Rechercher dans ce blog

mercredi 20 novembre 2024

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière — Deuxième partie

Nous poursuivons notre enquête sur la Sylphide de 1832 et proposons aujourd'hui le texte qu'André Levinson y a consacré en 1929 dans sa biographie de Marie Taglioni. Pour lire la première partie, cliquer ici.

André Yacovlev Levinson (en russe Андрей (Андрэ) Яковлевич Левинсон) est un journaliste français de danse, né en novembre 1887 à Saint-Pétersbourg et décédé en décembre 1933 à Paris. Critique et historien de la danse érudit, il a su jeter sur la danse un regard neuf et jeter les bases d'une nouvelle réflexion esthétique. En 1929, il publiait une biographie particulièrement bien informée sur Marie Taglioni, dont nous extrayons le troisième chapitre consacré à la Sylphide. (1)
 
Marie TAGLIONI dans La Sylphide
Lithographie de Chalon

LA SYLPHIDE

Ici Taglioni, la fille des Sylphides, 
A fait trembler son aile au bord des eaux perfides. 
                                             Théodore de Banville. 

Avènement du ballet romantique. — Un livret de Nourrit. — Charles Nodier en Écosse. — Trilby ou le lutin d’Argaïl. — Le chef-d'œuvre d’un chorégraphe. — Couleur locale. — « Voleries ». — Eugène Lami et l’origine du « tutu ». — La gloire et la parure. 

    Le 12 mars 1832, Marie Taglioni crée la Sylphide. Alphonse Royer, l’aimable historien de l’Opéra, voit avec raison dans ce ballet la « base impérissable » de sa renommée. Ce rôle résume une vocation ; il efface les ébauches antérieures qui ne sont qu'un acheminement vers ce sommet. La danseuse et le personnage ne font plus qu’un. Qui dit la Sylphide, nomme Taglioni. Elle avait été à l’Opéra comme une sublime intruse, étrangère au génie du lieu : madone gothique sur un socle de style Empire.

    Avec la Sylphide, l’esprit nouveau envahit la scène, plane sur le plateau, s’élance vers le cintre. Nulle révolution dans l’ordre imaginaire ne saurait être plus complète. La féerie supplante la mythologie, et le « ballet blanc » prime l’intermède anacréontique. La danse devient un langage transcendant, chargé de spiritualité et de mystère ; céleste calligraphie, elle n’a plus rien de profane. Des « transports d’enthousiasme » saluent l’avènement de ce genre nouveau. La « première » de la Sylphide est une date à retenir, au même titre que celles de la parution des Harmonies poétiques ou du triomphe de la Barque de Dante. Voudra-t-on taxer une semblable comparaison de surenchère ? Théophile Gautier, qui se connaissait en poésie, vit en Marie Taglioni l’un « des plus grands poètes de notre temps » ; elle fut pour lui « un génie au même degré que lord Byron et Lamartine ». 
    C’est le changement de l’atmosphère et du cadre qui frappe, tout d’abord, dans le nouveau spectacle, le chroniqueur musical des Débats, ce même Castil-Blaze qui avait apprécié avec une si grande prudence les débuts de la Taglioni : « Le romantisme bat en ruine la mythologie d’Homère et d’Hésiode », jubile-t-il. Il est dans le vrai. Le grand Pan est mort ; les dieux sont en exil. Les rondes valsées des esprits élémentaires ont fait fuir la gent capricante des faunes, et le vol nocturne des spectres dolents bannit désormais les ébats enjoués des Jeux et des Ris. Douze ans plus tard, Théophile Gautier relatera en une prose enjouée l’avènement de ce genre inédit : 

« À dater de la Sylphide, les Filets de VulcainFlore et Zéphyre ne furent plus possibles ; l’Opéra fut livré aux gnomes, aux ondines, aux salamandres, aux elfes, aux nixes, aux wilis, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prête si merveilleusement aux fantaisies du maître de ballet. Les douze maisons de marbre et d’or des Olympes furent reléguées dans la poussière des magasins, et l’on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques, que des vallées éclairées par ce joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine. Les maillots roses restèrent toujours roses, car, sans maillot, point de chorégraphie ; seulement on changea le cothurne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane ; les ombres se vaporisèrent au moyen de jupes transparentes. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée. » 

