentir protégée, gardée par lui.

Le choeur des servantes est d'une ingéniosité de rythme délicieuse, l'appui sur la troisième partie de chaque temps donnant à l'ensemble un vague, une lassitude d'un charme pénétrant.

D'ailleurs le contraste établi entre le côté pittoresque et les scènes de drame intérieur est des plus frappants. D'une part, tout l'abandon, tout l'inattendu se montrant : dans le drame du 1er acte avec une si adorable grâce, illuminée par des trouvailles subtiles; dans le chant du berger au 2e acte, avec une émouvante tranquillité, puis dans le 3e acte pour l'entrée des Prétendants avec la phrase des violons se déroulant longuement sur des harmonies imprévues et frémissantes qui créent toute une ambiance d'insouciance légère.

D'autre part, une hautaine grandeur, une sévérité, une volonté, une douceur ferme, une tristesse poignante et digne. Comment ne pas dire le rayonnement qu'a le thème d'Ulysse, la beauté de son entrée alors qu'il est si humble encore et si haut déjà, l'étrange et neuve sonorité qui sert à décrire le linceul de Laërte, l'émotion profonde de toute la scène finale du 1er acte, les élans de vie frénétique qui redressent Ulysse quand, seul, il peut laisser s'épandre sa joie, la beauté sereine et mélancolique de la première scène du 2e acte qui ensuite est mené jusqu'à la fin dans une incessante gradation d'amour, de douleur, •d'espoir et de triomphe alors qu'Ulysse se fait reconnaître du vieil Eumée.

Le 3e acte prend une allure grandiose et architecturale de par la force implacable qui guide Ulysse poursuivant sa vengeance, de par la scène, •où Pénélope, prise d'un pressentiment funèbre, prédit aux Prétendants leur fin prochaine et le retour certain d'Ulysse, enfin, de par l'épisode de l'arc, traité, surtout quand intervient Ulysse, avec une intensité incomparable et une rare puissance dramatique.

Le Théâtre de Monte-Carlo a donné de Pénélope une splendide exécution, lui assurant des interprètes, un orchestre et des décors absolument parfaits.

Que dire de Mlle Bréval ? Elle reste la grande et belle artiste douée d'une puissance émotive profonde que tous ont admirée, et sa compréhension du rôle est superbement hautaine et pure; M. Rousselière est magnifique, sa voix se donnant sans compter ; Mlle Raveau donne beaucoup de caractère à la vieille nourrice.

Quant aux autres rôles, ils sont fort bien tenus par M. Bourbon, excellent Eumée, par M. Allard, puissant Eurymaque, par M. Delmas et par MllGS Alex, Malraison et Gilson qui sont charmantes en servantes. L'orchestre est digne des plus grands éloges, M. Jehin est toujours un admirable chef, d'une conscience, d'une force rares, et M. Raoul Gunsbourg doit être grandement loué d'avoir fait connaître dans, de telles conditions, avec une mise en scène aussi réussie, l'oeuvre du grand musicien français. 

Nadia Boulanger.

jeudi 17 juillet 2025

Die Csárdásfürstin d'Emmerich Kálmán au Deutsches Theater de Munich. À Budapest comme si on y était !



Il y a quelques années, le Deutsches Theater de Munich organisait chaque été un festival d'opérettes, une tradition que les amateurs d'opérettes aimeraient certainement voir renaître. Cette année, il accueille deux productions du célèbre Théâtre d'Opérette de Budapest, la Princesse Csárdás d'Emmerich Kálmán et le Pays du sourire de Franz Lehar. Emmerich Kálmán est devenu l'un des compositeurs les plus importants du genre au monde. Nombre de ses œuvres comptent parmi les classiques intemporels de l'opérette. La production de la Princesse Csárdás, qui fut créée à Budapest en 2019 est présentée pour la première fois en Allemagne.

Le titre de l'oeuvre renvoie à la csárdás, une danse de couple hongroise à deux ou quatre temps dont le pas de base est apparenté aux anciens branles. Son nom renvoie au mot « csárda », qui signifie «auberge» en hongrois. L'opérette, aussi appelée La Princesse tzigane, a été créée en novembre 1915 au Théâtre Johann Strauss de Vienne et fut ensuite jouée à Budapest à partir de 1916. À Vienne, l'opérette connut plus de 800 représentations.


