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vendredi 26 septembre 2025

Première édition de la Biennale d'Opéra de Séville

L'affiche d'Ana Barriga

Capitale du flamenco, lieu emblématique de la Carmen de Mérimée et de Bizet, du Burlador de Sevilla y convidado de piedra (L'Abuseur de Séville) de Tirso de Molina, de Don Giovanni et du Barbiere di Seviglia, Séville est une destination lyrique par excellence.  Dans le monde de l'opéra, le Teatro de la Maestranza s'est taillé une réputation flatteuse. La Capitale de l'Andalousie a ouvert hier son nouveau Festival d'opéra qui se déroulera tous les deux ans en alternance avec le Festival de Flamenco

La première édition de l'initiative Séville ville d’opéra vise à affermir la ville en tant que « ville qui respire la culture 365 jours par an ». Le Festival propose un programme varié qui comporte des spectacles, des itinéraires d’opéra, des événements exclusifs, toute une série d'expériences au confluent de l'art et de l'histoire. 

Le maire de Séville, José Luiz Sanz Ruiz, a présenté le Festival comme une déclaration d'amour à l'histoire et au patrimoine de la ville, qui se déroule dans toute une série de lieux emblématiques de la capitale de l'Andalousie :  le Real Alcázar, le Teatro de la Maestranza, le Palacio de las Dueñas, l’Hospital de la Caridad et la Casa de Salinas.  Le projet est de « sortir l'opéra des théâtres, de l'emmener dans la rue et de le partager avec les Sévillans et les visiteurs dans des lieux patrimoniaux uniques ». 

« Avec Séville ville d’opéra, nous franchissons une nouvelle étape dans notre stratégie visant à nous positionner comme une référence culturelle internationale et une destination touristique de premier plan. Ce projet est une force motrice qui propulse notre ville vers un avenir dynamique, diversifié et plein d’opportunités, consolidant notre place parmi les grandes capitales culturelles d’Europe », a souligné M. Sanz. 

L'affiche

La création de l'affiche du Festival a été confiée à l'artiste sévillane de renommée internationale Ana Barriga, connue pour son art joyeux aux couleurs explosives. Ana Barriga a défini l'affiche comme une "carte conceptuelle" : l'opéra y est représenté par le truchement d'une figure féminine dansante, une incarnation allégorique de l'opéra qu'accompagnent toute une foule de petits objets aux connotations symboliques que le lecteur s'amusera à déchiffrer. La multiplication des informations est une des caractéristiques de son art. Typique aussi est le graffitage qui rappelle le Street Art, ici un jeu désarticulé de lettres peintes à l'aérosol qui annoncent le Festival d'opéra de Séville et ses dates.

Avec son style coloré caractéristique, teinté de pop, Barriga a conçu une œuvre qui va au-delà de la simple illustration. L'artiste la décrit comme une « carte conceptuelle » où l'opéra est incarné par une figure féminine, agrémentée de subtils clins d'œil et de symboles représentant « tous les rôles qu'un acteur peut jouer ». En substance, l'affiche est une réflexion vibrante sur l'opéra comme miroir de la vie elle-même, un jeu de rôles et d'émotions à grande échelle.

Au programme

L'opéra de Philip Glass Les enfants terribles  a ouvert hier les festivités à la Fabrique royale d'artillerie. Il  sera suivi d' Il Califfo di Bagdad, peut-être la plus célèbre des oeuvres  du compositeur sévillan Manuel García, le père de la non moins célèbre cantatrice Pauline Viardot García. Il Califfo se joue à l'Alcazar Royal de Séville. La mezzo-soprano Vivica Genaux donnera un récital Domenico Scarlatti en matinée dimanche prochain. Un second opéra de Manuel García, Quien porfía mucho alcanza sera joué successivement en trois lieux : le Palacio de la Dueñas, la Casa Salinas et l'Hospital de la Caridad. Le Daahoud Salim Quinet donnera Grooving Carmen, des versions inspirées de la Carmen de Bizet à l'Espacio Turina. On pourra entendre Il Combattimento di Tancredi et Clorinda de Monteverdi, une production du Festival de Peralada, dans la Cour Carlos III de la Manufacture royale d'artillerie. Le Don Giovanni de Mozart ne pouvait manquer au programme. Il sera représenté au Teatro de la Maestranza dans une production de l'Opéra de Cologne. Don Juan non existe, un opéra d'Helena Cánovas sur un livret d'Alberto Iglesias, sera représenté au Forum Magellan (Foro Magallanes de la Real Fábrica de Artillería), une vaste coproduction qui a réuni de nombreuses institutions : le Festival Castell de Peralada, le Teatro Real, le Teatro de la Maestranza er le Festival de Ópera de Sevilla. À l'Espace Turina, une soirée Paris, Séville, La Havane, Connexions hispano-françaises autour de Carmen permettra d'apprécier les talents de Mónica Redondo, Elena Sancho Perez et Teodora Oprisor. Es lo contrario, un "opéra parlé" de Cesar Camareno produit par la Maestranza, sera joué pour deux représentations dans la salle de spectacle de la Fabrique royale d'artillerie. En clôture de Festival Nerea Berraondo et Anna Malek interpréteront des musiques d'Europe centrale et slave d'inspiration espagnole à l'époque de Carmen à la casa Casa de Salinas.

mardi 23 septembre 2025

L'Orfeo de Monteverdi, une étude du musicologue Henry Prunières

Musicologue français, Henry Prunières (1886-1946) est souvent connu comme le fondateur de la Revue Musicale en 1920 mais aussi de la Société internationale de musicologie en 1927, faisant de lui une figure marquante de l’entre-deux guerres. Ses nombreux ouvrages portent principalement sur le XVIIe siècle, avec une prédilection pour Lully, Monteverdi et Cavalli. Dans La Revue Musicale du 1er août 1923 il publia les fruits de ses recherches et de ses réflexions sur l'Orfeo de Claudio Monteverdi.

Claudio Monteverdi peint par  Bernardo Strozzi 

L’Orfeo de Monteverdi

Le Duc de Mantoue, Vincenzo Gonzaga, avait assisté aux fêtes données à Florence en 1600 à l’occasion des Noces de Marie de Médicis et d’Henri IV. Le Rapimento di Cefalo de Giulio Caccini sur un livret de Chiabrera, non moins que l'Euridice de Jacopo Peri sur le poème de Rinuccini, l’avaient conquis à la cause du mélodrame. Ses fils partageaient ses sentiments. Le prince héritier, Francesco, se passionnait pour le style nouveau et le futur cardinal Ferdinando Gonzaga, alors étudiant à l’université de Pise, composait lui-même des livrets d’opéras (1). Nous savons par la correspondance des deux frères avec quel intérêt ils suivaient l’évolution du nouveau genre dramatique. Tandis qu’à Rome, Emilio del Cavaliere faisait exécuter son oratorio La Representazione di Anima e di Corpo et qu’à son exemple Agazzari, Quagliati, Landi, Kapsberger et d’autres bons musiciens de la Ville Éternelle s’essayaient à pratiquer le style récitatif, on applaudissait à Florence une comédie musicale, E morti et i vivi, une reprise de la Dafne et, le 5 décembre 1603, l'Euridice composée par Caccini sur le livret qui avait déjà servi à Jacopo Péri. Le nouveau style semblait déjà se figer en formules. Caccini avait beau couvrir de mélismes et d’ornements la froide mélopée, celle-ci, calquée sur l’accentuation des mots ne présentait ni périodes mélodiques organisées, ni accents dramatiques profonds. Les quelques chants expressifs que l’on trouve çà et là dans l’œuvre de Péri et de Cavalière ne font que mieux ressortir la pauvreté de l’ensemble et la monotonie de cette mélopée se traînant au-dessus d'une basse continue. Il fallait vraiment la nouveauté de l’entreprise pour expliquer l’enthousiasme du public. 

Dès 1603, le duc de Mantoue se préoccupe d’introduire le drame musical à sa cour. Il engage un grand nombre d’artistes, en particulier la petite Caterinucia Martelli, qu’il confie à Monteverdi et la harpiste napolitaine Lucrezia Urbana. Il avait déjà à son service d’excellentes cantatrices capables de pratiquer le style nouveau, en particulier la fameuse juive surnommée Madama Europa, sœur du compositeur Salomone de Rossi, lui-même à son service comme joueur de viole, et la Sabina, élève du chanteur florentin Francesco Rasi, qui avait tenu le principal rôle de l'Euridice de Péri à Florence en 1600. Au mois de janvier 1607, Vincenzo pria le grand duc de Toscane de lui prêter le chanteur Gio. Gualberto Magli pour une quinzaine de jours. Ce castrat renommé avait été formé par Giulio Caccini et excellait dans la musique récitative. 