    Ainsi, sujet et décor, tout est neuf dans la Sylphide. L’art poétique du romantisme en pénètre la conception ; de quelle façon la mode littéraire s’est-elle infiltrée dans le ballet, genre conservatif entre tous ? L’ouvrage est signé par Philippe Taglioni qui en régla les danses. Rien ne le montre capable d’imaginer et de rédiger un programme de cette qualité poétique. Le compte rendu de Blaze livrait le secret au public sous une forme spirituelle : « L’auteur, qui garde l’anonyme, s’est nourri des bons livres de mythologie septentrionale... » Pour « s’est nourri » on n’a qu’à lire « c’est Nourrit ». Ce livret est ainsi un hommage de l’illustre chanteur, qui devait sombrer bientôt dans la mélancolie et le suicide, à la danseuse admirée. 
    Comment s'étaient-ils connus ? Deux mémorables créations avaient servi de lien entre les deux artistes. C'est, d’abord, l’entrée de Taglioni, abbesse de Sainte-Rosalie, à la tête du chœur des nonnes défuntes, qui, dans le Robert de Meyerbeer, décide le ténor à se donner au diable. Et dans le Dieu et la Bayadère, opéra-ballet de Scribe et Auber, Taglioni-Zoloë se fait aimer à force d’éloquence muette par l’Étranger-Nourrit. C’est ensemble qu’ils sont ravis au ciel d’Indra par un appareil ingénieux faisant bascule. 
    Ce n’est pourtant point de son propre fonds qu’Adolphe Nourrit a tiré le scénario de la Sylphide. On ne lui doit que l’adaptation libre au théâtre lyrique d’un ouvrage qui avait joui, dix ans plus tôt, d’une vogue considérable : le Trilby, de Charles Nodier, précurseur et intermédiaire littéraire, futur bibliothécaire de l’Arsenal, l’hôte et l'âme du premier Cénacle. Et c’est encore Nourrit qui tirera de Shakespeare le livret de la Tempête, signé par le chorégraphe Coralli. De tous les pays où vagabondait l’imagination romantique en quête de l'étrange et du pittoresque, l’Écosse jouissait du plus grand prestige. C’était la farouche patrie des Waverley Novels. Nodier entreprit un pèlerinage en ce fief de sir Walter Scott ; nous possédons une relation de ce voyage ; Nodier en rapporta aussi Trilby ou le lutin d’Argaïl, nouvelle écossaise, idylle féerique, fleurant son terroir, et pourvue d’un dénouement macabre. Les chastes amours de Trilby, le malicieux follet du foyer, et de Jeannie, la gente batelière du lac Beau, firent rêver les jeunes filles du temps jadis. Les « Revues de fin d’année » n’existaient qu'à l’état embryonnaire, en l’an de grâce 1822. Néanmoins, le théâtre s’empara de cette « actualité » littéraire. Scribe en tira, pour le Gymnase-dramatique, un vaudeville ; le Vaudeville riposta par une comédie en un acte coupée de couplets. Le théâtre des Variétés leur opposa une nouvelle variante, et le Panorama-dramatique railla les compétiteurs dans les Trois Trilby, folie en un acte : tout cela au cours d’un seul mois. 
    La version de Nourrit ne conserve du récit de Nodier que les impondérables : l’ambiance, la couleur. On ne vit pas à l’opéra le « joli lutin de la chaumière sautiller sur le rebord de pierres calcinées avec son petit tartan de feu et son plaid ondoyant couleur de fumée ». Les rôles se trouvèrent renversés. C’est James Reuben, paysan écossais, qui est hanté par un être impalpable, auréolé de liliales mousselines : la Sylphide, Taglioni. 
    Le livret abonde en situations gracieuses. Et pourtant, « il n’est pas aisé d’écrire pour les jambes », comme dit à bon escient Gautier. 
   « Mon frère, on ne court pas deux lièvres à la fois... » 
   « Ce proverbe, mis en vers par Fabre d'Eglantine, remarque malicieusement un critique contemporain, a été paraphrasé par l’auteur du programme. » Ces deux lièvres sont la réalité et le rêve, et c’est pour le rêve que prend parti la philosophie romantique. James aime Effie, la brune paysanne ; il est aimé de la Sylphide, le pâle démon familier. Qui des deux l’emportera ? James suivra la Sylphide dans son royaume aérien. Les maléfices d’une sorcière shakespearienne feront de lui le meurtrier de la frêle bien-aimée. La vie se venge sur le rêveur dans ce dénouement tragique. Mais l’esthétique du rêve triomphe tout au long du spectacle. La Sylphide est le prototype du ballet romantique. Les autres poèmes dansés par Taglioni ne font que varier sa donnée « dualiste ». La Fille du Danube n’y apporte que des nuances de couleur locale. Gautier s’inspirera pour sa Giselle de la même situation. Petipa n’en fera pas autrement pour sa Bayadère ; dix chefs-d’œuvre seront coulés dans le même moule ! 
    Ce qui décida du succès en 1832, c’est qu’on « vit paraître souvent la virtuose favorite du public ; la pièce est faite pour Mlle Taglioni ; c’est elle que l’on cherche, c’est elle qu’on attend ». Les thèmes de la ballade populaire ne servent que de ritournelles à la sublime élégie de sa danse.
    Dès le lever du rideau, la Sylphide est en scène, agenouillée auprès de James qui sommeille dans un fauteuil ; une lithographie d’après le tableau de Lepolle, le costumier de Robert le Diable, ainsi qu’une admirable estampe de Chalon, traduisent la tendresse de cette berceuse mimée. Le dormeur est éveillé par « le baiser de la lèvre idéale » ; aussitôt la vision disparaît. À deux autres reprises, la Sylphide apparaît pendant le premier acte ; tantôt elle se détache, blanche et suave, de la fenêtre ouverte, tantôt elle sort de l’âtre de la cheminée et se mêle, invisible, au bal des fiançailles et à la gigue des montagnards. Ces épisodes ne sont que des pas dits « d’action », participant de la mime ; nous sommes en plein drame. Le deuxième acte, où s’épanouit le ballet blanc, est dominé par le surnaturel. La danse y règne. Tout un léger bataillon de sylphides aux ailes bleues et roses paraît, écartant les branches des arbres. Les filles de l'air voltigent d’une aile timide et cadencée autour de leur sœur. Les unes attachent des écharpes dans les arbres et se balancent mollement ; les autres, saisissant le bout des branches, les font plier et en reçoivent un élan qui les soutient en l’air. L’entrée des quadrilles par quatre du fond à l’avant-scène est restée célèbre dans les annales de l’art chorégraphique. Devant le paravent mouvant de cet ensemble se déroule le pas de deux de la Taglioni avec le jeune Mazillier, danseur « intelligent et chaleureux » ; c'est la chasse à l’ombre, poétique jeu de cache-cache, qui sert de thème à ce duo ; c'est elle maintenant qui se dérobe ; c’est lui qui la poursuit en vain. 
    Taglioni danse... Comment danse-t-elle ? « Ce pas est un chef-d'œuvre, proclame Jules Janin dans son étude pour les Beautés de l'Opéra. Pas une femme ne le danse et ne le dansera comme elle le dansait... » Mais que faisait-elle de ce rôle « presque impossible ? » « Elle arrive, nous dit encore le même auteur, dansant à la fois comme les Grâces, sautant comme les Nymphes, d’un pas doux et léger. » Voilà bien des « topos » dont nous ne tirerons pas grand’chose. Le récit et l’analyse n’ont que faire de tout ceci, avoue d’ailleurs le critique désemparé. Castil-Blaze s’en tiendra de même à 1' « étonnante légèreté de sa danse » et « au charme de ses poses ». De rares indications nous la montrent « courant sur les fleurs sans les courber » ou découvrant dans un vieux chêne le nid de l’oiseau. Mais, où la parole se trouve en défaut, l’image s’y substitue utilement. L’iconographie du rôle est fort riche. La célèbre lithographie en couleur d’Achille Devéria nous montre la Sylphide de face, accourant vers la rampe par des « jetés » très enlevés ; la suite de Chalon, peintre suisse établi en Angleterre, est d’une rare justesse d’observation, comme aussi les croquis du Russe Bassine. Une analyse technique de ces documents n’est pas, ici, à sa place. Tous nous montrent ou bien l’envol impondérable souligné par le flottement de quelque voile ou encore des « équilibres » sur la pointe tendue ; sous l’enveloppe diaphane, une armature d’acier ; sous le bouillonnement de la mousseline, une pureté géométrique du dessin. Toujours l’essor saltatoire est animé par le jeu nuancé des bras... « Je n’ai pas rêvé ce démon-là », se serait exclamé Charles Nodier. 
    Mais la fatalité guette. L’écharpe de la sorcière posée sur la fraîche épaule fait tomber les ailes (« qui lui étaient inutiles, » dira un galant chroniqueur) de la Sylphide. Elle s’en va mourante dans les bras de James désespéré. L’entomologiste Fabre eût attesté la vraisemblance de cette mort. Les fourmis vierges ont des ailes qui leur tombent dès qu’elles ont aimé. La nature a tout prévu, même les dénouements du ballet. La pièce s’achève par l’assomption miraculeuse de la douce victime. Les sylphides couvrent avec l’écharpe le visage de leur sœur et l’emportent dans les airs ; de petits sylphes la soutiennent en lui baisant les pieds. Cette « volerie » opérée à l’aide de douze fils de laiton est un procédé cher à la mise en scène romantique ; dès 1815, Didelot s’en servit dans le « ballet volant » de Zéphyre et Flore (2).  Mais l’étoile se laissait d’habitude remplacer par une figurante dans ces dangereux exercices. Cette fois-ci on vit Taglioni elle-même s’envoler vers les frises, à travers les arbres peints par Cicéri. 
    L’audacieuse manœuvre ne devait pas toujours réussir sans accroc. À une des représentations, deux sylphides restèrent en l’air ; l’on ne pouvait ni les descendre ni les remonter ; toute la salle criait de terreur ; enfin un machiniste se dévoua et descendit par les combles au bout d’une corde pour les débarrasser. Quelques minutes après, Mlle Taglioni, qui n’a parlé que cette fois dans sa vie (au théâtre, bien entendu), s'avança sur le bord du théâtre et dit : « Messieurs, personne de blessé. » Mieux renseignés que le chroniqueur, son contemporain, nous pourrions citer, pour le moins, trois autres harangues de la Sylphide, d’ailleurs aussi laconiques que celle-là. (3)
    L'engouement pour la couleur locale, qui est celle de Rob-Roy ou de Montrose, contribua, certes, au « merveilleux succès » dont témoignent les gazettes. Le jour même de la création, Furne faisait paraître certaines « vues pittoresques d’Ecosse », gravées par les frères Johannot. C’est Pierre Cicéri qui exécuta les décors. Ce peintre qui avait dessiné, sous l’Empire, aux côtés d’Isabey, des maquettes linéaires comme des épures, s’était prodigieusement adapté à la nouvelle manière d’être. Le décor du deuxième acte, fond de paysage rocheux aperçu à travers les arbres, fit crier au miracle : c’était le diorama à l’Opéra ! Les effets de lumière, pendant le sabbat des sorcières, amusaient et charmaient; l'éclairage au gaz n’avait rien perdu de sa nouveauté : à la Comédie-Française on jouait encore sinon aux chandelles, du moins devant les lampes à huile. Le nom d’un autre artiste est intimement attaché à la légende de la Sylphide. C’est Eugène Lami, élève du baron Gros, dont les gouaches et les vignettes évoquent les fastes de la monarchie de juillet. Il avait déjà dessiné pour l’Opéra les costumes de la Tentation ; en habillant Taglioni, il fixa la formule vestimentaire du ballet romantique. Lamy coupa le vêtement qui fait le moine. 
    À l’instar du tragédien Talma, Gardel avait, sous l’Empire, introduit à l’Opéra la réforme davidienne. Les danseuses arboraient la tunique à la grecque aux plis drapant le corps en en suivant la ligne. Eugène Lami invente le « tutu » proprement dit, juponnage en mousseline qui fait bouffer la jupe de crêpe blanche. Cloche ou corolle renversée, ce costume permet à la danseuse de « dégager » avec ampleur ; il favorise le saut et le parcours. En même temps, cette nuée de gaze candide dégage une virginale poésie. Aucun ornement ne l’alourdit, à peine un bouquet cachant chastement la séparation des seins. Une couronne de fleurs posée sur les cheveux, un triple rang de perles au cou, des bracelets assortis, un étroit ruban bleu de ciel entourant la « taille guêpée » parachèvent la séraphique silhouette ailée.
  Nous avons failli oublier un homme, pourtant associe au succès de la Sylphide. C'est le bon Schneitzhœffer dit Chênecerf, professeur au Conservatoire, qui, pour employer un joli solécisme de l’époque, avait «musiqué» le ballet. Castil-Blaze raffole de 1' « excellente musique » de Schneitzhœffer, homme au nom balzacien, et la prône comme « infiniment remarquable ». Gautier vantera cette musique de ballet comme une des meilleures qui existent. Seul, le nom du compositeur, hérissé de consonnes, l’aurait voué à l’oubli. (4) Attenterons-nous à cette gloire déjà si caduque ? S’il a emprunté à Paganini l’air de la sorcière, qu'importe ? Ses mélodies ont su émouvoir la Taglioni. 
    Ce que fut l’impression produite par l’ouvrage et la protagoniste, mille petits faits l’attestent mieux que d'officieux éloges. Blaze venait de lancer le verbe : « taglioniser » ; Janin emploie « sylphide » comme adjectif. Suprême effet de la renommée, Marie Taglioni influence jusqu'à la parure (5). La maison Beauvais crée un « turban Sylphide ». On trouve dans la sévère Vie de Rancé du septuagénaire Châteaubriand, une allusion attendrie aux « danses aériennes de Mlle Taglioni ». Victor Hugo tourne le madrigal pour elle et lui « dédicace » un livre en ces termes : À vos pieds, à vos ailes. Mais ces hommages augustes sont moins probants pour l’historien que telles estampes de Grèvedon qui nous montrent la Parisienne de 1832 coiffée « à la Sylphide ».