Le prince officier et ses deux fiancées

Une opérette sur le thème de la passion amoureuse entre deux amants que les préjugés de classe séparent  : la célèbre chanteuse de music-hall Sylva Varescu est aimée par le prince Edwin, mais la famille de ce dernier ne pourrait jamais consentir à leur mariage. Les parents du prince ont d'ailleurs déjà arrangé son mariage avec la comtesse Stasi. L'opérette utilise les ficelles de la comédie avec sa série de travestissements et de quiproquos et se termine comme il se doit par la consécration de l'amour.


Le prince Edwin Ronald, un bel officier viennois descendant d'une famille richissime de haute noblesse  tombe amoureux de Sylva Varescu, une chansonnette (<un mot aujourd'hui vieilli qui désignait une chanteuse de variétés >) surnommée la princesse Csárdás. Sylva se produit à l'Orpheum Somossy de Budapest ,un bâtiment construit en 1894 selon les plans de Fellner et Helmer, qui accueillait initialement des spectacles de variétés et autres spectacles de divertissement. En 1922, il fut transformé en théâtre et abrita plus tard le Théâtre d'Opérette de la Capitale (en hongrois : Fővárosi Operettszínház), un autre théâtre de divertissement situé à côté du Vígszínház , où furent notamment créées plusieurs opérettes d'Emmerich Kálmán. 

Cet amour pose de sérieux problèmes à Edwin : il doit obéissance non seulement à son supérieur, mais aussi à ses parents. Issu d'une famille royale, il ne peut choisir librement son amour. Mais cela est-il possible ? Que peuvent faire deux cœurs amoureux qui ne peuvent s'oublier ? Qu'arrive-t-il à la comtesse Stasi, censée épouser Edwin ? Et pourquoi Sylva devient-elle l'épouse du comte Boni von Kaujiano ?


L'opérette nous invite à venir nous plonger dans l'atmosphère enivrante des nuits de la capitale hongroise à la fin de l'empire. La production du  Théâtre d'Opérette de Budapest a été élaborée en 2019 par un des meilleurs metteurs en scène hongrois, Attila Vidnyánszky, qui a cherché à recréer la Csárdásfürstin dans l'esprit de l'époque de sa création. Le metteur en scène hongrois a créé un monument de légèreté et a rendu à merveille les soirées de ces nobles bohèmes qui venaient se divertir et s'éclater avec les chanteuses et les danseuses de l'Orpheum de Budapest en versant des flots de Champagne tout en dilapidant leur fortune, alors que loin, fort loin de la salle de spectacle se profilaient les sombres nuages ​​annonçant la dissolution de la vieille Hongrie et de la monarchie austro-hongroise. 

La production est  somptueuse. Toute la troupe de chanteurs et de danseurs du théâtre de Budapest, ainsi que son orchestre et ses choeurs, a débarqué  à Munich emmenant dans ses bagages les décors époustouflants de Balázs Cziegler et les somptueux costumes de Krisztina Berzesenyi pour nous faire revivre l'esprit de la première version hongroise créée en 1916 par Andor Gábor. 


Les décors de Balázs Cziegler rappellent l'architecture fin de siècle et Jugendstil de l'Orpheum de Budapest. L'élément central est l'installation sur le plateau tournant d'un gigantesque pavillon  de gramophone. La corolle du pavillon du gramophone reçoit la scène où viennent se produire les artistes. Lorsque le plateau de scène se met à tourner on voit le cornet du pavillon le long duquel s'élèvent des escaliers courbés dont les rampes en ferronnerie reprennent les motifs végétaux en coups de fouets  typiques de l'art nouveau. Le pavillon est surplombé par une coupole de verre  et de métal comportant des vitraux reproduisant les armes de la royauté hongroise. Tout autour du pavillon se trouve une série de portes et de baies vitrées en arcades, inspirées du rez-de-chaussée de la façade originale de l'Orpheum, qui figureront le palais du Prince Leopold Maria von und zu Lippert-Weylersheim. Au troisième acte, les couleurs de ce magnifique ensemble se ternissent, sans doute pour marquer, alors que les couples amoureux ont fini par se constituer, que loin des capitales de la double monarchie, des salons mondains ou des nuits divertissantes, la première guerre mondiale gronde avec son cortège d'horreurs et de souffrances. Les costumes d'une éclatante élégance sont dus au talent exquis de Krisztina Berzsenyi qui s'est inspirée des costumes traditionnels hongrois, artistes ou militaires, et des parures de l'aristocratie avec les tenues de soirée, fracs et robes longues, scintillement des parures. La mise en scène spectaculaire est complétée par la chorégraphie d'Yvette Bozsik qui fait de la scène un défilé coloré, mêlant danse, prestance et raffinement.