Le 23 février 1607 le prince Francesco (2) s’empresse de communiquer à son frère Ferdinando, retenu à Pise par ses études, une nouvelle importante : « On représentera demain la pièce chantée dans notre Académie. Ce sera grâce à Gio. Gualberto, lequel s’est fort bien comporté, ayant non seulement appris par cœur tout son rôle, mais le récitant de la manière la plus gracieuse et la plus touchante, en sorte que je suis extrêmement satisfait de lui. Comme le livret a été imprimé afin que chaque spectateur en ait un sous les yeux tandis qu’on chantera, je vous en envoie un exemplaire... » Ce livret était celui que Monteverdi venait de mettre en musique : l'Orfeo

Nous ignorons dans quelles conditions Monteverdi composa la partition de l'Orfeo sur un livret du poète Alessandro Striggio, fils du célèbre madrigaliste, secrétaire du Duc. Le prince Francesco semble avoir joué un rôle important en cette affaire. 

Ce fut sous ses auspices que fut représenté l'Orfeo, au cours d’une des séances de l’Académie des INVAGHITI qui se tenaient au Palais Royal. Spectacle d’essai, spectacle privé, donné dans une petite salle et auquel ne furent conviés que les familiers des souverains. Le succès fut décisif. Le prince héritier l’annonçait en ces termes à son frère : « On a représenté la pièce à la satisfaction de tous ceux qui l’ont entendue. Aussi M. le Duc, non content d’y avoir assisté et d’en avoir entendu de très nombreuses répétitions, a donné l’ordre qu’on la représentât de nouveau, ce qui sera fait aujourd’hui en la présence de toutes les dames de la Ville, et c’est pourquoi Gio. Gualberto est encore ici. Il s’est fort bien comporté et a donné grand plaisir à tout le monde par son chant et en particulier à Madame la Duchesse. » 

Si l’on joint à cette lettre le témoignage du poète D. Cherubino Ferrari, lequel écrivit au Duc, après avoir lu la partition, qu’il était impossible de mieux peindre les sentiments de l’âme que ne l'avait fait le poète et le musicien, on aura cité les seuls témoignages rigoureusement contemporains qui nous aient été conservés du succès de l'Orfeo. Celui-ci pourtant fut considérable. L’œuvre de Monteverdi fut représentée par les soins du Duc de Mantoue à Turin deux années plus tard et peut-être à Florence. Elle fut chantée en concert à Crémone et sans doute en d’autres villes encore. La partition imprimée à Venise en 1609 fut l'objet d’une seconde édition en 1615 (3). 

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L'Orfeo est incontestablement le chef-d’œuvre de la Riforma Melodramatica. Monteverdi s’empare de l’esthétique florentine, il en pénètre les défauts, en voit les avantages. Comme Vecchi, il se rend compte qu’il n’y a pas lieu de rendre la musique esclave de la poésie, qu’elle peut être elle-même une vraie poésie, capable d’exprimer, aussi bien que les paroles, les sentiments de l’âme. 

Émouvoir les passions, c’est ce que savaient faire les anciens, et c’est ce que Monteverdi, après l’avoir tenté souvent avec succès dans ses madrigaux, va magnifiquement réaliser dans l'Orfeo. Il adoptera la forme mélodramatique inventée par la Camerata de Florence, mais enrichie d’une foule d’emprunts techniques faits aux madrigalistes et organistes italiens comme aux compositeurs français d’airs de cour et de ballets. Les florentins au fond redoutaient la musique. Ils mettaient tous leurs soins à la tenir à l’écart, à l’empêcher de venir « détruire la poésie ». Monteverdi ne la craint pas parce qu’il en est maître. Il pense qu’elle doit avoir une large part dans le drame. Tandis que Marco da Gagliano, musicien de race lui aussi, s’inspire plutôt des tendances de Caccini et cherche à rendre le drame plus musical en multipliant les chœurs en style madrigalesque et les canzonette, Monteverdi suit plutôt l’exemple de Jacopo Peri et s’attaque au récitatif lui-même et non aux accessoires. En même temps, par une idée de génie et peut-être subissant le prestige des ballets français dans lesquels la musique instrumentale tenait une large place, il use de toutes les ressources de l’orchestre pour peindre les sentiments. On ne peut dire que Monteverdi ait été un inventeur de formes comme Jacopo Peri, Emilio del Cavaliere ou Caccini, mais il a su mettre en œuvre toutes leurs trouvailles et créer le chef-d’œuvre qu’ils avaient peut-être entrevu, mais que leur génie ne leur avait pas permis de façonner eux-mêmes. 

La tragédie de Striggio se rattache étroitement au genre pastoral illustré par Rinuccini et Chiabrera. Comme à ce dernier on pourrait lui reprocher son « stile gonfiato », sa noblesse un peu conventionnelle et la froideur de ses intrigues mythologiques. Monteverdi fera si bien sa chose de ce poème il saura si bien le « réchauffer du son de sa musique », qu'il deviendra aussi vivant et émouvant que cette musique même. Il y a d'ailleurs des accents pathétiques dans le livret et les scènes tragiques sont traitées avec une puissante sobriété. 

La pièce comprend un court prologue et cinq actes. Le premier est rempli par les chants des bergers et des nymphes qui se réjouissent des noces d’Orphée et d’Eurydice, pendant que les époux se disent leur amour. Le second acte nous montre Orphée de retour dans son pays, célébrant les lieux familiers à son enfance. Les bergers lui font fête, mais voici que Silvia, messagère funeste, se présente et annonce la mort de la belle Eurydice, piquée par un serpent. Orphée pousse un cri et reste abîmé dans sa douleur pendant que les bergers se répandent en lamentations. Il ne tarde pas à revenir à lui, et révolté contre la Fatalité, jure de reprendre à l’Enfer sa proie. Au troisième acte, Orphée parvient sur les rives du fleuve infernal, et après avoir endormi par ses chants mélodieux le farouche nocher, passe seul dans la barque. Au quatrième acte, Orphée, vainqueur de la Mort, revient vers la lumière, ramenant Eurydice, des esprits furieux les poursuivent, il craint de se voir ravir sa compagne et rompant le pacte se retourne. Eurydice se lamente un instant, déjà redevenue une ombre fugitive, et disparaît pendant que le chœur infernal chante sa victoire. Le cinquième acte est faible. Le poète a craint l’horrible dénouement de la tradition : Orphée déchiré par les bacchantes. Il préfère, après la scène du désespoir d’Orphée auquel l’Echo répond, faire intervenir Apollon « deus ex machina » qui vient offrir à son fils d’entrer vivant dans l’immortalité. Orphée et Apollon montent au ciel dans une machine, tandis que les chœurs célèbrent par des chants et des danses l’apothéose du porte-lyre.

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Chez les Florentins l’expression dramatique était exclusivement confiée à la voix. Les maigres ritournelles de Cavaliere ne jouent qu’un vague rôle décoratif. Il en va tout autrement chez Monteverdi et la musique instrumentale balance presque le chant en importance. 

Certes, le drame repose sur la déclamation ; mais nous sommes déjà loin du récitatif inorganique des novateurs florentins. Le récitatif de Monteverdi est nourri d'accents mélodiques, il tend à l'arioso. Il y a dans l'Orfeo des airs et des chansons, mais il est très remarquable que toutes les scènes d'une importance capitale sont traitées par lui en style récitatif libre. On connaît en France par l'édition abrégée de M. Vincent d’Indy, l’admirable récit de la Messagère d’une si émouvante simplicité. Quelques accents chromatiques, une brusque modulation de mi en mi bémol majeur suffisent à donner une impression d’angoisse et d’horreur. Silvia est accompagnée par un petit orgue positif (organo di legno) et un chitarrone. 

La sonorité plaintive et sourde de ces instruments succédant brusquement aux timbres brillants et cliquetants des dessus de viole et du clavecin qui soutenaient les voix des bergers, devait accentuer encore l’impression de deuil. 

C’est encore en style récitatif que va se désespérer Orphée lorsqu’il sortira de l’accablement où l’a jeté la fatale nouvelle. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus, en cette page célèbre, de la puissance dramatique ou de l’intelligence qui en a dicté les moindres accents. « Tu sei morta » murmure Orphée prenant à peine conscience de la possibilité d'un fait si horrible. « Tu es morte et je vis », et peu à peu le ton s’élève. Une révolte de tout son être le soulève contre la Destinée. Il crie maintenant ; il ira demander Eurydice au Roi des ombres et il la ramènera à la lumière. À cette idée une immense douceur l’envahit et cette phrase adorable jaillit de son cœur : « Je te ramènerai, tu reverras les étoiles ». 


Mais un doute le prend. Eh bien, s’il échoue, il demeurera avec elle chez les morts et il dit un grave adieu à la terre et au soleil.


C’est merveille dans ce chant comme les périodes s’équilibrent, se balancent tout en se modelant exactement sur la poésie. C’est vraiment la mélodie en liberté. 