Adam t’ouvrit un nouveau monde, 
Un palais de cristal sous l’onde,    
Sylphide de l’air et des eaux          
 Méry       

    Désormais l'identité de Taglioni est, pour ainsi dire, abolie ; elle se confond avec l’image de la Sylphide qui est comme son « corps astral ». Elle créera maints autres rôles. Mais aucun de ces avatars successifs ne prévaudra contre cette suprême incarnation de son être, sauf, peut- être, celui de la Fille du Danube, en 1836; mais [...] ce ballet n’est qu’une variante du sujet initial, pétri dans la même substance spirituelle que la Sylphide.

(1) André Levinson, Marie Taglioni (1804-1884), Félix Alcan (Paris), 1929
(2) Didelot n'employa que deux danseurs volants ; Taglioni, douze.
(3) Charles Maurice prétend qu’à la même représentation Taglioni est « très bourgeoisement tombée », incident que ce fieffé menteur commente avec joie.
(4) Le musicien, personnage facétieux et enclin aux mystifications, se résignait, avec le sourire, à cette singulière infortune. Il mettait sur ses cartes de visites ce texte ironique : Schneitzhœffer (lisez Bertrand). 
(5) « A l’imitation de Marie Taglioni, dont il faut bien savoir en effet que l’influence fut alors considérable, nous apprend M. Louis Maigron dans son ouvrage sur le Romantisme et la mode, on mettait toutes sortes de fanfreluches aux robes et aux corsages pour rendre la toilette froufroutante et vaporeuse : berthes, tabliers, écharpes en dentelle, voiles de blonde ; tout est combiné pour donner à la femme un air d’idéale séraphicité; »

Le Bayerisches Staatsballett donnera neuf représentations de la Sylphide entre le 22 novembre et le 5 janvier. Pour réserver cliquer ici.

mardi 19 novembre 2024

La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte au Ballet d'État de Bavière (1)

La nouvelle production de La Sylphide par le Ballet d'État de Bavière est très attendue par le public munichois. Le Ballet a privilégié la reconstitution de la version de Pierre Lacotte donnée à l'opéra de Paris en 1972, une version historiquement informée. Dans l'attente de la semaine des premières (— dans quatre distributions différentes pour les rôles principaux —) qui débute ce vendredi, nous avons cherché à recueillir quelques textes qui rendent compte de la première production, celle que Filippo Taglioni avait créée en mars 1832 à Paris, à l'Académie royale de musique. Nous avons retrouvé le programme de 1832 et reproduisons le synopsis de l'époque. Un journaliste du Figaro rend compte de la première. Nous reproduisons un avis de décès de Marie-Sophie Taglioni, la fille de Filippo Taglioni, pour qui la Sylphide fut chorégraphiée et qui propose un résumé biographique.  


Marie Taglioni en Sylphide

Présentation du Ballet d'État de Bavière

La Sylphide est considérée comme le ballet romantique classique par excellence. Cette œuvre en deux actes de Filippo Taglioni, dans laquelle les danseuses incarnent des esprits aériens donnant l'illusion de l'apesanteur, n'a pas seulement permis à la danse sur pointes de percer dans les années 1830 ; elle a également créé, avec les tutus blancs des êtres fantômes, une image de cette forme d'art qui reste aujourd'hui encore emblématique de la danse classique. En 1972, Pierre Lacotte, décédé en 2023, a présenté sa reconstitution de l'œuvre à l'Opéra de Paris. Afin de se rapprocher le plus possible des idéaux romantiques transmis et du style de Filippo Taglioni, l'« inventeur » chorégraphique de la Sylphide, Lacotte s'est intéressé de près aux images et enregistrements historiques. La version de Lacotte se distingue de celle, plus connue aujourd'hui, d'August Bournonville, qui a été présentée au Bayerisches Staatsballett jusque dans les années 1990, par son langage de mouvement marqué par l'école française. De plus, la version de Lacotte est basée musicalement sur la partition originale de Jean-Madeleine Schneitzhoeffer.

Le décor d'après Pierre Ciceri a été réalisé pour le Bayerische Staatsballett sous la direction d'Andrea Hajek et fabriqué dans les ateliers de l'Opéra national de Bavière. Les costumes ont également été confectionnés dans les ateliers du Bayerische Staatsoper. 

Synopsis extrait du programme de 1832

Acte Ier 
    C’est dans une ferme de l’Ecosse. James et Gurn , deux jeunes montagnards, sont endormis. Une sylphide est aux genoux de James, caressant son sommeil et le couvrant de baisers. James se réveille. Il ne voit rien.Cependant ces apparitions mystérieuses se sont souvent renouvelées dans ses rêves. Il demande à Gurn s’il n’a vu personne. Gurn n’a rien aperçu. Alors entre dans la ferme Effie, la fiancée de James, appuyée sur le bras de sa mère, Anne Beuden. Gurn court au-devant d’elle , mais Effie ne songe qu’à James; elle le voit préoccupé. Je pensais à toi, lui répond James. Ils se mettent à genoux et reçoivent la bénédiction de leur mère. Gurn s’éloigne au désespoir. Les compagnes d'Effie viennent lui offrir les présents de noces, et rient du chagrin de Gurn. James toujours occupé de la Sylphide la cherche partout des yeux ; il aperçoit derrière les groupes de jeunes filles une figure hideuse, c’est la vieille sorcière Madge. Elle examine la main d’Effie et lui prédit qu’elle n’est point aimée de James autant qu’elle l’aime. La mère Anne emmène ensuite sa fille pour la préparer à la cérémonie des fiançailles. James resté seul pense encore à son apparition mystérieuse. À ce moment un coup de vent ouvre la fenêtre ; la Sylphide paraît blottie dans un coin. Elle apprend à James l’amour qu’elle a pour lui ; elle n’a plus qu’à mourir s’il la repousse. Le fiancé d’Effie détourne les yeux ; puis la voyant à ses pieds enveloppée dans le manteau de son amante, l’esprit l’abandonne, il la relève, la presse sur son cœur et lui donne un baiser. Gurn qui l’épiait a été chercher Effie pour lui prouver l'infidélité de James. A l’instant où ils entrent, James fait cacher la Sylphide dans un fauteuil et la recouvre de son plaid. Gurn a tout vu ; il va le relever, mais la Sylphide a disparu ; le montagnard demeure confondu. On célèbre les fiançailles de James et d’Effie, les danses commencent, James oublie d’inviter son amante ; puis vient l’heure de la cérémonie. James alors ôte de son doigt l’anneau qu'il va échanger avec sa cousine. La Sylphide, sortie de l'âtre, lui arrache l’anneau. La raison de James se trouble, il craint de perdre sa Sylphide, et s’échappe avec elle derrière la foule pressée autour d’Effie. Surprise générale lorsqu’on vient à l’appeler ; désespoir d’Effie, qui voit s’accomplir la prédiction de la sorcière. 

Acte II. 
    Le théâtre représente une forêt. À gauche est l’entrée d’une caverne. La vieille sorcière Madge célèbre un sabbat avec toutes ses compagnes, et chacune se retire en emportant un talisman ; Madge s’est réservé une écharpe. Alors, paraît au-dessus des rochers la Sylphide guidant les pas de James. Elle s’arrête au milieu de la forêt, dont les brouillards dissipés laissent voir la profondeur. En vain James veut l’entourer de caresses, elle lui échappe toujours. Puis du sein du feuillage sortent une foule de sylphides aux ailes bleues et roses. James est enivré de ce délicieux spectacle ; mais insensiblement les sylphides s’éloignent, et, une à une, se perdent dans les églantiers. James alors songe à ses fautes passées ; il voudrait trouver un moyen de retenir pour jamais auprès de lui la Sylphide qui l’a rendu infidèle. Madge sort de la caverne et lui donne son écharpe, à l’aide de laquelle les ailes de la Sylphide tomberont d’elles-mêmes. En revenant sur ses pas James aperçoit la Sylphide jouant avec un nid d’oiseau.
    Elle court à lui pour lui ravir l’écharpe. James profite d’un instant pour l’envelopper dans le tissu magique, qu’il ne desserre que lorsque les ailes sont tombées. La Sylphide pâlit, les forces l’abandonnent, elle meurt. Madge vient jouir de son triomphe. Les sylphes et les sylphides descendent et enlèvent leur malheureuse compagne, ce qui forme un tableau ravissant. James accablé jette un dernier regard sur la Sylphide, voit à travers les arbres de la forêt la noce qui défile au son des cloches, pour célébrer le mariage de Gurn et d'Effie, et enfin , épuisé par tant de coups, tombe sans connaissance

Article du  Figaro (14 mars 1832)  

ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.