Gyula Pfeiffer, le directeur musical du théâtre d'opérettes de Budapest, a fait le déplacement pour venir charmer les oreilles munichoises avec son splendide orchestre. Il maîtrise à merveille la légèreté divertissante, les rythmes entraînants et les mélodies captivantes typiques des opérettes de Kallmann. Comme tout cela est festif, joyeux, émouvant et charmant ! La qualité des interprètes, qui doivent aussi se montrer excellent acteurs et danseurs, participe du même principe. Le chant rencontre les dialogues parlés, tout cela est exécuté avec une vivacité et une apparence de spontanéité qui sont pourtant minutieusement millimétrées. L'ingénierie électroacoustique rend bien des services aux solistes dont le chant est sonorisé. Les deux couples de jeunes gens sont particulièrement applaudis : Enikő Lévai en Sylva et  Gábor Bakos Kiss en Edwin jouent davantage la corde du romantisme et de l'émotion, alors que Luca Bojtos en Stasi et  Péter Laki en Boni sont plus espiègles et mutins, ce dernier se permettant même une pirouette acrobatique. Gábor Dézsy Szabó et Agota Siménfalvy apportent leur expérience des planches à Léopold Maria et Anhilte. Mais plus encore que l'excellence individuelle c'est surtout le travail d'équipe qui est mis à l'honneur. L'ensemble est d'une qualité et d'une homogénéité remarquables. Et, une fois n'est pas coutume, le fait que l'opérette chez plusieurs des interprètes soit légèrement ou fortement colorée de l'accent hongrois donne un parfum d'exotisme vacancier à la soirée.

Quelle incroyable chance a le public munichois d'avoir l'occasion de venir applaudir cette extraordinaire production du Théâtre d'opérette de Budapest. Il reste des places, À bon entendeur, salut !

L'Orpheum Somossy, gravure d'époque

Conception et distribution le 16 juillet 2025

Mise en scène Attila Vidnyánszky
Direction d'orchestre Gyula Pfeiffer
Chorégraphie Yvette Bozsik
Scénographie Balázs Cziegler
Costumes Berzesenyi Krisztina
Lumières József Dreiszker

Sylva Vereczki, la princesse Csárdás Enikő Lévai
Edwin Ronald, le fils du Prince, Gábor Bakos Kiss
Comtesse Stasi, nièce du prince Luca Bojtos
Comte Boni Kaucsiano Péter Laki
Prince Leopold Maria von und zu Lippert-Weylersheim Gábor Dézsy Szabó
Anhilte, sa femme Agota Siménfalvy
Feri von Kerekes, aussi appelé Feri Bácsi Attila Bardóczy
Miska, maître d'hôtel Patrik Görög
Eugen von Rohnsdorff Soma Langer
Le notaire Kiss Gergely Altsach

Orchestre, choeur et ballet du théâtre d'opérettes de Budapest

Crédit photographique © Gordon Neszter pour Art&Lens Photography

mardi 15 juillet 2025

Bizet fouetté Chantilly au Théâtre de la Gärtnerplatz — Un Docteur Miracle à la crème pâtissière

Jeremy Boulton  (le bourgmestre),  Mina Yu  (Lauretta),  Anna Tetruashvili  (Veronika)

Voici l'omelette 
Pour nous il l'a faite 
Bien élégamment 
Bien soigneusement. 

Elle se compose, 
Notez bien la chose, 
De beurre et puis d'œufs 
Bien battus entr'eux. [bis]

2025 est une année Bizet pendant laquelle est commémoré le 150ème anniversaire du décès de Georges Bizet, mort prématurément à 36 ans le 3 juin 1875 dans sa maison de Bougival, trois mois après la première de Carmen. "Aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années. " Georges Bizet, qui n'a pu connaître l'énorme succès que devait connaître son dernier opéra, le rencontra pour la musique de son opérette le Docteur Miracle qui avait remporté alors qu'il n'avait que 18 ans un concours organisé par Jacques Offenbach.

Cette opérette tomba dans l'oubli avant d'être redécouverte dans les années 1950. En cette année Bizet,  l'opérette a retrouvé le chemin des planches à l'initiative du Palazzo Bru Zane – Centre de musique romantique française et a été présentée couplée à L'Arlésienne en co-production à l'Opéra de Tours, au Théâtre du Châtelet, à l'Opéra de Rouen et à l'Opéra de Lausanne. 