Au premier acte, le chant d’amour d’Orphée, Rosa del ciel, est un magnifique exemple d’air récitatif. La forme en est absolument libre, mais ce récitatif qui obéit si docilement à toutes les suggestions du texte reste si mélodique qu’on peut le considérer comme un air véritable. Nous sommes loin des récits squelettiques de Peri et de Caccini. 

Monteverdi, comme fera plus tard Lully, excelle à dégager de la sonorité même des mots la mélodie qui y est contenue à l’état latent. Pour lui, il n’y a pas deux manières de traduire en musique les mêmes paroles. Lorsqu’un groupe de mots revient dans le cours du drame, il ramène invariablement le même dessin mélodique. La Messagère s’exclame : Ahi! caso acerbo. Ahi fat' empio e crudele ! Ahi stelle ingiuriose, ahi ciel avaro (4). 

Un peu plus loin le pasteur proférera les mêmes imprécations (5) et le chœur à la fin de l’acte les fera siennes à son tour (6). La mélodie subira quelques petits changements dans la valeur des notes, mais les intervalles resteront identiques. 

Le récitatif de Monteverdi tend à l'arioso. Généralement la première et la dernière phrase ont un caractère mélodique plus accusé que le reste du morceau. Le récitatif couronné par l’ardente prière d’Orphée : Rendete mi il mio bene, Tartarei Numi est un modèle de ce genre d’air-récitatif (7). Souvent la première phrase, très mélodique, est reprise à la fin du morceau, ce qui constitue déjà l'Aria da capo, au moins à l’état embryonnaire ; le chant du pasteur, au premier acte, In questo lieto e fortunato giorno en offre un curieux exemple. La phrase initiale et sa reprise occupent les trois quarts de l’ensemble du morceau (8). 

À côté des airs-récitatifs, dans lesquels le retour de la phrase initiale emprisonne le récitatif, Monteverdi fait grand usage de l’air strophique dans lequel les différents couplets sont chantés sinon sur le même motif, du moins sur la même basse. C’est le cas pour l’air de la Musique, dans le Prologue (9). A chaque strophe le récitatif change, mais la basse, au moins dans ses grandes lignes, reste la même, ce qui donne une forte cohésion à l’ensemble. Au quatrième acte, Orphée, en ramenant Eurydice vers la lumière, chante sur la même basse (trait montant et descendant diatoniquement répété en séquences) trois strophes dont les mélodies tout en présentant entre elles des analogies, ne sont pas identiques (10). 

L'air par lequel Orphée cherche à émouvoir les divinités infernales au troisième acte est l’un des plus anciens exemples connus d’air en style concertant. La basse chiffrée est réalisée par un petit orgue positif doublé d’une chitarrone, et deux violons rivalisent avec la voix durant la première strophe. Deux cornets, puis deux harpes (arpe doppie) remplaceront les violons pour les strophes suivantes, modifiant ainsi l’atmosphère sonore du morceau. Les violons, cornets ou harpes se font entendre dès que la voix se repose et jouent de brèves ritournelles à la fin de chaque strophe.


Le chant est orné. Suivant l’exemple donné par Caccini quelques années plus tôt dans ses Nuove Musiche, Monteverdi note lui-même les vocalises expressives, les mélismes dont il conviendra de broder le chant, mais il publie en même temps la mélodie toute nue, comme s’il voulait laisser le choix entre les deux versions.


La ligne mélodique est peu accusée et il s’agit en somme plutôt d’un récitatif fort fleuri que d’un air au sens où nous l’entendons. Alors que dans les récits dramatiques Monteverdi avait paru s’inspirer de Peri, dans l’air strophique d’Orphée, Caccini est pris pour modèle. Morceau de virtuosité avec ses trilles, ses notes redoublées, destinées à faire valoir la voix du chanteur, mais qui reste toujours expressif. Par instant la voix paraît sangloter :


Une belle phrase mélodique, deux fois répétée, sert de conclusion.


À côté de ces airs en style récitatif, nous trouvons des airs coulés dans un moule rythmique à la manière des Scherzi musicali et des airs mesurés français (11). Tels sont les deux airs que chante Orphée au deuxième acte, Ecco pur c'ha voi ritorno et vi ricorda o boschi ombrosi. Le premier est construit sur le mètre , le second sur un schème métrique plus complexe, mais qui, à la manière des airs de cour français, reste identique pour les différentes strophes chantées successivement.


La basse obéit à ce rythme imposé et les ritournelles sont construites comme celles des scherzi musicali sur un motif répété en séquences rigoureuses à la basse (12). La forme rêveuse et mélancolique de ces chants est d’ailleurs bien dans le ton des Airs de Cour, encore que la ligne mélodique reste très italienne. On trouve fort peu de scènes en lesquelles Monteverdi fasse intervenir simultanément les voix des deux ou trois solistes. Il n’y a pas encore d’intermédiaire entre la monodie et le madrigal. Le seul morceau qui déjà présente le caractère d’un véritable duo est celui que chantent au dernier acte Apollon et Orphée en montant au ciel. (13) Les deux voix qui se pourchassent l’une l’autre en imitations canoniques ou s’unissent en longues suites de tierces, les traits et les fioritures dont elles sont ornées, font de ce morceau l’un des plus anciens exemples du duo classique d’opéra.

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Les chœurs, nombreux et importants, sont extrêmement variés. Monteverdi y déploie son étonnante maîtrise de madrigaliste et de fait plusieurs d'entre eux sont de véritables madrigaux mettant en œuvre toutes les ressources de la plus audacieuse polyphonie. C’est le cas pour le chœur des esprits : Nulla impresa per uom si tenta in vano, qui célèbre la victoire d’Orphée et en lequel, note M. Romain Rolland, « resplendit tout l’orgueil de la Renaissance ». Ce chœur à 5 parties est soutenu par les régales, l’orgue positif (di legno) 5 trombones, 2 basses de gambe et une contrebasse. Il rappelle par sa splendeur certains motets de l’école de Gabrieli (14). A côté des chœurs en style d’imitation, Monteverdi fait aussi grand usage des chœurs homophones à diction syllabique sur des rythmes précis et impérieux. Au premier acte, le chœur des bergers : Vieni Imeneo soutenu par l’orchestre, emporte jusqu’au ciel l’ardente et joyeuse prière de tout un peuple (15). Ailleurs on trouve un mélange heureux des deux genres, mais le style madrigalesque domine et Monteverdi peint volontiers les images que lui suggère le poème. Les voix montent sur les mots cielo ou Salita (montée), elles se fuient, rapides, sur fugge et il precipizio est l'occasion d’une chute de sixte d’un effet impressionnant. Ces détails d'écriture ne contrarient en rien l’expression générale du morceau. La terreur, la douleur, la révolte sont puissamment rendues dans le chœur auquel nous empruntons ces exemples et qui traduit les lamentations des bergers après la mort d’Eurydice (16). 

Parfois pour créer un effet de contraste, Monteverdi place entre deux chœurs un duo ou un trio. C’est le cas au premier acte dans les scènes pastorales et ces morceaux sont traités en style homophone très simple, comme dans les canzonette et les villanelle à 2 ou 3 voix si fort à la mode quelques années plus tôt. 

Souvent les voix se marient aux instruments pour des chœurs dansés à la mode française. Certains sont traités au moins partiellement en style d’imitation, mais c’est l’exception et le plus souvent la diction en est syllabique et les harmonies verticales. Ces ballets chantés, joués et dansés, comportent plusieurs changements de mesure ; celui du premier acte est très caractéristique à cet égard. (17) Lasciate i monti, chantent successivement les voix entrant en canon sur un rythme à quatre temps. Cette première partie constitue l'entrée proprement dite du ballet. Arrivées en position, les nymphes commencent la danse sur un rythme vif à 3/2, très accentué : qui miri il sole. Une ritournelle instrumentale à 6/4 interrompt un instant les chants, mais non la danse et l’on reprend pour finir le chœur à 3/2 sur d’autres couplets. Tout un petit orchestre compose de cinq violes « da braccio », de trois chitarroni, de deux clavecins, d une harpe double, d’une viole contrebasse et d’une petite flûte à bec (flautino alla vigesima) accompagne les voix et joue la ritournelle.