La Sylphide ballet en 2 actes.

    Cette sylphide, c'est Mlle Taglioni avec toutes ses grâces, toutes ses coquetteries naïves, toutes ses agaçantes pruderies, tout le charme de son sourire, toute la pudeur de ses désirs voluptueux ; c'est Mlle Taglioni qui regarde avec amour, Mlle Taglioni qui lutine, Mlle Taglioni qui fuit par une cheminée, Mlle Taglioni qui se cache dans un fauteuil comme le Chérubin de le comtesse Almaviva mais qui disparaît pour n'être pas aperçue quand on lèvera le manteau dont on l'a couverte, Mlle Taglioni qui sort d'une pierre et qui rentre dans un pilier de bois, Mlle Taglioni que le vent pousse par une fenêtre dans une chambre d'où elle s'échappera au travers de deux ais mal joints, Mlle Taglioni qui danse, Mlle Taglioni qui vole parce qu'elle est Mlle Taglioni et puis parce que le machiniste l'enlève avec quelques fils de fer qu'on ne voit pas, Mlle Taglioni qui fait fête à l'amant qu'elle a arraché à sa fiancée, Mlle Taglioni garrotée dans un talisman, Mlle Taglioni qui déniche des oiseaux, Mlle Taglioni qui perd ses ailes, Mlle Taglioni qui pâlit, se trouve mal, meurt et monte au ciel emportée par un groupe de sylphides, Mlle Taglioni. Mlle Taglioni enfin et ce nom aurait pu suffire a toute analyse comme à la tête du Roman comique le nom du coadjuteur de Retz auquel Scarron ajoutait seulement C'est tout dire !!!
    Oui le ballet nouveau c'est la sylphide et la sylphide Mlle Taglioni. Qui a fait ce ballet? Avez-vous jamais demandé, quand Mme Catalani avait chanté un air, quand Paganini a joué un morceau, qui a composé ce morceau ? quel est l'auteur de cet air ? Tous les airs que chantait Mme Catalani étaient de Mme Catalani, tout ballet où Mlle Taglioni est le principal personnage est aussi de Mlle Taglioni. Le ballet nouveau est comme ces opéras-comiques que chantait Martin après la retraite d'Elleviou une scène pour un air et un duo dont enrageaient beaucoup les acteurs de Feydeau qui avaient donné à toutes les pièces où paraissait le charmant chanteur un second titre invariable : Martin tout seul.
    Nous avons vu Mazillier un moment au milieu de la jolie famille des Sylphides il s'est aventuré à danser. Un homme danser parmi trente femmes c'est tout ce que Periot oserait se permettre. Mazillier avait de la pantomime à jouer, il y a été bien. Mlle Noblet représentait une jeune fille qui perd un fiancé son amour, son chagrin ont été fort gracieusement exprimés.
    Parlerons-nous du ballet sous le rapport de la composition? c'est Trilby, moins la poésie que notre ami Charles Nodier a versée à pleines mains sur cette petite page fantastique. Mais ce qu'on a voulu faire on l'a fait on a voulu fournir à Mlle Taglioni l'occasion de se montrer dans tous ses avantages, et le cadre est parfaitement choisi. Le premier tableau est un peu long; il n'intéresse que par la présence incidente de la Sylphide. Le second qui commence par une diablerie grotesque, est on ne peut plus agréable. C'est, dans un grand développement, le pas des naïades de la Belle au bois dormant. Il y a là une vogue de soixante représentations. Une charmante décoration de Cicéri, de longues lignes onduleuses de jolies femmes à demi-nues, des groupes bien composés, des sylphides qui se balancent et se promènent en l'air, un tableau final bien entendu. Mlle Taglioni animant tout cela avec Mme Alexis, en voilà plus qu'il n'en faut pour attirer tout Paris à l'Opéra. L'exécution de l'ouvrage ne laisse rien à désirer.
  La musique de M. Schneitzoeffer ( prononcez Chènezefre ) a des parties très agréables. Le compositeur a fait revenir plusieurs fois le chant des sorcières de Paganini et toujours heureusement.
   Après la représentation le public a redemandé Mlle Taglioni, qui est venue recueillir d'unanimes bravos. Pendant le premier acte le pied lui avait glissé, elle était tombée et l'on avait craint qu'elle ne se fût donné une entorse ; au second acte, on a été complètement rassuré en la voyant voltiger et danser sur un seul pied sur le même qui l'avait trahie.

Marie-Sophie Taglioni dans le Ménestrel du 27 avril 1884

    Une des plus grandes artistes de ce temps, une femme vraiment privilégiée, qui jouit du triple prestige de la beauté, du talent et de la vertu, Marie-Sophie Taglioni, comtesse douairière Gilbert de Voisins, vient de disparaître de la scène du monde, et est morte cette semaine à Marseille, à l'âge de quatre-vingts ans.
  On sait les succès que Marie Taglioni remporta à l'Opéra, il y a un demi-siècle. Née en 1804 à Stockholm, où son père, Philippe Taglioni, était premier danseur et maître de ballets au théâtre, elle commença avec lui, dès l'âge de huit ans, son éducation professionnelle, et, merveilleusement douée sous tous les rapports, fit des progrès d'une rapidité exceptionnelle. Elle avait quatorze ans lorsqu'elle débuta au Théâtre-Impérial de Vienne, en juin 1822, dans un ballet composé par son père : Réception d'une jeune nymphe à la cour de Terpsychore. Son succès réalisa tous les rêves qu'elle avait pu former, en dépit d'un incident causé par l'émotion que lui causait sa première apparition devant le public. Au moment où elle s'avançait sur la scène à côté de son père, qui avait réglé tous les exercices du rôle, sa peur devint telle qu'elle perdit subitement la mémoire de ce qu'elle avait appris aux répétitions ; heureusement elle ne s'embarrassa pas pour si peu, et, se pliant aux rythmes de l'orchestre, elle improvisa sur le champ son premier pas, en présence des spectateurs. Ce fut une inspiration où se révéla tout à coup son talent naturel, et qui lui valut un succès immense. Huit fois rappelée, acclamée par la salle entière, elle fut en cette soirée l'objet d'ovations enthousiastes qui décidèrent de sa carrière et de son avenir.
    Après ses premiers triomphes à Vienne, Marie Taglioni se fit admirer à Stuttgart, à Munich, à Berlin, à Londres, à Saint-Pétersbourg, et vint enfin à Paris, où elle se montra à l'Opéra, le 23juillet 1827, on dansant un pas dans le Sicilien, ballet arrangé d'après la jolie comédie de Molière. Dès cette première soirée, plusieurs personnes de distinction sollicitèrent la faveur de lui être présentées, et parmi elles un jeune journaliste qui, depuis lors, a fait un certain chemin dans le monde, M. Adolphe Thiers.
   Les triomphes de Marie Taglioni à l'Opéra furent éclatants et prolongés, et la grâce chaste de la femme ajoutait au succès de l'artiste. On la vit tour à tour dans nombre de ballets écrits expressément pour elle : la Fille mal gardée (1828), la Belle au bois dormant (1829), Manon Lescaut (1830), la Sylphide (1832), Nathalie ou la Laitière suisse (1832), la Révolte au Sérail (1833), Brézilia ou la Tribu des femmes (1835), la Fille du Danube (1836). On sait aussi le talent qu'elle déploya comme mime dans l'opéra-ballet de Scribe et Auber, le Dieu et la Bayadère, et quelle large part elle prit à l'immense succès du troisième acte de Robert-le-Diable, dans lequel elle personnifiait, avec tant de grâce, de charme et de poésie, la reine des Nonnes.
   Le mariage de Marie Taglioni avec un Français, le comte Gilbert de Voisins, mit fin à sa carrière d'artiste. Elle eut de cette union deux enfants, une fille, qui est aujourd'hui Mme la princesse Troubetzkoy, et un fils, qui porte le titre de son père mort en 1863 vice-consul de France à Figueras (Espagne).
   M. Gilbert de Voisins était au service lorsque éclata la guerre de 1870, pendant laquelle sa conduite fut pleine de courage. En même temps qu'il était fait prisonnier à Woerth, sa mère recevait une lettre qui lui annonçait faussement sa mort. Elle le pleurait depuis plusieurs jours, lorsqu'elle apprit qu'une confusion de nom avait donné lieu à une erreur et que son fils n'était que gravement blessé. La courageuse mère, malgré son âge avancé, partit aussitôt pour aller à la recherche de son fils, dans les hôpitaux militaires d'Allemagne. Elle le découvrit enfin à Dusseldorf, où le blessé, grâce aux soins maternels, fut rétabli au bout de quatre longs mois. M. Gilbert de Voisins, aujourd'hui chef de bataillon de réserve et chevalier de la Légion d'honneur, a épousé il y a quelques années une jeune anglaise, Mlle Ralli, fille d'un des chefs de la maison Ralli frères, de Londres, l'une des plus puissantes du monde au point de vue du commerce international ; c'est alors qu'il donna sa démission de capitaine, quitta le service, et vint diriger à Marseille, avec le concours de M. Ambroise Ralli, la maison grecque Ralli et Schilizzi Argenti, filiale de celle de Londres, et la plus importante peut-être de Marseille pour les transactions avec les Indes anglaises et les États-Unis.
    Mme Marie Taglioni était venue s'installer à Marseille auprès de son fils, après le mariage de celui-ci. [...]