En Allemagne et en Autriche des représentations en langue allemande dans la traduction de Klaus Jossa eurent lieu à Nuremberg et à Linz en 1963, à Berlin en 1991, à Francfort-sur-l'Oder en 1993 et ​​à Hanovre en 2006. Le théâtre munichois de la Gärtnerplatz la joue actuellement dans la même traduction. 

On ne fait pas d'omelette...euh, de gâteau...sans casser d'oeufs
Silvio/Pasquin, Jacob Romero Kressin

Traduttore, tradittore ! Une question vient tout de suite à l'esprit. Pourquoi l'équipe du théâtre de la Gärtnerplatz a-t-il programmé le Docteur Miracle en allemand alors que les opéras italiens ou en langue anglaise,  comme récemment avec The Old Maid and the Thief , y sont joués dans la langue originale ? La traduction de Klaus Jossa paraît bien fade au regard de l'original français de Léon Battu  et Ludovic Halévy. Le fameux quatuor de l'omelette si amusant en français et qui est le numéro le plus connu de devient chez Jossa le quatuor du gâteau, un gâteau réalisé en trois minutes mais qui a servi de ligne directrice à la mise en scène très pâtissière du Theater-am-Gärtnerplatz.


Un concours de composition pour une opérette

Jacques Offenbach, après avoir fondé, d'abord aux Champs-Élysées, puis passage Choiseul, les Bouffes-Parisiens, un nouveau petit théâtre lyrique tout exprès pour y donner ses propres œuvres, s’était avisé de donner, par le concours, accès aux compositeurs qui aspireraient à varier son répertoire. Après une épreuve éliminatoire en règle (mélodie, morceau d’orchestre, instrumentation improvisée d’une mélodie donnée...), 6 musiciens furent choisis par un jury solennel parmi les 78 qui s’étaient présentés, et reçurent ensuite un livret d’opérette, œuvre de Léon Battu (cela ne s'invente pas !) et Ludovic Halévy, le Docteur Miracle, sur lequel ils eurent quelques mois pour s’escrimer. Charles Lecocq et Bizet furent déclarés vainqueurs ex aequo du tournoi. Leurs oeuvres furent représentées alternativement par les mêmes chanteurs sur la scène des Bouffes-Parisiens, celle de Lecoq le 8 avril 1857, celle de Bizet le 9, chacune pour onze représentations. Il est curieux de relire les jugements portés alors par les critiques : la partition de Bizet fut jugée plus bouffe, plus théâtrale, et celle de Lecocq plus musicale et plus serrée d’écriture. Ni l’une ni l’autre ne fit d’ailleurs long feu (ce qui aurait nui à l'omelette...). Aussi bien, Offenbach ne tenait précisément qu’au geste qu’il venait de faire, non aux œuvres.

Pour revivre l'ambiance ce ce concours que Jacques Offenbach nommait un tournoi, on dispose du discours que tint Offenbach après la désignation  des vainqueurs par le jury, et que publia le magazine Le Ménestrel :

THÉÂTRE DES BOUFFES-PARISIENS
Concours pour une opérette.

Le jury d'examen a tenu sa dernière séance lundi 29 décembre 1856 dans la salle du théâtre des Bouffes-Parisiens, sous la présidence de M. Auber. Tous les membres étaient présents : MM. Halévy, Scribe, Mélesville, Saint-Georges, Ambroise Thomas, Leborne, Gounod, Razin, Victor Massé et Gevaërt. Il avait à juger, comme on sait, les compositions des six candidats admis à l'épreuye définitive, MM. Bizet, Demersmann, Erlanger, Lecocq, Limagné et Maniquet. Le même livret avait été remis à chacun d'eux. La séance, commencée à midi, s'est prolongée jusqu'à cinq heures. À l'ouverture de la séance, M. Offenbach a prononcé les paroles suivantes :