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On observe dans toute la partition un extrême souci de variété. Les deux Euridice de Peri et de Caccini sont l’une et l’autre d’une fatigante monochromie. Des lignes délicatement et parfois vigoureusement dessinées, mais peu d’opposition d’ombre et de lumière. Tout apparaît sur le même plan : joie ou tristesse. Au contraire, dans l'Orfeo de Monteverdi les contrastes abondent. On sent le puissant coloriste vénitien. Le premier acte est une fresque lumineuse aux teintes claires. Des chœurs joyeux de bergers, chantés et dansés, l’occupent presque tout entier. Il n’y a pas, à proprement parler, d’action, mais l’évocation d’un paysage champêtre et d'une atmosphère de joie sereine. Au deuxième acte, dès le début, l’impression est mélancolique. Les chants d’Orphée qui célèbre son pays sont empreints d’une gravité triste, comme si le héros était agité d’un pressentiment et lorsque, dans le lointain, lui parviennent les exclamations douloureuses de la Messagère, il comprend tout de suite le coup qui le frappe. Accablé, il ne pourra que murmurer « Hélas ! » à l’annonce de la fatale nouvelle. Une modulation brusque de ut en la majeur à l’arrivée de Silvia fera l’effet d’un nuage obscurcissant le tableau et jusqu’à la fin de l’acte, la musique se maintiendra dans des teintes sombres. Au troisième acte, grâce à la substitution des cuivres aux instruments à cordes, Monteverdi produira une impression lugubre et vraiment infernale. Le quatrième acte restera tout en demi-teintes comme la pâle lumière qui doit régner dans les lieux souterrains et le cinquième acte nous conduira progressivement du sombre désespoir d’Orphée à la lumière dorée d’une apothéose sonore. Plus tard Monteverdi obtiendra ces effets de couleur par le seul emploi de l’harmonie et du rythme, maintenant il use surtout de l’orchestre. En cela il se montre étonnamment sensible au pouvoir expressif de chaque instrument et à ce que nous nommons le coloris instrumental, mais il ne se révèle aucunement novateur, comme on l’a trop souvent dit. 

Durant le cours du XVIe siècle, on avait appris à connaître que les trombones, les cornets, les trompettes étaient d’un merveilleux effet dans les scènes infernales, les trompettes et tambours dans les actions guerrières, les flûtes et les hautbois dans les intermèdes pastoraux, les violes dans les scènes d’amour ou de tristesse, les harpes, luths et régales dans les apothéoses célestes. C’est de cette manière que les instruments étaient employés par famille aussi bien dans les mystères, les sacre representazioni, que les intermèdes de cour. Monteverdi, en faisant appel à tous les instrumentistes du duc de Mantoue, ne s’est pas montré le moins du monde révolutionnaire, mais attaché au contraire à la tradition. Le progrès consistera à simplifier l’orchestre, à lui donner un autre équilibre, une assise plus stable, au détriment de son éclat et de sa variété. 

Ce qui, par contre, est tout à fait particulier à Monteverdi, c’est l’emploi de morceaux symphoniques à la manière de véritables motifs conducteurs pour assurer l’unité du drame et exprimer des sentiments déterminés. Le morceau intitulé Ritornello, mais qui n’est pas une ritournelle au sens où l’on entend d’ordinaire ce mot (puisqu’il n’est pas associé à un chant auquel il emprunterait ses motifs mélodiques) semble être comme le leitmotif d’Orphée. Il est sonné durant le prologue entre les strophes chantées par la Musique pour annoncer le sujet de la pièce, il reparaît avec de légères modifications à la fin du deuxième et du quatrième acte. De même la symphonie à 7 qui éclate comme une impérieuse supplication à la fin du deuxième acte, reparaît modifiée et jouée pianissimo par des violes et un positif au moment où Orphée se prépare à monter dans la barque de Caron endormi en invoquant les divinités infernales. Elle est jouée de nouveau à 7 parties après la prière d'Orphée Rendetemi il mio bene, Tartarei numi et clôt le troisième acte succédant au chœur des esprits : Nulla impresa per uom si tenta in vano. Elle exprime l’audace amoureuse d’Orphée qui implore moins les dieux qu’il ne leur commande. Enfin la symphonie infernale qui ouvre l’acte III jouée par les tambours, les cornets et les régales reparaît au cinquème acte après le désespoir d’Orphée comme l’obsession des lieux où demeure Eurydice. 

Une Toccata sert d’ouverture au Prologue. C’est un morceau magnifique à quatre parties au rythme impérieux et saccadé. Il semble écrit pour les cuivres (clarino, vulgano, trombe con sordine), mais en fait il était joué deux fois par tous les instruments et une fois par les cuivres (18). Ce morceau avec ses traits en séquences, ses sonneries joyeuses est très caractéristique de la manière instrumentale de Monteverdi. La ritournelle qui suit et que nous pouvons considérer comme le leitmotiv d’Orphée est construite sur le dessin rythmique de la basse répétée quatre fois en séquences rigoureuses. Ce procédé rappelle de très près celui des ritournelles des scherzi musicali, ainsi que la ritournelle initiale de la Rappresentazione di Anima et di Corpo de Cavaliere. La ressemblance est encore plus frappante pour la ritournelle de l’air d’Orphée au deuxième acte : Ecco pur ch'a voi ritorno. La basse reproduit également quatre fois en séquence le même motif mélodique et rythmique que les deux « petits violons à la française » brodent de dessins en tierces d’une élégante simplicité. Nous avons vu que l’air d’Orphée obéit à un schéma métrique rigoureux. Même disposition pour la ritournelle à 5 du second air d’Orphée : Vi ricorda, o boschi ombrosi, également mesuré. Monteverdi semble donc s’être souvenu pour ces ritournelles des formules rythmiques chères aux compositeurs français. L’écriture, comme celle des ballets français, en est très peu polyphonique, des accords plaqués soutiennent le dessin mélodique joué en tierces par les violons. 

Les Sinfonie ne sont jamais soumises à la contrainte d’un dessin rythmique longuement répété. Leur écriture est libre et variée. Si la Sinfonia à 5 qui clôt gaiement le premier acte rappelle un peu le style des ballets français, celle qui nous introduit aux rives infernales, avec ses lourds accords homophones coupés de silences, est bien personnelle à Monteverdi et l’on ne voit pas dans l’art contemporain à quoi l’on pourrait la comparer. 

D’autres symphonies ont un caractère polyphonique, celle, par exemple, à 7 parties, qui célèbre la victoire de l’Enfer sur Orphée, jouée par les cornets, les trombones et les régales (19), cette magnifique sinfonia rappelle les somptueuses sonates de Gabrieli. 

Au premier acte, la curieuse ritournelle qui précède le trio des bergers  est un véritable ricercar d’orgue à 5 voix sur un dessin de basse obstinément répété en séquences. 


Deux thèmes y sont travaillés en canon avec ingéniosité. Que vient faire dans cet opéra ce morceau d’église, d’un émule de Gio. Gabrieli et de Claudio Merulo! Il dégage l’impression de rudesse et d’âpre gravité qui peut le mieux convenir à de véritables bergers. Nous sommes ici parmi les montagnes de la Grèce et non dans l’Arcadie factice des académiciens d’Italie.


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Monteverdi n’est pas l’homme d’une formule. Il emploie toutes celles qui sont en usage de son temps, toutes celles qu’il a lui-même inventées ou perfectionnées. A côté des ritournelles à schémas métriques rigoureux, les sinfonie homophoniques et polyphoniques, les Toccate, les Ricercari, les moresques. A côté des récitatifs dramatiques, les airs récitatifs, les airs strophiques, les airs mesurés, les chœurs homophones ou contrepointés, les ballets joués, chantés et dansés. Monteverdi a mis au service de la forme nouvelle de la tragédie récitative toutes les ressources techniques dont pouvait disposer son génie. Il a fait du spectacle aristocratique de Florence le drame musical moderne, débordant de vie, roulant dans ses flots sonores les passions humaines.

HENRY PRUNIÈRES.

(1) Cf. Solerti, Musica, Ballo e Drammatica, passim.
(2) Davari, Notizie biografiche del Monteverdi, p. 9.
(3) Eitner l’a publiée presque intégralement. M. Vincent d’Indy en a donné des fragments en traduction française dans son édition de la Schola Cantorum. Une édition pratique et complète, excellente a tous égards, vient d’en être donnée chez Chester à Londres par G. Francesco Malipiero. Nous nous référons à cette édition à laquelle nous empruntons nos exemples.
(4) Edit. Malipiero, pp. 44-45. 
(5) Ibid., p.50. 
(6) Ibid., p.53. 
(7) Ibid., pp. 87-89. 
(8) Ibid., p. 7,
(9) Ibid., p. 3. 
(10) Ibid., pp. 105-106.
(11) Cf. Henry Prunières, Monteverdi and french Music. The Sackbut, November 1922.
(12) Orfeo, p. 33 et 40.
(13) Ibid. p. 127.
(14) Ibid., p. 92.
(15) Ibid. p. 9.
(16) Ibid., pp. 53-54.
(17) Ibid. p.12.
(18) Pour en permettre l'exécution par les trompettes munies des sourdines, on devait monter d’un ton et jouer le morceau en re au lieu d'ut majeur. Voir les indications d’exécution. Edit. Malipiero, p. 1.
(19) p. 116.

vendredi 12 septembre 2025

Bayreuth Baroque 2025 — Récital Porpora et Haendel de Julia Lezhneva et Franco Fagioli


La soprano russe Julia Lezhneva et le contre-ténor argentin Franco Fagioli forment un couple lyrique très apprécié du Festival Bayreuth Baroque qui les a réinvités cette année pour un récital d'airs et de duos de grands maîtres du baroque. Les deux grands rivaux Porpora et Haendel  sont au coeur d'une soirée  animée par l'Orchestre de l’Opéra Royal de Versailles et son directeur musical, le bouillonnant violoniste virtuose Stefan Plewniak

Les deux chanteurs se connaissent depuis longtemps. En 2016 déjà, ils interprétaient Rinaldo et Almirena en version de concert à la Monnaie de Bruxelles et au Théâtre des Champs-Élysées dans le Rinaldo de Haendel. En 2020, ils avaient brillé lors du premier Festival Bayreuth Baroque en Adalgiso et Gildippe dans Carlo il Calvo de Nicola Antonio Porpora. En 2024, ils interprétaient à Versailles Acis et Galatée dans le Polifemo du même compositeur. Trois exemples parmi tant d'autres qui leur ont constitué un bagage solide pour leurs retrouvailles bayreuthoises.