À suivre

A. P.

vendredi 15 novembre 2024

Reprise acclamée de Lucia di Lammermoor à l'Opéra de Munich

Xabier Anduaga en Edgardo di Ravenswood

Trois opéras de Gaetano Donizetti sinon rien ! Après la reprise de L'Elisir d'Amore dans la mise en scène de David Bösch, on peut actuellement assister à la production de Lucia de Lammermoor datant de 2009, en attendant la nouvelle Fille du Régiment programmée pour la fin décembre.

La metteure en scène polonaise Barbara Wysocka et son équipe (Barbara Hanicka pour les décors et Julia Kornacka pour les costumes) situent l´action de leur Lucia di Lammermoor dans l´Amérique des années 50 et 60, ou du moins dans ce qu´il en reste: le décor plante les vestiges dévastés d´un rêve américain de glamour dont il ne reste que des ruines. A peu de détails près, c´est la reconstitution à l'identique d´une salle de bal délabrée d´un grand hôtel à l´abandon dans la ville de Detroit, dont la photographie a été publiée dans  l´ouvrage The Ruins of Detroit (Detroit, vestige du rêve américain pour l´édition française, éditions Steidl) d´Yves Marchand et Romain Meffre. La reconstitution qu'en donne la scénographe est parfaitement réussie.

Ballroom, American Hotel 2007 (Marchand / Meffre)

Pendant l´ouverture, une fillette blonde toute de blanc vêtue assiste au défilé de personnes endeuillées qui traversent la salle d´un palais dévasté ( la salle de bal photographiée par Marchand et Meffre) pour se rendre à un enterrement ou à une veillée funèbre. Sur le mur de fond, un immense graffiti dessine le nom d´Ashton, les propriétaires des lieux. Un piano renversé et cassé annonce que la musique est morte elle aussi. La fillette tient un browning à la main. Un homme se dirige vers le mur du fond, il tient un spray de peinture à la main et biffe le nom d´Ashton d´un trait continu.  Est-ce la petite Lucia un jouet mortifère à la main, soulignant le déterminisme d´un destin cruel et, partant  l´innocence impossible de l'enfance ? Barbara Wysocka mêle ainsi d´emblée les plans temporels du récit en commençant la narration par une prolongation du final: les morts sont enterrés. Et si on veut interpréter  la fillette au revolver comme la préfiguration du destin de Lucia, on entrevoit une autre extension de la temporalité du récit : le destin des humains est programmé dès leur naissance, tout est prédestiné.


Après le défilé, un homme en costume se met à fumer une cigarette qu´il a extraite d´un porte cigarette en métal argenté. L´action commence, Enrico et Normanno vont décider d´un plan pour forcer Lucia à un mariage qui doit servir les intérêts de la famille Ashton.

Il n´y aura pas de changement de décor. Pour la scène de la fontaine au deuxième tableau, la fillette apporte un tableau représentant une fontaine. Aux spectateurs de faire le lien. Edgardo arrive sur scène au volant d´une Cadillac blanche décapotée, que l´on retrouvera plus tard emboutie dans le mur de fond de scène. Des bureaux sont changés de place puis emmenés.  Des chaises recouvertes d´un velours rouge sont amenés pour la scène du mariage. Et, en seconde partie, on constate que le décor s´est délabré encore plus: les plâtras du plafond se sont davantage effondrés, découvrant des poutres de la toiture sur lesquelles se reposent des pigeons. Lucia entre en scène vêtue d´un imperméable blanc, les cheveux retenus en queue de cheval, elle arbore des lunettes noires et une longue écharpe blanche, très Jacky Kennedy, spécialement dans le duo avec Alisa où elle se coiffe de son écharpe. Edgardo en veste de cuir prêt du corps à col de fourrure a la dégaine de James Dean. Les amours impossibles de Jacky Kennedy et de James Dean dans un décor destroy miroir du drame destructeur du diktat de la puissance et de l´argent sur l ´amour.

La ravissante fillette ou son image projetée en vidéo (vidéos d´Andergrand Media + Spektakle) apparaissent à plusieurs reprises, témoin et symbole du drame.  La gamine au browning et le décor dévasté ne laissent de place qu´au voyeurisme et à  la catharsis : le public connaît de toute façon d'avance le déroulement de l´action. La mise en scène y insiste : le peuple veut du glamour et des émotions fortes, la Lucia de Barbara Wysocka pourrait faire la Une de Paris Match, elle a un air de famille avec les Jacky Kennedy et les Grace Kelly, avec ces femmes prises dans l´étau de l'argent, de l'amour et de la puissance. Wysocka dresse le portait d´une femme forte et volontaire, qui défie sa famille et combat les traditions, mais dont la détermination, aussi forte soit-elle, ne peut contrer les forces de la destinée. La condition de la femme dans un monde soumis au potentat de la gent masculine est au centre de ce spectacle mis en scène par une équipe essentiellement féminine.

Un autre des fils conducteurs du spectacle est l´élément papier: le papier des lettres écrites, attendues et jamais reçues, le papier de la fausse lettre, le plan machiavélique imaginé par Normanno, celui-là même qui a détourné les lettres d´Edgardo, les paperasses et les factures qui témoignent de la ruine des Ashton, le papier du contrat de mariage de Lucia et d´Arturo, que Lucia met en miettes au moment du grand air de la folie, Edgardo qui lui aussi jette en l´air des morceaux de lettres au moment de la confrontation avec Enrico. Et jusqu´au programme qui en page de couverture présente une simple boite aux lettres sur fond blanc. La mise en scène  sert la musique et le chant. Wysocka réalise de bonnes mises en place qui dans l'ensemble permettent aux chanteurs de se concentrer sur le chant. Ainsi lors du sextuor tous les chanteurs sont-ils placés face au public, Edgardo étant situé sur la gauche de la scène en bonne distance logique du groupe des Ashton. 

Adela Zaharia en Lucia Ashton

La direction musicale a été confiée à Aziz Shokhakimov, que l'on a déjà pu apprécier la saison dernière dans La Dame de Pique et que Paris pu applaudir la saison dernière dans Lucia donné à l'Opéra Bastille. Le chef ouzbèke, qui préside aux destinées de l'Orchestre philharmonique de Strasbourg, dirige l'orchestre bavarois en alliant énergie et précision. Il déploie les richesses de l'orchestration tout en restant attentif aux détails. Les tempi sont rendus avec une belle souplesse et le chef se montre soucieux du soutien aux chanteurs. On retrouve Adela Zaharia dans le rôle titre, dans lequel la chanteuse roumaine avait fait ses débuts acclamés à Munich en 2017, une année faste pour la chanteuse qui s'était vu décerner le Prix Operalia. Au plus près de son personnage, la soprano met sa superbe technique au service de l'expression des émotions et remporte haut la main le défi d'une seconde partie exténuante qui enfile cinq numéros consécutifs avec une présence en scène quasi continue.  L'Edgardo de Xabier Anduaga avait déjà séduit le public munichois en 2021/2022. Le ténor espagnol, qui avait lui aussi  remporté le prix Operalia en 2019,  fait à nouveau un triomphe. Une voix d'une richesse et d'un charisme inouïs avec de fabuleux pianissimi, un jeu théâtral raffiné, une grande subtilité dans l'expression des variations émotionnelles. Son interprétation est des plus poignantes,  d'abord romantique et d'un lyrisme tendre, avec une montée en force et en intensité dramatique dans les dernières scènes. On retrouvera bientôt Xabier Anduaga en Tonio, dans la Fille du Régiment du mois de décembre. Le biélo-russe Vladislav Sulimsky,  qui chante Ashton depuis 2010 (au Mariinsky), donne un Enrico de belle tenue, avec un grand volume de voix et des graves magnifiques pour cette partie de contre-rôle difficile à tenir, tant le personnage est haïssable. La basse Riccardo Fassi fait des débuts munichois très acclamés, il donne une superbe dimension au personnage de Raimondo, c´est un des grands bonheurs de la soirée de découvrir cette voix bien timbrée et d'une belle homogénéité.  L´Alisa de Natalie Lewis est charmante et émouvante dans le duo de la fontaine, où elle sert de faire-valoir pour le premier grand air de Lucia, Regnava il silenzio. Enfin le ténor canadien Zachary Rioux, qui fait partie de l'Opera Studio munichois depuis la saison dernière, apporte son ténor lumineux au rôle d'Arturo. Le choeur préparé par Franz Obermaier est à l'aune de l'excellence de la production.