Messieurs,
    Au moment où votre arrêt va clore ce concours, objet de tant d'espérances, permettez-moi de vous offrir l'expression de toute ma gratitude. L'initiative que j'ai prise a reçu de votre adhésion une valeur qui l'honore. Le nombre des concurrents dit assez qu'elle répond à un besoin véritable.
    Ce n'est pas, croyez le bien, Messieurs, un sentiment de vanité personnelle qui me fait parler ainsi. J'ai voulu servir l'art auquel ma vie tout entière est consacrée, j'espère y avoir réussi. Voilà toute ma prétention ; votre approbation est mon orgueil en même temps que ma récompense.
    Ce concours a révélé des talents ignorés. Votre jugement définitif va proclamer celui qui aura le mieux atteint le but indiqué, en composant, ainsi que l'a dit votre honorable rapporteur, la musique la plus appropriée au théâtre pour lequel elle est écrite.
    Votre arrêt sera pour le vainqueur un grand sujet de joie ; mais il ne doit pas devenir pour les autres un motif de découragement. Ce sera toujours pour eux une distinction flatteuse d'avoir été honorés de vos premiers suffrages. Ces suffrages d'ailleurs ne seront pas sans profit. Je me réserve d'appeler à moi leurs jeunes talents, et de leur ouvrir aussi la carrière du succès.
   Messieurs, il y a un an à pareil jour, le 29 décembre, nous inaugurions cette salle qui a l'honneur de vous recevoir. Cette date, votre présence la consacre et nous la rend à jamais précieuse. Les Bouffes-Parisiens sont, pour ainsi dire, aujourd'hui adoptés et protégés par vous. Vous êtes désormais nos patrons et nos maîtres. Pouvions-nous en désirer de plus chers et de plus illustres?
    Merci donc, Messieurs, mille fois merci, de votre bonne grâce et de votre bienveillance. Croyez que nous en sommes bien touchés, et que ces souvenirs vivront éternellement dans notre reconnaissance et dans notre affection.
 
Après cette petite allocution, l'audition a commencé dans l'ordre fixé par un tirage au sort préalable. Le jury, à la suite d'une longue délibération, a cru devoir partager le prix ex aequo entre deux candidats dont les qualités ont été remarquées à divers titres. On a voté au scrutin secret et proclamé à l'unanimité MM. Bizet (Georges) et Lecocq (Charles). La direction ayant été consultée sur le mode d'attribution, il a été décidé : 
    Que chacun des lauréats recevrait une somme de 600 fr. et une médaille d'or de 150 fr.
    Que les deux partitions seraient jouées alternativement sur le théâtre des Bouffes-Parisiens.

Le jury motiva sa décision de la manière suivante : "La partition de M. Bizet a paru plus savante, celle de M. Lecoq plus vivante."

 

Le Docteur Miracle

Le Docteur Miracle est une opérette ou un opéra-bouffe en un acte, une sorte de pastiche de la comédie italienne, une pièce fort gaie semée de mots heureux qui convenait parfaitement à la bonbonnière qu'était le petit théâtre du passage Choiseul, qui pouvait accueillir jusqu'à 600 spectateurs.  

L'histoire se passe à Padoue, une ville dirigée par un podestat, qui dans la traduction de Klaus Jossa devient un bourgmestre. Le bourgmestre a une fille unique, Laurette, qu'il entoure de soins méfiants. Un capitaine nommé Sylvio, prend tous les prétextes et tous les déguisements pour en conter à Laurette. Fatigué des visites clandestines de Sylvio, le podestat prend à son service un bon et solide campagnard, Pasquin, qu'il charge de veiller sur sa fille. Le domestique sert à son maître, à Véronique et à Lauretta, une omelette d'un goût douteux, un gâteau dans la traduction Jossa. Aussitôt ils éprouvent d'affreux déchirements d'entrailles, qui leur font pousser des cris de détresse. Le domestique sort un instant avec Laurette et se fait reconnaître ; c'est Sylvio lui-même qui a pris ce costume pour tromper le père méfiant. Il se pâme aux pieds de sa belle, lorsque rentre le podestat, dont on peut deviner la colère; il chasse honteusement le valet déguisé. Mais à peine s'est-il débarrassé du capitaine Sylvio, que les douleurs d'entrailles redoublent, une lettre anonyme lui annonce qu'il est empoisonné et qu'il ne lui reste plus qu'à faire son testament. On entend sous les fenêtres la trompette et la grosse caisse d'un charlatan qui vend ses drogues ; on l'appelle en toute hâte ; le charlatan consulté déclare que la maladie est mortelle. Le podestat, de plus en plus effrayé, promet de donner tout ce qu'on lui demandera, si on lui ôte ce vilain mal qui le torture.— Eh bien ! répond le charlatan, donnez-moi en mariage votre fille Laurette et j'assure votre guérison immédiate. L'offre est acceptée, on signe de part et d'autre un engagement en bonne forme ; mais, on le devine, le charlatan n'est autre que le capitaine Sylvio, et le podestat, qui ne peut plus retirer sa signature, prononce le conjungo ; d'ailleurs il est guéri, il n'avait eu d'autre mal que le mal de la peur.