L'orchestre baroque versaillais de 19 interprètes s'est installé sur la scène qui a gardé comme écrin le décor de palais vénitien conçu par Helmut Stürmer pour le Pompeo Magno de Cavalli. Le violoniste Stefan Plewniak anime le spectacle avec un art de la mise en scène consommé. Avec ses longs cheveux aux mèches virevoltantes, sa stature imposante revêtue d'une longue redingote de satin noir, il dirige l'orchestre avec des mouvements emphatiques de la main, du bras et de tout le corps même, et donne une interprétation débordante de passion et d'énergie du parcours musical de la soirée. Le dialogue de deux violons qui s'expriment dans une espèce de danse est un moment aussi captivant que ravissant.

La soirée enfile des perles musicales sur le somptueux collier des arias da capo virtuoses de l'opera seria, des arias qui, dans leur troisième mouvement, lors du retour final du thème principal, laissent aux chanteurs une grande liberté de vocalises et d'ornementations. Le menu du jour est impressionnant avec ses arias passionnés qui partent en fusées, ses vocalises haut perchées, la virtuosité et l'exubérance sonore de l'orchestre et des chanteurs. Au compteur du nombre de notes c'est Porpora qui l'emporte sur Haendel. On se souviendra que Porpora, en dehors de son travail de compositeur, était également connu comme un professeur de chant redouté qui, bien qu’ayant tendance à maltraiter ses élèves, savait les mettre en valeur. Parmi ses élèves figuraient des castrats de grand renom, dont certains sont encore célèbres aujourd'hui, tels que Farinelli, Caffarelli et Antonio Uberti, qui adopta le nom de scène Porporino en hommage à son professeur. La musique de Porpora était extrêmement populaire auprès des chanteurs de son époque ; en tant que professeur de chant et expert en voix, il s'adaptait aux qualités spécifiques de chaque ensemble dans ses opéras, flattant les voix des chanteurs et poussant leurs capacités vocales à leurs limites. 


Ce sont ces limites qu'atteignent et semblent même dépasser Julia Lezhneva et Franco Fagioli qui, de bonnes voix, ont donné vie aux émotions profondes des airs de Porpora avec une sonorité exquise soutenue par une brillante technique. La virtuosité de Julia Lezhneva est un enchantement : ses lignes de chant bien dessinées, ses vocalises précises et rapides, les sons légers, volatiles et joyeux avec des aigus argentés, portés par une voix puissante, tout est séduisant chez la soprano colorature originaire de l'île de SakhalineFranco Fagioli gagne progressivement en présence scénique. On est très vite captivé par ses prouesses vocales, ainsi de ces longues tenues de notes flûtées qui en disent long sur sa parfaite maîtrise du souffle. Dans ces moments la technique et la performance l'emportent sur l'expression émotionnelle. En deuxième partie, il fait davantage la démonstration de l'étendue de sa voix qui porte sur trois octaves, avec des jeux subtils et rapides entre les aigus et les graves, qui laissent pantois d'admiration. Lors des duos, les voix des deux chanteurs se répondent et s'entrelacent en parfaite harmonie. Leur "Dimmi che m'ami o cara" extrait de Carlo il Calvo dépasse toutes les attentes.

Des applaudissements nourris, des cris et des bravos sonores, une standing ovation suivis de rappels sont venus saluer cet excellent orchestre, son violoniste magicien et ces deux merveilleux chanteurs. 

Crédit photographique @ clemens.manser.photography

mercredi 10 septembre 2025

Bayreuth Baroque 2025 — Pompeo Magno de Cavalli ou le triomphe de l'excellence

Max-Emanuel Cenčić (Pompeo Magno) et Valer Sabadus (Servilio)

" Le XXIème siècle sera sans aucun doute un siècle Cavalli. "
Leonardo García–Alarcón

Pour sa sixième édition, le Festival Bayreuth Baroque revient charmer un public de mélomanes avertis dans le cadre exceptionnel de l'Opéra des Margraves, entré en 2012 au patrimoine mondial de l'humanité, avec en point d'orgue du festival 2025 une nouvelle production de Pompeo Magno de Francesco Cavalli.

Créé en 1666 au Teatro San Salvatore de Venise, Pompeo Magno est le troisième des six opéras à sujets historiques romains de Francesco Cavalli, dont la série constitue les six derniers opus lyriques de Cavalli : Scipione Affricano, Muzio Scevola, Pompeo Magno, Eliogabalo, Coriolano, Massenzi, tous opéras dont la force dramaturgique de ses opéras est essentiellement basée sur le récitatif. Pompeo Magno n'a en fait d'historique que le nom. Si le sujet de l'opéra est emprunté à l'histoire romaine, il est surtout une éblouissante comédie d’intrigues et de malentendus. Le livret est de la plume du très prolifique poète, librettiste et impresario bergamasque Nicolò Minato (1627-1698) qui fit carrière à Venise, de 1650 à 1669, et à Vienne, de 1669 jusqu'à sa mort. On lui doit plus de 200 livrets, surtout viennois. Sept d'entre eux furent écrits pour Cavalli. 

Pompeo Magno fut joué en Italie  jusqu'à la fin du 17ème siècle, pour ensuite disparaître des scènes. Sa redécouverte est due à l'initiative conjointe du chef argentin Leonardo García–Alarcón, le spécialiste mondial de Cavalli, dont l'ambitieux projet est de ressusciter les 27 opéras conservés du compositeur, et du metteur en scène Max-Emanuel Cenčić, qui est également l'interprète du rôle-titre. Pompeo Magno représente un sommet de l’histoire naissante de l’opéra, mêlant avec virtuosité tous les éléments de l’art lyrique de l’époque pour créer un drame dense et riche en nuances. 

Nicolò Balducci (Sesto), Mariana Flores (Issicratea)

L'intérêt pour les opéras de Cavalli n'est pas nouveau. Son oeuvre est conservée à la Biblioteca nazionale Marciana (Bibliothèque de Saint-Marc)  de Venise. Le problème c'est qu'ils n'ont pas été tous publiés et qu'en amont de la production de ses opéras, il y a un important travail d'édition à effectuer. En 1931, le musicologue français Henry Prunières (1886-1942) appelait déjà ce travail de ses vœux dans son ouvrage consacré à Cavalli :  

Ce grand musicien trop oublié nous apparaît avec sa force évocatrice et expressive, sa fougueuse imagination, son sens décoratif, sa vigoureuse sensualité, sa puissance dramatique comme une sorte de Tintoret de la Musique. Mais tandis qu’il nous suffit d’entrer dans un musée pour admirer les toiles rayonnantes de ce grand artiste, il nous faut aller, la plume à la main, chercher dans les partitions de la Marciana les traces du fulgurant génie qui les a créées. Il est pourtant des opéras comme Giasone, Ercole Amante, Scipione Africano, Pompeo Magno... qui pourraient renaître pour notre joie. Quel bienfaisant magicien délivrera la Musique enfermée dans les belles reliures dorées de la Marciana ? Qui saura la rappeler de son long sommeil et la fera sortir à la lumière, tel dans La Virtù dei Strali d'Amore, Meonte délivré des enchantements des sorcières ? 

80 ans après la formulation de ce souhait, le bienfaisant magicien s'est enfin matérialisé en la personne de Leonardo García–Alarcón, un chef spécialiste de la musique italienne du Seicento qui fonda l'orchestre baroque de la Cappella Mediterranea en 2005. Il se vit consacré au Festival d'Aix-en-Provence 2013 avec sa direction de l'Elena de Cavalli. Il fit ensuite ses débuts au Palais Garnier en 2016 avec son Eliogabalo du même compositeur En 2017  il dirigea Il Giasone au Grand Théâtre de Genève et L'Erismena à nouveau à Aix-en-Provence. Elena et Il Giasone ont fait l'objet d'un DVD. On lui doit aussi un CD avec la Cappella Mediterranea et Marianna Flores intitulé Francesco Cavalli. Heroines of the venitian baroque.