Distribution du 13 novembre 2024

Direction musicale  Aziz Shokhakimov
Mise en scène Barbara Wysocka
Décors Barbara Hanicka
Costumes Julia Kornacka
Vidéo Andergrand Media + Spektakle
Lumières Rainer Casper
Dramaturgie Malte Krasting et Daniel Menne
Chœur Franz Obermair

Lord Enrico Ashton Vladislav Sulimsky
Lucia Ashton Adela Zaharia
Sir Edgardo di Ravenswood Xabier Anduaga
Lord Arturo Bucklaw Samuel Stopford
Raimondo Bidebent Riccardo Fassi
Alisa Natalie Lewis
Normanno Zachary Rioux

Orchestre de l'État de Bavière
Chœur de l'Opéra de BavièreStaatsoper

samedi 9 novembre 2024

L'Elisir d'amor de Gaetano Donizetti à l'Opéra de Munich. Le théâtre ludique de David Bösch.

Nemorino (Liparit Avetisyan), choeur 

Oh la jolie production que revoilà ! En ce mois de novembre où la grisaille qui s'est installée sur Munich se combine avec les tristes nouvelles du monde, il n'y a rien de plus revigorant qu'une excellente soirée d'opéra giocoso

Voilà exactement 15 ans que David Bösch  offrait à un public émerveillé sa mise en scène de l'Elisir d'amore, un opéra lyrique que la partition définit comme melodramma giocoso, mais qui est bien plus joyeux que mélodramatique, même si des éléments pathétiques sont bien présents. Il est des soirées dans la vie d'un amateur d'opéra où l'on a simplement envie de rêver, de s'enthousiasmer, de se laisser porter sur les vagues lyriques de la musique. La production de l'opéra de Munich sous la direction éclairée et vibrante de Michele Spotti offre tout cela. Elle n'a pas pris une ride, pas plus que l'opéra que Donizetti offrit au public milanais en 1832 sur un livret que Felice Romani adapta de celui qu'Eugène Scribe composa pour l'opéra Le Philtre d'Auber. Ce philtre, c'est le philtre d'amour de Tristan et Isolde, dont Adina découvre la passion amoureuse dans un livre qu'elle ne peut lâcher.

David Bösch a travaillé en parfaite intelligence avec Patrick Bannwart pour les décors, Falko Herold pour les costumes et Michael Bauer pour les lumières. Et ce travail nous introduit dans le monde d'un pays de Cocagne dans laquelle les méchants sont plus sympathiques que mauvais et où l'évidence de l'amour finit de triompher des puérilités de la coquetterie.

Adina (Mané Galoyan) et Dulcamara (Ambrogio Maestri)

L'équipe de Bösch plante le décor d' un monde imaginaire qui réveille en nous les belles images des livres de l'enfance. Il y a au premier acte des couleurs à la Folon avec ces pastels délicieux des costumes paysans, des ciels avec des cœurs accrochés, un paysage rêvé devant lequel viendra s'exprimer la fraîcheur d'un amour plus coquet que coquin. David Bösch transforme les soldats de Belcore en parachutistes aux muscles surdimensionnés, des rambos de pacotille qui se meuvent comme des marionnettes articulées, tandis qu'il fait apparaître le docteur Dulcamara, un charlatan de première force, dans la sphère métallique d' un immense véhicule à roulette qui tient de l'hybride entre un Nautilus à la Jules Verne et une moissonneuse batteuse. Dans ce cadre qui invite à l'émerveillement, Bösch a demandé aux chanteurs de déployer leurs talents de comédiens et de donner à leurs gestes toute l'emphase italienne de la Commedia dell'arte. Et ce pari est pleinement réussi.

Belcore (Andrzej Filończyk) et Adina  (Mané Galoyan)

On se sent comblés quant en plus, comme ce fut le cas hier soir, le rôle de Nemorino est confié au ténor lyrique arménien Liparit Avetisyan qui d'emblée séduit le public de son timbre fluide, clair et lumineux. Au début du premier acte, il enchante dans Quant'è bella. En fin de seconde partie, il attendrirait les âmes les plus rétives avec son interprétation d'Una furtiva lacrima. Son jeu théâtral dresse le portrait d'un amoureux ingénu délicieusement fragile, empreint d'une naïveté touchante. Sa compatriote Mané Galoyan, que l'on avait déjà appréciée en Suor Angelica la saison dernière, enfile les perles de son soprano cristallin dans le rôle d'Adina, dans lequel elle s'était signalée à Zurich et à Paris. La finesse et la précise clarté de ses aigus enchantent. Le baryton Andrzej Filończyk, qui avait déjà interprété Belcore  aux Chorégies d'Orange,  prête la puissance de son corps bien découplé à son personnage dont il rend bien le machisme matamoresque. Le baryton Ambrogio Maestri offre sa formidable corpulence au soi-disant docteur Dulcamara, une partie habituellement confiée à une basse, mais la voix de cet interprète très apprécié de Falstaff a suffisamment de profondeur, d'agilité (notamment dans le sillabato) et de puissance pour faire belle figure dans le rôle du charlatan débonnaire, qu'il interprète avec une présence scénique impressionnante, allant jusqu'à dénuder son large poitrail aux fins du spectacle. Enfin Eirin Rognerud, membre de la troupe de l'opéra, a remplacé Seeonwoo Lee au pied levé dans le rôle de Giannetta, qu'elle joue en conférant une extraordinaire présence scénique à cette jeune paysanne affolée par son attirance pour Nemorino. Elle est le feu follet et la petite fée de l'action.

Giannetta (Eirin Rognerud)

L'Elisir d'amore est une des premières oeuvres que le chef Michele Spotti, — qui préside depuis la saison dernière aux destinées musicales de l'Opéra de Marseille, — avait dirigée au Teatro Rosetum de  Milan en 2013. Il s'est depuis lors affirmé comme un des meilleurs interprètes du répertoire belcantiste italien. Avec l'orchestre et le choeur de la Bayerische Staatsoper, il rend à merveille l'orchestration brillante, la poésie rafraîchissante et l'humour pétillant de la musique du maître de Bergame. 

Le monde triste et brumeux que l'on avait laissé au vestiaire avec les manteaux de l'hiver proche s'est soudain empli de couleurs et de fantaisie. À la magie de la musique de Donizetti, si bien rendue dans la fosse et sur la scène de l'opéra de Munich, ont succédé les crépitements des applaudissements et des bravi fervents d'un public ivre de joie. 

Nemorino (Liparit Avetisyan) et Adina  (Mané Galoyan)

Distribution du 7 novembre 2024

Direction musicale Michele Spotti
Mise en scène David Bösch
Scène Patrick Bannwart
Costumes Falko Herold
Lumières Michael Bauer
Dramaturgie Rainer Karlitschek
Chœur Franz  Obermair

Adina  Mané Galoyan
Nemorino  Liparit Avetisyan
Belcore Andrzej Filończyk
Dulcamara Ambrogio Maestri
Giannetta Eirin Rognerud

Orchestre et choeur de l'État de Bavière

Crédit photographique © Geoffroy Schied 

jeudi 7 novembre 2024

1er Concert d'Académie — Vladimir Jurowski dirige Schönberg et Beethoven


Cette année la Neuvième symphonie de Beethoven fête ses deux cents ans. Elle avait été donnée pour la première fois en mai 1824 au Teater am Kärtnertor de Vienne en présence du compositeur qui, ne pouvant la diriger en raison de sa surdité, partageait cependant la scène avec le Kapellmeister du théâtre en donnant et battant le tempo. L'Orchestre et le Choeur d'État de Bavière se devaient de célébrer cet anniversaire d'une œuvre qui, avec son message intemporel, a gardé toute sa jeunesse et toute sa fraîcheur. 

À cette occasion, Vladimir Jurowski a réveillé ses souvenirs personnels de ce chef-d'œuvre. Âgé de 12 ans, il écoutait les disques de la collection de son père qui contenait l'intégrale des symphonies de Beethoven dirigées par Otto Klemperer. Il mit longtemps avant de trouver la connexion à cette œuvre monumentale et mythique et n'entreprit de la diriger que dans la maturité de sa carrière. Il raconte sa lente progression vers cette symphonie dont il a d'abord apprécié les deux premiers mouvements avant d'embrasser toute la partition. Ce n'est qu'après avoir fêté son 40ème anniversaire qu'il a pour la première fois dirigé cette symphonie, dont le côté monumental inspire le respect. Jurowski la définit comme un chef-d'œuvre aussi intemporel et universel que la « Pietà » de Michel-Ange, la « Cène » de Léonard de Vinci ou la « Madone » de Raphaël. 