Le texte de Battu et Halévy s'inspire d’une joyeuse pièce du dramaturge irlandais Sheridan, Saint Patrick’s Day ou le Lieutenant intrigant. Les personnages semblent issus de la Commedia dell'arte, des théâtres forains, d'une comédie de Molière (comme Le Malade imaginaire, l'Avare ou les Fourberies de Scapin), de Don Pasquale de Donizetti ou du Barbier de Séville de Rossini.  Le thème du barbon méfiant, — que ce soit un père ou un tuteur, — du déguisement à répétition et du serviteur ingénieux. 

Le combat des chefs

Va pour le gâteau ! Une soirée au Studio du Theater-am-Gärtnerplatz

Oublions l'omelette... La mise en scène de Florian Hackspiel est totalement pâtissière, tout comme le sont le décor et les costumes de Rainer Sinell. Le bourgmestre de Padoue est extrêmement gourmand et par conséquent bedonnant, on le remarque à son embonpoint, à sa consommation de smarties et de barbe à papa et à l'ameublement de sa salle de séjour composé de sièges en forme de cupcakes et d'une longue table de salon rectangulaire qui ressemble à un grand gâteau et s'ouvrira en cercueil après l'annonce de l'empoisonnement. Veronika, la femme du bourgmestre, porte une coiffure qui évoque la crème Chantilly et une robe et des souliers blancs dont elle entretient la blancheur au moyen d'un saupoudreur à sucre glace. À gauche de la scène des étagères présentent un assortiment de gâteaux. Lauretta, la fille du bourgmestre, vêtue de rose bonbon et armée d'un téléphone portable de la même couleur, passe le plus clair de son temps à faire des selfies. Se présente un jeune ramoneur qui propose ses services d'homme à tout faire, c'est Silvio déguisé en Pasquin qui prétend aussi savoir faire des gâteaux.

La direction d'acteurs s'inspire de l'exagération de la gestuelle typique de la Commedia dell'arte : les personnages se comportent comme des marionnettes ou des pantins articulés à la manière de la poupée automate Olympia des Contes d'Hoffmann, avec des arrêts sur image, les amoureux s'envoient des petits cœurs, le bourgmestre accumule les maladresses, sa femme est la caricature de la marâtre intéressée qui accumule les mariages et songe à l'héritage. La représentation rend bien compte de l'esprit du livret qui pastiche spirituellement le vieux genre italien.

La direction d'orchestre a été confiée à Peter Foggit, depuis deux ans dans la maison en tant que répétiteur solo. L'orchestre rend fort bien le caractère très enjoué, les couleurs et la pétulante vivacité de la musique de Bizet chantée par les jeunes chanteurs de l'Opéra Studio avec beaucoup de verve et d'esprit. La romance de Lauretta, " Ne me grondez pas trop " est fort joliment interprétée par la jeune chanteuse coréenne Mina Yu dont le soprano lyrique étincelant, les beautés de la ligne vocale et le jeu mutin promettent bien des lendemains enchanteurs. Autre figure émergente, la mezzo-soprano lyrique israélienne Anna Tetruashvili compose avec un talent scénique affirmé une délicieuse marâtre roublarde et profiteuse qui se laisse volontiers peloter les épaules  par les mains expertes du faux Pasquin. Le baryton australien Jeremy Boulton est d'un comique inénarrable en bourgmestre glouton bougonnant. Le Californien Jacob Romero Kressin prête sa belle jeunesse et son profil athlétique au capitaine Silvio avec un ténor au timbre chaleureux. En faux Pasquin, il déguise sa voix en tentant d'imiter le dialecte bavarois.

Tout cela donne une soirée des plus amusantes qui, tout en rendant honneur à la virtuosité instrumentale toute légère du jeune Bizet, a remporté un grand succès fort bien mérité. 

Tableau final

Distribution 

Direction d'orchestre Peter Foggitt
Mise en scène Florian Hackspiel
Scène et costumes Rainer Sinell
Lumières Peter Hörtner
Dramaturgie Karin Bohnert

Le bourgmestre Jeremy Boulton
Veronika, sa femme Anna Tetruashvili
Lauretta, sa fille Mina Yu
Silvio, un capitaine Jacob Romero Kressin

Orchestre du Théâtre d'État am Gärtnerplatz

Crédit photographique © Anna Schnauss