Mühlbacher (Farnace), Contaldo (Mitridate), Flores (Issicratea)

Le grand général Gnaeus Pompée (Pompeo Magno) est revenu victorieux à Rome après sa troisième campagne de conquête et est célébré comme un héros par les grands du royaume ainsi que par César lui-même. Mais il n’est pas temps de se reposer sur ses lauriers, car à la cour romaine, loin du vacarme des batailles, des combats secrets faits d’amour, de désir, de trahison et de jalousie se déroulent à huis clos : Sesto, le fils de Pompeo, convoite la belle prisonnière de guerre Issicratea, sans savoir qu’elle est l’épouse de Mitridate, adversaire de son père et que l’on croyait mort. Mais Mithridate est vivant et se trouve incognito à Rome, où il met à l’épreuve la fidélité de son épouse et la loyauté de son fils Farnace. Pompeo, de son côté, est tombé amoureux de Giulia, la fille de César, qui a cependant déjà promis son cœur à Servilio. Le redoutable conquérant devra ainsi se prouver également en tant qu’homme...

L'action de Pompeo Magno se déroule à Venise, dans laquelle tragédie et comédie se côtoient et les émotions profondes alternent avec des scènes grotesques pleines d’esprit. Max Emanuel Cenčić met en scène cet univers foisonnant de personnages et de couleurs issu du joyeux et exubérant esprit du carnaval et de la Commedia dell’arte, avec une inventivité et une énergie débordantes. En 1666, date de la création de l'opéra, Venise approchait de la fin de la guerre de Candie, qui dura 25 ans. Les Turcs cherchaient à conquérir la Crète, alors sous domination de la République de Venise, alors une grande puissance méditerranéenne. Ils y parvinrent trois ans plus tard. Cette atmosphère de guerre a pu inspirer Pompeo Magno qui oscille entre rêve et réalité. La mise en scène associe avec beaucoup de subtilité le personnage de Pompée à celui du Doge de Venise. Le passé se mêle au présent dans une histoire où les intrigues secondaires, le plus souvent comiques, prennent nettement le pas sur l'évocation historique. À titre d'exemple, le triumvirat de Pompée, Crassus et César n'est évoqué que dans un récitatif qui tient sur une seule page.

Ensemble et Max-Emanuel Cenčić (Pompeo)

La scénographie d'Helmut Stürmer place l'action  dans un palais vénitien comme celui du Ca' Rezzonico, auquel le programme emprunte le motif de la fresque des Pulcinellas. Pulcinella, notre polichinelle, est ce personnage de la Commedia dell'arte coiffé d'un bonnet blanc, portant un masque noir qui couvre la moitié du visage, avec un nez crochu rappelant la forme d'un bec. On retrouve dans le décor les fenêtres en ogive vénitiennes et l'emblématique lion ailé et la nécessaire ouverture du palais sur le canal. Pompeo y arrive dans une gondole d'apparat. Plus avant, le fond de scène montrera la lagune ou se verra paré d'une de ces fresques mythologiques qui décoraient les plafonds des palais ou des opéras, comme celui de la Margrave à Bayreuth. La mise en scène bouillonne d'extravagance et de lubricité : Max Emanuel Cenčić nous plonge dans la folie populaire du carnaval vénitien, une période où tout semble permis sous le couvert des déguisements. La scène pullule de nains en habits de pulcinella et de naines en robes fleuries dépoitraillées comme des prostituées. Les nains étaient un des topos du carnaval. Non loin de Venise les concepteurs de la Villa Valmarana ai Nani, construite à l'époque du Pompeo Magno. avaient dispersé 17 sculptures de nains dans les jardins, pour par la suite s'en venir décorer le mur d'enceinte. Les personnages masqués, qu'ils soient nains ou de plus grande taille, portent des  braguettes,  une pièce de tissu rembourrée recouvrant les parties génitales, qui pouvait prendre d'impressionnantes proportions valorisant le membre viril et par là même la puissance sexuelle de leurs possesseurs. L'extravagance sexuelle est partout, elle donne dans l'emphase comique sans pour autant sombrer dans la vulgarité.  C'est toute la bouffonnerie burlesque et grotesque du comique carnavalesque des carêmes prenants. Ces énormités côtoient cependant l'expression exacerbée des sentiments les plus délicats. Aux côtés des grivoiseries, les récitatifs évoquent l'amour éperdu, les affres de la passion non partagée, le désir de mort, l'abnégation. le sens du  sacrifice ou le deuil. La costumière Corina Gramosteanu rend brillamment compte tant du foisonnement des costumes et des masques carnavalesques que de la somptuosité des costumes de cour, particulièrement des costumes d'apparat du doge.

Leonardo García–Alarcón

Leonardo García–Alarcón et la Capella Mediterranea ont livré un travail d'orfèvre dans le rendu d'une partition encore marquée par les raffinements des lignes mélodiques et par l'importance restée prépondérante des récitatifs à une époque où les opéras accordaient une place de plus en plus importante aux arias. Les récitatifs puisent dans le fonds musical de la cantate et du madrigal, ils ont un caractère mimétique, ils s'ingénient à peindre de manière vibrante chaque idée que suggère le texte du livret. Les rares arias sont plutôt courts et ne recherchent pas la virtuosité. Cavalli a fait évoluer le recitar cantando des premiers opéras florentins vers une nouvelle forme de cantar recitando « à la vénitienne ». Il multiplie dans les scènes de courtes sections d'arie. Mélodiste raffiné et original, le compositeur ne s'adonne jamais à la virtuosité, mais assouplit son récitatif, propose des lignes perpétuellement mélodieuses tout en respectant les impératifs de la prosodie. Ses lamenti sont conçus de manière ingénieuse, il s'agit d'attirer l'attention vers l'action dramatique, la richesse des moyens musicaux est mise au service de l'étonnement et de l'émerveillement du public. Ainsi les récitatifs prennent-ils tout à coup une forme mélodique, répètent en séquence une même phrase, puis continuent à déclamer, ils deviennent alors des ariosos. Leonardo García–Alarcón est un chef au dynamisme charismatique contagieux qui incite ses musiciens à un jeu très physique. Les musiciens accompagnent le jeu de leur instrument de tout leur corps, ils forment comme un essaim chantant et mouvant inspiré par les mélodies dont ils interprètent la puissance rythmique.

Dominique Visse (Delfo) et Marcel Beekman (Atrea)

Pompeo Magno est servi par un plateau de treize chanteurs tous remarquables dont on finit par identifier les rôles sous les masques. L'esprit de troupe prévaut sur les excellentes performances individuelles. Le rôle-titre est admirablement interprété par Max-Emanuel Cenčić, qui est l'âme du Festival. Il compose un Pompeo généreux, vieillissant et bonhomme, en concurrence avec le Scipione Servilio de Valer Sabadus avec qui il dispute la main de Giulia, la fille de Cesare (Sophie Junker), deux personnages qui  rivalisent de politesses et d'abnégation. La soprano argentine Mariana Flores donne une éblouissante Issicratea particulièrement saisissante dans l'expression de la fureur, pour laquelle elle semble prendre les traits d'une Méduse caravagesque avec des yeux exorbités de colère et une bouche vindicatrice. Le contre-ténor autrichien Alois Mühlbacher fait des débuts bayreuthois acclamés en Farnace. Il se montre extrêmement touchant dans la belle phrase à 3 temps de style arioso par laquelle Farnace supplie son père Mitridate de lui laisser boire avant lui le poison. Le ténor Valerio Contaldo dresse un Mitridate férocément jaloux et rempli d'une mâle assurance auquel il confère de sombres couleurs. Le jeune contre-ténor italien Nicolò Balducci, très acclamé et primé dans les concours d'opéra, donne un Sesto d'anthologie avec une présence scénique incandescente et les souplesses d'une voix au timbre lumineux. Pourvu de telles qualités, le pauvre Sesto ne parvient cependant pas à séduire la très vertueuse Issicratea. Deux rôles en jupons rivalisent pour la palme de la composition la plus hilarante : l'intrigante Arpalia du contre-ténor Kacper Szelążek, une dangereuse sorcière, et la drolatique Atrea du ténor de caractère Marcel Beeckman qui brûle les planches de sa présence incandescente. 

Le public aux anges a réservé une standing ovation à cette production qui tutoie l'excellence, Avec des zélateurs comme  Max-Emanuel Cenčić et Leonardo García–Alarcón on peut sans se risquer prédire des lendemains qui chantent aux opéras de Francesco Cavalli. 