Le programme ne manque pas de surprendre et d'interroger. Vladimir Jurowski a choisi d'apparier le The Survivor of Warschaw (Le survivant de Varsovie) d'Arnold Schönberg à la dernière symphonie de Beethoven. Le Maestro explique ce rapprochement par sa volonté de réaliser " une association thématique ciblée de la musique historique avec les événements sociaux et politiques les plus récents et, surtout, avec la musique des temps modernes ou du passé récent."

C'est la troisième fois que Jurowski associe les deux oeuvres lors d'un concert. Le premier de ces concerts eut lieu il y a dix ans, peu après la révolution du Maïdan à Kiev. Il avait alors donné  le Survivant de Varsovie avant la Neuvième symphonie et avait demandé au public " de ne pas applaudir lors du passage de Schönberg à Beethoven, afin de pouvoir commémorer de cette manière les victimes civiles innocentes de notre époque [dite] pacifique." Lors d'un concert berlinois donné fin 2017, il avait inséré le Survivor entre les troisième et quatrième mouvements de la symphonie de Beethoven, une idée qu'il avait reprise à Michael Gielen qui avait procédé de cette manière à Francfort dans les années 1970. Lors des actuels concerts d'Académie munichois, il n'a pas fait d'annonce au public, mais a fait donner le premier accord de la Neuvième en enchaînement immédiat, sans solution de continuité, du dernier accord de Schönberg. 

Hanna-Elisabeth Müller,  Emily Sierra, Daniel Behle et Christoph Fischesser
Choeur et Orchestre d'Etat de Bavière

« Freude, schöner Götterfunken ». Les temps ne sont pas aujourd'hui à la célébration de l'hymne à la joie, l'utopie conçue par Schiller en 1785 et et reprise par Beethoven en 1824. L'idée d'une vie heureuse sur terre paraît bien utopique dans un monde qui connaît l'avènement de nouvelles dictatures et qui est loin d'être pacifié. L'oeuvre de Schönberg veut sauver de l'oubli toutes les personnes que la barbarie oblitère du monde des morts comme de celui des vivants. Le mariage des deux œuvres dénonce l'horreur absolue des persécutions et des génocides tout en proclamant le droit au bonheur et à la joie, tout chimériques  qu'ils soient.

C'est la basse allemande Christoph Fischesser qui a interprété le rôle du narrateur dans le Survivor of Warschaw, une oeuvre qui se décline en trois langues, l'anglais pour le récit du survivant, l'allemand et l'hébreu du choeur final qui chante le Chema Israel, la proclamation monothéiste du Deutéronome. À noter que l'oeuvre très courte de Schönberg et la symphonie de Beethoven se terminent toutes d'eux par un choeur. 

« Le mythe peut aussi vous faire vibrer » commente Vladimir Jurowski à propos de la neuvième symphonie. Le chef et l'orchestre rendent admirablement les vagues énergétiques remplies de colère et de désespoir qui jaillissent dans la musique de Beethoven, ces sons lancinants semblables à un océan tumultueux, qui nous transportent instantanément. On peut rappeler que la Neuvième avait été composée à la fin des terribles guerres napoléoniennes, alors que la moitié de l'Europe était en ruines. Beethoven avait écrit sa symphonie porteuse d'un message politique et spirituel à l'attention de l'humanité tout entière. Au final, le chœur et les quatre solistes qui chantent l’appel à la fraternité de l'Ode à la joie de Schiller rendent parfaitement compte de l’humanisme de Beethoven.  

La beauté de la musique ne peut occulter le message politique : le Survivant de Varsovie est aussi présent aujourd'hui dans les décombres de la guerre de la Russie contre L'Ukraine,  il est le rescapé du massacre de Sim'hat Torah en octobre 2023, il erre dans les ruines de Gazah et partout dans le monde où règne la guerre. Au point de vue planétaire, l'Hymne à la joie semble aujourd'hui inaccessible. 

Distribution du 1er Concert d'Académie (5 novembre )

Direction d'orchestre Vladimir Jurowski 
Choeur Christoph Heil

Hanna-Elisabeth Müller
Emily Sierra
Daniel Behle
Christoph Fischesser

Crédit photographique © Geoffroy Schied

mardi 5 novembre 2024

Rheingold à l'Opéra de Munich. Tobias Kratzer met en scène le nouveau Ring.

Mime (Matthias Klink) et Albérich (Markus Brück) 

155 ans après la première munichoise de septembre 1869, un nouveau Rheingold a été porté sur les fonts musicaux ce dimanche 27 octobre à l'Opéra d'État de Bavière. Vladimir Jurowski, l'actuel directeur musical de l'Opéra d'Etat de Bavière, est au pupitre pour diriger l'Or du Rhin, le Prologue du festival scénique L'Anneau du Nibelung. En fonction depuis 2021, le directeur musical de la maison n'y avait pas encore dirigé un opéra de Wagner, alors qu'il avait déjà honoré des œuvres des deux autres dieux de la Maison, Mozart et son Così fan tutte et Richard Strauss et son Chevalier à la rose

La mise en scène a été confiée au metteur en scène bavarois Tobias Kratzer qui avait fait ses débuts munichois au printemps dernier avec une magistrale Passagierin de Mieczysław Weinberg dirigée par Vladimir Jurowski. Kratzer, futur intendant de l'Opéra de Hambourg, n'en est pas à sa première production wagnérienne, il avait déjà monté les Maîtres chanteurs à Karlsruhe et deux Tannhäuser (Brême et Bayreuth). 

Entre autres philosophe de formation, Tobias Kratzer s'est intéressé au fait religieux et aborde le Ring en privilégiant cet angle. "Gott ist tot!" et "Fuck the God!" La critique de la religion selon Nietzsche et Feuerbach n'est pas éloignée de son propos. À cet angle d'attaque s'ajoute l'incomparable qualité narrative du metteur en scène. Kratzer est un conteur né qui a le goût de l'illustration et qui sait tenir le public captif.

Albérich et les filles du Rhin (et Y.Zhang, S. Brady et V. Wingate )

L'action se déroule dans une église évoquée par huit piliers carrés avec des colonnettes aux angles, dont la moitié est placée sur le plateau tournant, et par son mobilier : des bancs, une clôture en bois  et un maître-autel néo-gothique flamboyant surmonté d'un grand retable qui ne sera brièvement dévoilé qu'en fin d'opéra. Aux abords de l'église, c'est un Albérich désespéré qui ouvre le jeu. Le Nibelungen n'a rien d'un nain, c'est un humain vêtu d'un t-shirt Age of Empire et d'un bermuda au dessin camouflage. Il tient un révolver à la main et joue avec l'idée de se suicider. "Gott is tot!" ("Dieu est mort") affirme un grand graffiti jaune peinturluré sur la clôture. Le t-shirt nous donne une clé de lecture : Age of Empire est un jeu de stratégie en temps réel qui retrace des affrontements entre douze civilisations de l'AntiquitéL'Albérich de Tobias Kratzer est un marginal déclassé, un loser qui va voir son destin basculer par sa rencontre avec les filles du Rhin, de grandes adolescentes moqueuses en jeans qui se déhanchent le portable à la main (Sarah Brady, Verity Wingate et Yajie Zhang). Ces nymphettes contemporaines se mettent à l'aguicher et révèlent le pouvoir de l'Or du Rhin, dont on ne voit que la lueur dorée qui se diffuse au départ d'une trouée dans la scène. Albérich qui n'a plus rien à perdre, sinon sa propre vie, renonce à l'amour pour posséder l'or et se forger l'anneau. Il devient le héros de son jeu vidéo, il croit bâtir un empire et dominer le monde, mais perdra, au propre comme au figuré, jusqu'à sa dernière culotte. Il ne lui restera bientôt plus que le pouvoir de maudire.

Age of Empire, le jeu en temps réel favori d'Albérich

Le passage à la deuxième scène s'effectue grâce au plateau tournant qui nous met en présence des dieux. Ces dieux sont eux aussi en piteux état, ils vivent au pied d'un échafaudage situé à l'arrière du maître-autel encore entièrement voilé. Ils vivotent près du Walhalla en construction. Ces sans abri dorment sur de fins matelas mousse propres à martyriser le dos le plus solide. Arrivent Fasolt et Fafner (excellents Matthew Rose et Timo Riihonen), qui ne sont pas plus géants qu'Albérich n'était nain. Ce sont deux prêtres en clergymen, aux allures bigotes, sournoises, hypocrites et cauteleuses qui arrivent et se prosternent devant Wotan. Zélotes de Wotan, ils trimbalent un chariot de témoignage public, emprunté à la machine de propagande des témoins de Jéhovah. Le chariot et ses indispensables revues portant la photo de leur dieu s'accompagnent d'une grande affiche dont le slogan est " Ton Wotan, ton Walhalla ! " et de petites statuettes de plâtre à l'effigie du dieu. L'humour est souvent au rendez-vous dans ce prologue qui tient, aux dires de Vladimir Jurowski,  du conte de fées, du roman policier, de la comédie et en même temps du théâtre épique.