Mariana Flores (Issicratea)

Distribution

Leonardo García–Alarcón, direction musicale
Max-Emanuel Cenčić, mise en scène
Helmut Stürmer, scénographie
Corina Gramosteanu, costumes
Léo Petrequin, lumières
Constantina Psoma, assistante mise en scène
Max-Emanuel Cenčić & Fabián Schofrin, dramaturgie

Max-Emanuel Cenčić Pompeo Magno
Mariana Flores  Issicratea
Valerio Contaldo Mitridate
Alois Mühlbacher Amore / Farnace
Nicolò Balducci Sesto
Sophie Junker Giulia
Victor Sicard Cesare
Nicholas Scott Claudio
Valer Sabadus Scipione Servilio
Jorge Navarro Colorado Crasso
Marcel Beekman Atrea
Dominique Visse Delfo
Kacper Szelążek Arpalia

Cappella Mediterranea Orchestre en résidence au Festival d’Opéra Baroque de Bayreuth 2025

Crédit photographique @ clemens.manser.photography

Bibliographie

Henry Prunières, Cavalli et Les opéras de Cavalli in La Revue Musicale, janvier en février 1931.
Henry Prunières, Cavalli et l'Opéra vénitien, Rieder, 1931.
Jane Glover, Cavalli, Londres, Batsford, 1978.
Olivier Lexa, Francesco Cavalli, Actes Sud, 2014.
Programme du Festival de Bayreuth Baroque 2025.

Crédit photographique @ clemens.manser.photography

Prochaines représentations

Les 12 et 14 septembre 2025 à l'Opéra des Margraves de Bayreuth.

À voir sur Arte Concert à partir du 17 septembre 2025
Et / ou en version concertante au Théâtre des Champs-Élysées le 1er octobre.

mardi 2 septembre 2025

1802 — Le scandale de l'enterrement de Marie-Adrienne Chameroy, danseuse à l'Opéra de Paris / Le poème de François Andrieux.

Dans ses Chroniques et légendes des rues de Paris, parues en 1864 chez E. Dentu à ParisEdouard Fournier (1819-1880) rapporte les tristes circonstances de l'enterrement de Marie-Adrienne Chameroy, danseuse de son métier, décédée à 23 ans des suites d'une couche. 

 
Saint Roch et son chien sortent de l'église Saint Roch pour en refuser l'accès à la défunte 
Lithographie coloriée à la main, conservée aux Musées de la Ville de Paris et au British Museum

" [...] Le 15 octobre 1802, une des plus agréables danseuses de l'Opéra, mademoiselle Adrienne Chameroy, était morte, dans ce quartier, qui depuis plus d'un siècle était celui des mœurs faciles. Saint-Roch était sa paroisse, on l'y porta. Le curé, M. Mardhuel, en fit fermer les portes, disant qu'une femme de théâtre ne pouvait, même morte, être admise dans le saint lieu et avoir part aux bénédictions de l'Église. Grand scandale et longue rumeur, surtout dans cette partie fort nombreuse alors de la population, que le rétablissement du culte avait fait murmurer, et qui, avec raison, ne pouvait admettre que les églises n'eussent pas été rouvertes pour tout le monde. L'affaire eût sans doute dégénéré en émeute, si le comédien Dazincourt n'eût calmé l'effervescence de ses camarades qui accompagnaient avec lui le convoi, et si un desservant voisin, celui des Filles-Saint-Thomas, devenue succursale de Saint-Roch, n'eût montré plus de tolérance et d'hospitalité. Il ouvrit toutes grandes les portes à la pauvre pécheresse, fit dire l'office pour elle, et l'accompagna jusqu'au cimetière Montmartre, où son tombeau se vit longtemps près de celui que les restes du philosophe Saint-Lambert devaient venir occuper peu de temps après.

Le retentissement de cette affaire fut très long. L'opinion publique froissée ne se calma qu'après une satisfaction que le premier Consul [Napoléon Bonaparte] fit un peu attendre, mais qui fut exemplaire et solennelle. Il avait rétabli la religion, et non ses abus ; le culte et non la superstition. Il exigea de l'archevêque que le curé Mardhuel [ou Marduel] serait condamné à trois mois de retraite, et il fit savoir luimême au public, par un article publié dans le Moniteur du 21 novembre suivant, (30 brumaire), la punition infligée au prêtre intolérant. Voici cet entrefilet, comme dirait un journaliste d'aujourd'hui. On y reconnaîtra la griffe du lion. « Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier pour mademoiselle Chameroy, et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues, homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'évangile, a reçu le convoi dans l'église de Saint-Thomas, où le service s'est fait avec toutes les solennités ordinaires. L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la méditation il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses, conservées par quelques rituels, et qui, nées dans des temps d'ignorance, ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leurs niaiseries, ont été proscrites par le Concordat et la loi du 18 germinal. »

Le dernier mot chez nous, même dans les choses sérieuses, est toujours aux faiseurs de chansons et aux plaisants. La chose finie, ils s'en amusent encore. Le rire cette fois vint d'Andrieux, et ce nom suffit pour prouver qu'il fut modéré, du bout des lèvres, et sans grand éclat. C'est dans une brochure en vers de quelques pages qu'il retentit avec une malice plus voltairienne d'intention que d'effet. Elle a pour titre: Saint Roch et saint Thomas à l'ouverture du céleste manoir pour mademoiselle Chameroy.

La danseuse se présente au porte-clefs du ciel. Saint Pierre lui dit qu'avant d'entrer il faut passer par l'église, et lui demande si elle n'a pas quelque bienheureux dans ses connaissances. Je dois, répond-elle(2 ), Je dois connaître un saint en ic en oc, Dont à Paris, j'étais la paroissienne, Aidez-moi donc, serait-ce point saint Roch ? On le fait venir. Il questionne la belle, l'interroge sur ce qu'elle a fait dans le monde, et quand elle a répondu, en pécheresse sincère, il la repousse en patron bourru. Elle se désole, saint Pierre la rassure : Consolez-vous, dit l'indulgent apôtre : Quand par hasard un saint nous veut du mal, On peut souvent être aidé par un autre. Adressez-vous au complaisant Thomas Qui par bonheur demeure à quatre pas. Saint-Thomas l'accueille, la bénit, elle monte au ciel, et Andrieux, finit par ces vers d'heureux présage pour la béatification future de l'Opéra tout entier : Ô vous soutiens de ce bel Opéra, Tous que sur terre on fête, on préconise, Qu'on applaudit, et qu'on applaudira, En attendant que l'on vous canonise, Vestris, Millet, Delille, et cætera ; Troupe élégante, aimable, bien apprise, Vous voilà donc en paix avec l'Église ! En paradis chacun de vous ira, Mais que ce soit le plus tard qu'il pourra.

Le poète avait dit son mot, les saints voulurent dire le leur. Un rimeur de la même veine le leur prêta, dans une brochure de taille pareille qui a pour titre : Réponse de saint Roch et de saint Thomas à saint Andrieu. Dieu, jouant le rôle du premier Consul, met saint Roch en pénitence, et la brochure se termine ainsi : 

Lors tous les saints d'applaudir avec feu 
Le jugement, la sagesse de Dieu. 
Saint Thomas part, retourne vers ses filles.
Le vieux saint Roch va se mettre sous grilles, 
Saint Andrieu prend le petit chemin 
Qui le conduit dans le trou de Dabin. 

C'est chez Dabin que la brochure d'Andrieux avait paru. Sa boutique se trouvait dans un coin du Palais du Tribunat (Palais-Royal) au bas de l'escalier de la bibliothèque.

Telle est la fin de l'histoire de l'enterrement de mademoiselle Chameroy, et du couvent des Filles-Saint-Thomas, dont les cloches ne s'étaient guère réveillées que pour cette pécheresse.  [...] "

A l'époque des faits, le Journal officiel rendait ainsi compte de ce qui s'est passé à Paris au sujet de l’enterrement de Mlle. Chameroy, et de la punition infligée au prêtre qui a refusé son ministère. Le curé de St. Roch, dans un moment de déraison , a refusé de prier pour Mlle Chameroy et de l’admettre dans son église. Un de ses collègues plus raisonnable, instruit de la véritable morale de l’évangile, a reçu le convoi dans l'église des Filles St. Thomas, où le service s'est fait avec toutes les solennités ordinaires. L’archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de St. Roch, afin qu’il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier, même pour les ennemis, et que rappelé à ses devoirs par la méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses consacrées par quelques rituels, et qui, nées dans le temps d’ignorance, ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leurs niaiseries, ont été proscrites par le concordat, et par la loi du 18 germinal.