Loge (Sean Panikkar), Wotan (Nicholas Brownlee), figurante

Pendant le second interlude orchestral, le changement de décor se fait derrière un rideau d'avant-scène sur lequel un film vidéo nous fait suivre la longue descente de Wotan et de Loge vers le Nibelheim. Ce sont souvent des gros plans sur les deux protagonistes surdimensionnés  qui traversent villes, campagnes et montagnes, à pied ou en avion pour aboutir, au lever du rideau, dans le bureau fort encombré d'Albérich, dans lequel travaille aussi son frère Mime, qui a pour seul compagnon un chien couché à ses pieds. De multiples écrans d'ordinateurs permettent au chef des Nibelungen de surveiller le travail forcé de son peuple ou encore de jouer à son jeu de stratégie favori. Les scènes de l'invisibilité et de la transformation sont bien amenées, le temps d'un jet de vapeur et des écrans d'ordinateurs qui se mettent à clignoter, et voilà Albérich disparu. Un volet de fer vient opportunément occulter le bureau dans lequel se manifeste le dragon dont on ne voit que l'immense queue aux travers des interstices du volet. Lorsque le volet est relevé, Mime affolé se précipite vers le cadavre ensanglanté de son chien. L'animal qui était resté enfermé avec le dragon n'a pu lui résister. Un moment plus tard, Albérich devenu crapaud est enfermé dans le tupperware dans lequel Loge et Wotan avaient transporté des morceaux des pommes de Freia pour se sustenter durant leur voyage vers le Nibelheim. Un film vidéo est à nouveau projeté pour accompagner le retour des dieux vainqueurs aux champs walhalléens. On se retrouve dans l'église. Prisonnier des dieux, Albérich recouvre son aspect humain. Il est complètement nu et soumis aux pires humiliations pour la scène de la négociation finale. Dans sa cruauté, Wotan tranche le doigt annelé du Nibelungen dont le sang vient maculer les vêtements du dieu.

Loge (Sean Panikkar) tenant le Tarnhelm et Albérich captif

Les prêtres Fafner et Fasolt maintiennent leurs exigences. Ils menottent la déesse Freia et l'élèvent dans les airs au moyen d'une poulie dans une scène qui dénonce l'innommable horreur de la maltraitance faite aux femmes. La déesse Erda apparaît sous la forme d'une vieille femme modeste portant les noirs vêtements et la coiffe noire d'un deuil éternel. À son chant les dieux et les déesses se meuvent comme dans un film au ralenti. Les bancs d'église s'embrasent, Loge n'est jamais avare d'une flamme. Fafner et Fasolt recouvrent leur dû avant de se livrer un combat fatal pour la possession de l'anneau, qui entraîne la mort du second. Donner dévoile le maître-autel dont le retable comporte des niches encore vides. Les couleurs de l'arc-en-ciel apparaissent en fond de scène dans un grand vitrail figurant l'arbre aux pommes d'or. Les dieux se dirigent vers le retable d'autel et s'en vont en occuper les niches. C'est le tableau final fugitif d'une soirée fascinante.

Le Walhalla

Vladimir Jurowski et l'orchestre sont parvenus à rendre les profondeurs chtoniennes du prélude avec des notes d'une noirceur infernale qui montaient de la fosse. Une direction d'orchestre minutieuse et élégante, attentive au détail, avec de la douceur et le souci d'un parfait unisson entre la fosse et la scène. L'idée de placer les quatre harpes dans les loges de part et d'autre de la scène s'est avérée du meilleur effet.

L'Albérich de Markus Brück crève littéralement l'écran. Son engagement scénique est total, criant de vérité dans la scène de l'humiliation au cours de laquelle il se voit désannelé. L'authenticité de l'interprétation est telle que Markus Brück, alors même que ce méchant tyranneau vient d'être mis à nu, parvient à susciter de la compassion. Le rôle est compliqué, notamment en raison des trompe-oreilles allitératifs qui demandent une grande agilité de prononciation (1). Et quand il s'agit de faire valoir le texte par le chant, la difficulté est encore plus grande. Le passage où " Albérich escalade, leste comme un kobold, quoique forcé de faire halte à différentes reprises, le roc, dont il atteint la cime. " en contient deux exemples que Max Brück, spécialiste du rôle, avoue avoir mis des années à maîtriser (2) :

Albérich : « Garstig glatt glitschiger Glimmer. Wie gleit ich aus! » ("Des pieds et des mains, je ne peux ni saisir ni retenir le gluant glissement" / Dans leur traduction publiéee chez Dentu Louis-Pilate de Brinn'Gaubast et Edmond Barthélemy traduisaient ce vers par "Pour les mains, pour les pieds, nulle prise, nul équilibre, un sol qui fuit,...")
Et un peu plus loin : « Mit schmeichelnder Brunst an die schwellende Brust mich schmiege dir ». (Les mêmes traducteurs : "me serrer étroitement contre toi, contre la poitrine palpitante, avec tendresse, avec passion ! ")
Wotan (N. Brownlee, Fricka (E. Gubanova) et Freia (M.Mesak)

La mise en scène a fort bien compris le poids représenté par ce personnage dont elle fait le pendant antinomique à Wotan. Le dieu est représenté avec toutes ses faiblesses égomanes et son rêve de puissance qui le conduit à négocier la construction d'un château aux prix de la vertu et de la liberté de sa belle-soeur et qui serait bien incapable de se tirer d'affaire sans l'aide de Loge, un être brutal et sanguinaire enfin qui torture sa victime. Nicholas Brownlee rend parfaitement ce profil divin pour le moins trouble, avec un baryton-basse bien plus souverain que ne l'est ce dieu à la triste figure. Sean Panikkar apporte toute sa souplesse féline et sa belle apparence au personnage de Loge, qui enflamme tout ce qu'il touche. Son ténor clair très sûr et d'une grande justesse, projeté avec une belle vivacité,  définit parfaitement son personnage. Avec Brück, Brownlee et Panikkar, la Bayerische Staatsoper s'est offert un trio de rêve pour incarner les trois rôles principaux du nouveau Rheingold munichois. Mais aux côtés de cette Trinité vocale, c'est toute la distribution qui a concouru au succès musical de la soirée: l'Erda de Wiebke  Lehmkuhl est particulièrement acclamée, Ekaterina Gubanova compose une intéressante Fricka partagée entre inquiétude et autorité et Mirjam Mesak une Freia pathétique qui arracherait des larmes au plus endurci des truands, mais ni à Wotan qui n'a visiblement pas compris la prophétie d'Erda, ni à Loge qui garde jusqu'à la fin son sourire ironique.

La seconde collaboration munichoise de Tobias Kratzer et Vladimir Jurowski est une pleine réussite. Une soirée longuement acclamée d'un prologue dont il faudra attendre 2026 pour connaître la suite.

(1) Wagner a expliqué dans la troisième partie de son opus théorique Opéra et drame son attachement à la poésie des sons (allitérations et assonances), à laquelle il est tout aussi attentif qu'à la poésie des mots:

" La distinction caractéristique entre le poète des mots et le poète des sons consiste en ceci que le poète des mots a concentré sur un point aussi accessible que possible au sentiment des moments d’action, de sensation et d’expression divisés à l’infini, et accessibles uniquement à l’entendement ; tandis que le poète des sons doit pousser ce point de concentration à son maximum de contenu sentimental. Le procédé de l’intelligence poétique, dans son effort pour se communiquer au sentiment, vise à aller chercher à la plus grande distance ce dont elle tirera la perceptibilité la plus dense, pour la rendre accessible à la faculté de sentir ; de là, du point de contact immédiat avec la faculté de perception des sens, le poète devra s’étendre au dehors, comme fait l’organe récepteur sensoriel qui, concentré sur un point extérieur, s’élargit immédiatement, par la conception, en cercles de plus en plus vastes, jusqu’à éveiller toute la faculté émotionnelle, intérieure." (extrait de la traduction Prod'homme, 1913).

La musique, la poésie et le drame sont étroitement mêlés. La musique vient nourrir le poème qui par le jeu des allitérations et des assonances devient lui-même musique.


Richard Wagner, Das Rheingold,
Prologue du festival scénique Der Ring des Nibelungen

Distribution du 3 novembre 2024

Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Tobias Kratzer
Collaboration à la mise en scène Matthias Piro
Décors et costumes Rainer Sellmaier
Lumière Michael Bauer
Vidéo Manuel Braun, Jonas Dahl et Janic Bebi
Dramaturgie Bettina Bartz Olaf Roth

Wotan - Nicholas Brownlee
Donner - Milan Siljanov
Froh - Ian Koziara
Loge - Sean Panikkar
Alberich - Markus Brück
Mime - Matthias Klink
Fasolt - Matthew Rose
Fafner - Timo Riihonen
Fricka - Ekaterina Gubanova
Freia - Mirjam Mesak
Erda - Wiebke Lehmkuhl
Woglinde - Sarah Brady
Wellgunde - Verity Wingate
Floßhilde - Yajie Zhang

Bayerisches Staatsorchester 

Crédit photographique @ Wilfried Hösl