La bien venue — Le début de Mademoiselle Chameroy en paradis

Querelle de Saint-Roch et de Saint-Thomas, sur l'ouverture du Manoir céleste à Mademoiselle Chameroy. Un poème en décasyllabes de François Andrieux. (1)

Du paradis savez-vous la nouvelle ?
Ces jours derniers, une morte encor belle,
Toucha le seuil du céleste manoir.
Elle était pâle; et sa tendre prunelle,
En s'éteignant, jetait une étincelle
Faible, et semblable aux feux mourants du soir.

Le vieux Saint-Pierre , à son poste fidèle ,
Par la pitié se sentit émouvoir :

— Ma chère enfant, ma belle demoiselle,
A vingt-trois ans, quoi! vous venez nous voir.
Que je vous plains !... que la mort est cruelle !
J'aurais jadis , soit dit sans vous flatter,
Pris grand plaisir à vous ressusciter ,
Mais j'ai perdu ce talent efficace.
En paradis vous cherchez une place ?
Eh! mieux que vous qui peut la mériter ?
Vous êtes jeune , aimable , intéressante !
Mais apprenez l'étiquette, le ton ;
On n'entre pas sans avoir un patron ;
Comme à la cour, il faut qu'on vous présente.
Pour satisfaire à ce devoir commun,
Parmi nos Saints, n'en serait-il pas un
Qui vous connût ou qui sans vous connaître
Voulût de vous répondre auprès du maître ? 
Je briguerais cette faveur pour moi ;
Mais un portier se tient dans son emploi.
Je n'ai point droit à la cour de paraître.

— De vos bontés, répondit Chameroy
Je suis touchée. Autant qu'il m'en souvienne, 
Je dois connaître un Saint en ic, en oc ? 
Dont à Paris j'étais là paroissienne....
Aidez-moi donc. 
                 — Serait-ce point Saint-Roch? 
— Oui, ma demeure était près de la sienne. 
À dire vrai nous nous voyions très peu ; 
Mais je payais avec beaucoup de zèle 
Pour le fêter, pour parer sa chapelle, 
Pour la façon d'ornement rouge ou bleu ; 
Que sais-je, moi ! pour l'avent, le carême...
Huit jours encor ne sont pas révolus 
Depuis que j'ai payé certain baptême,
Vingt-cinq louis que Saint-Roch a reçus 
De fort bon cœur. — Eh ! n'en dites pas plus. 
Certes, ce Saint aurait mauvaise grâce 
À refuser de vous servir d'appui : 
En assurance adressons nous à lui.
Fort à propos, voilà son chien qui passe ; 
Voilà le maître... ils ne se quittent point.

— Mon frère Roch, vous venez tout-à-point. 
J'ai dans ma loge une charmante dame 
Qui vous connaît, et de vous se réclame ; 
Accourez donc. 
                        
                         Roch arrive : — Pourquoi 
Me déranger ? et que veut-on de moi ?

La belle expose en tremblant sa requête. 
Roch l'interrompt, et d'un ton malhonnête :

— C'est bon, c'est bon....que faisiez-vous là-bas ?
Votre métier? 
                         — Mon art était la danse.
Je m'appliquais à former en cadence, 
À dessiner mes mouvements , mes pas ; 
Pour mon pays ces jeux ont des appas ; 
Et chaque soir sur un brillant théâtre 
Aux yeux ravis d'un public idolâtre, 
Je figurais, dans un ballet charmant, 
Tantôt la reine, et tantôt la bergère ; 
On s'enivrait de ma danse légère ; 
Le magistrat, le guerrier, le savant, 
La fille assise à côté de sa mère, 
Venait goûter un plaisir élégant.

— Fi ! reprit Roch,  fi ! quelle extravagance ! 
Je ne suis point ami de l'élégance ; 
Je suis grossier, et dur par piété ;
À Montpellier ,  né de pareils honnêtes,
Pouvant jouir de la société, 
De ses douceurs , j'allai parmi les bêtes.
Au fond des bois vivre seul, ennuyé,
Ayant mon chien pour tout valet de pied.
Sur un fumier j'y mourus de la peste ,
Et vous venez d'un air pimpant et leste ,
M'importuner de ballets, de plaisirs !
La danse ! ô ciel ! rien de plus immodeste.
Puisqu'à ces jeux vous perdiez vos loisirs.
Soyez damnée, et sans miséricorde.
Allez-vous en : que mon chien ne vous morde.

Pierre rougit de ce discours brutal.
— Consolez-vous, dit l'indulgent apôtre ; 
Quand par hasard un Saint nous veut du mal 
On peut souvent être aidé par un autre. 
Adressons-nous au complaisant Thomas 
Qui , par bonheur, demeura à quatre pas. 

Pierre l'appelle, et lui conte l'affaire. 
Thomas sourit : — On peut vous satisfaire...
Très volontiers... Je veux vous dire un mot ; 
Éloignons nous ma belle enfant, pour cause 
Et parlons bas. Ce Saint-Roch est un sot, 
Un triste fou que la joie indispose, 
Qui n'a rien vu, qui ne sait pas grand chose, 
Cela croit tout ; moi, je suis Saint Thomas ; 
A moins de voir, je dis : je ne crois pas. 
Fort aisément je croirai, par exemple, 
Que vous laissez là-bas bien des regrets ; 
Ces traits charmants qu'ici mon oeil contemple, 
Un peu changés, ont encor tant d'attraits ! 
Je vois des pieds, je vois des mains charmantes, 
Et qui devaient être bien caressantes.
Elles étaient libérales aussi ; 
J'en suis certain.  Or, pour entrer ici, 
C'est un grand point, un point cher aux apôtres.
Il faut toujours payer avec nous autres, 
Vous le savez.
                              — Eh bien , s'il est ainsi, 
Laissons l'emphase et les compliments fades, 
Reprit la belle, et soixante louis 
Que mes amis, mes braves camarades 
Vous donneront.                                   
                            Ces mots à peine ouïs,
Thomas ouvrait de grands yeux réjouis :
— Aux saints canons quand on est si soumise,
Chez nous, dit-il, on est sans peine admise.
Venez, venez. 
                             Pierre les introduit.
Thomas s'avance, et Chameroy le suit.
Elle entre au ciel. Son air touchant, modeste,
Charme soudain toute la cour céleste.
Le bon patron avec ardeur la sert ;
Vite il s'empresse, il arrange un concert;
Le roi David .avec Sainte Cécile
Font résonner une corde docile ;
On exécute, en genre. italien ,
Une sonate, et monsieur Saint-Julien,
Ménétrier et racleur de campagne,
D'un aigre archet, trop fort les accompagne.
Á leurs accents, notre belle dansa.
Dieu la voyait, elle se surpassa ;
Les chérubins, les thrônes, les archanges ,
Étaient ravis, la comblaient de louanges.
Le roi David, danseur très vigoureux,
Quitta sa harpe, on eut un pas de deux
Vraiment divin ; ce fut une soirée
Douce, rapide, au plaisir consacrée.
On s'amusa comme des bienheureux;
Et le ballet, goûté des trois personnes,
Trompa du ciel des longueurs monotones.
La Sainte Vierge, au moins de temps-en-temps,
Dit qu'il faudrait avoir ces passe-temps ,
Bal, opéra, concert ou comédie.

Le Saint-Esprit, qui veut plaire à Marie,
Prend la parole: — Élus du paradis, 
Voilà pourtant ce que la barbarie, 
Un zèle faux, repousse, excommunie !
De ces talents par vous-même applaudis, 
Vous jouissez, vous sentez tout le prix ! 
Vous les aimez, et Roch veut qu'on les damne !
Assurément ce Roch est un profane ;
Mais la beauté, les talents sont sacrés. 
Bien avant nous, ils étaient adorés. 
Vous le savez, vous avez lu l'histoire. 
Protégeons les, ils feront notre, gloire 
Et nos plaisirs. Des arts les favoris, 
Chers aux mortels, chez nous seraient proscrits! 
Non, non, jamais... 
                                  Aux auditeurs ravis, 
Le mouvement parut très oratoire.
Le Saint-Esprit gagna tous les esprits. 
Décret soudain : conforme à son avis. 
On ajouta pour laver tout scrupule, 
Qu'on en ferait rendre à Rome une bulle.

O vous, soutiens de ce bel Opéra, 
Vous, que sur terre en fête, on préconise,
Qu'on applaudit et qu'on applaudira, 
En attendant que l'on vous canonise, 
Vestris , Miller , Delille , etcetera. 
Troupe élégante, aimable, bien apprise, 
Vous voilà donc en paix avec l'église  !
En paradis chacun de vous ira ; 
Mais que ce soit le plus tard qu'il pourra.

(1) François Andrieux (1759-1833), Querelle de Saint-Roch et de Saint-Thomas, sur l'ouverture du Manoir céleste à Mademoiselle Chameroy. À Paris, de l'imprimerie de Pierre, rue du Paradis, n°. 3. [s.d., 1802].