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mercredi 30 avril 2025

Suor Angelica / Il prigioniero. Les débuts réussis de Calixto Bieito à l’Opéra de Rome.

 

« L’idée de ce Triptyque décomposé est née d’un désir précis : celui de rendre hommage à ce grand homme de théâtre qu’était Giacomo Puccini ». C’est ainsi que Michele Mariotti, directeur musical du Teatro dell’Opera di Roma, a présenté le projet concernant Puccini, créé en collaboration avec le Festival Torre del Lago à l’occasion du centenaire de la mort du compositeur, dans une interview à la Repubblica.

L’idée du projet Trittico ricomposto est de dissocier les trois opéras de Puccini souvent joués au cours d’une même soirée (Il Tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi) et de les associer à autant de chefs-d’œuvre du 20ème siècle, créant ainsi trois diptyques à fort impact, qui ont été programmés sur trois saisons. L’Opéra de Rome a vu la juxtaposition d’Il Tabarro avec Il castello del Principe Barbablù de Béla Bartòk. Deux opéras contemporains à première vue très différents, mais qui abordent tous deux des thèmes très actuels tels que l’incommunicabilité dans les couples et la violence de genre. Le deuxième volet du projet a associé de manière plus prévisible Gianni Schicchi avec l’Heure espagnole. Le troisième rendez-vous, qui vient de connaître sa première ce 23 mars, fait dialoguer Suor Angelica avec Il prigioniero de Luigi Dallapiccola. Cette dernière combinaison n’est pas une idée nouvelle, elle a été  présentée au Teatro Real de Madrid en 2012 et à Lübeck en 2015. Les trois opéras du vingtième siècle ont été choisis pour leur assonance thématique avec les trois œuvres du Trittico de Puccini : dans la première juxtaposition, l’incommunicabilité des couples, dans la seconde, les drames familiaux, dans la dernière, la violence et la privation de liberté exprimées à travers le fanatisme religieux.

Yolanda Auyanet en Suor Angelica

Le rôle-titre de Suor Angelica est interprété en alternance par la soprano Corinne Winters, qui revient à Rome après avoir joué avec succès dans les Dialogues des carmélites et Káťa Kabanová, récemment à Munich. Elle partage le rôle avec Yolanda Auyanet, une soprano espagnole qui fait ses débuts dans le rôle d’Angelica après avoir interprété Tosca à l’Opéra de Rome en mars dernier. Marie-Nicole Lemieux fait ses débuts dans le rôle de la tante princesse, et la distribution est complétée par Annunziata Vestri (abbesse), Irene Savignano (Suor Celatrice), Carlotta Vichi (maîtresse des novices) et Laura Cherici (Suor Genovieffa). Le metteur en scène est Calixto Bieito, qui fait ses débuts dans la capitale italienne. 

Yolanda Auyanet en Suor Angelica et Annunziata Vestri en abbesse

Puccini a écrit la musique de Suor Angelica (1917) sur un livret du cinéaste et écrivain Giovacchino Forzano, l’homme qui a également rédigé le livret de Gianni Schicchi. L’opéra, qui se déroule au 17ème siècle, raconte l’histoire d’une jeune femme noble originaire de Florence. Après avoir donné naissance à un enfant illégitime, sa famille aristocratique l’envoie dans un couvent de religieuses. Pendant de nombreuses années, elle se demande ce que son fils a bien pu devenir et est finalement confrontée à des nouvelles accablantes à son sujet. La musique de Puccini exprime la tension et la terrible perte de la protagoniste alors qu’elle tente d’assimiler ce qu’elle a appris. 

Il prigioniero a été conçu à l’origine par le compositeur italien Luigi Dallapiccola comme un opéra radiophonique et a été créé le 1er décembre 1949 par la RAI (radio italienne). La première mise en scène a eu lieu le 20 mai 1950 au Teatro Comunale de Florence. La version de l’opéra est basée sur La Torture par l’espérance, l’un des Contes cruels d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, ainsi que sur La légende d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak de l’écrivain belge Charles de Coster. Elle a été conçue et partiellement écrite par Dallapiccola pendant la Seconde Guerre mondiale. La version de Dallapiccola a pour cadre l’Espagne à la fin du temps de l’Inquisition, l’époque de l’action des livres dont l’opéra est inspiré. L’intrigue tourne autour d’un Néerlandais protestant anonyme, un prisonnier, qui avait été rabbin dans l’histoire de Villiers. Le prisonnier résiste à la torture et reprend espoir lorsque son geôlier lui parle de la liberté. Il découvre bientôt que la porte de sa cellule est ouverte. Mais obtiendra-t-il vraiment la liberté tant attendue ?

Luigi Dallapiccola a pris une position parallèle à celle adoptée par le compositeur allemand Hans Werner Henze envers l’avant-garde de la musique sérielle en Allemagne à l’égard de son contemporain Luigi Nono. Tous deux étaient politiquement actifs et se montraient favorables à une réconciliation modérée entre tradition et sérialité progressiste. Pour Luigi Dallapiccola, la tradition signifiait tant la “cantabilité” italienne que l’intensité expressive vériste, qu’il était capable de combiner d’une manière idiosyncrasique en composant « avec douze tons qui ne se rapportent qu’entre eux ». Il prigioniero est une œuvre centrale tant sur le plan de la composition que sur le plan thématique. Dallapiccola décrit ici la torture psychologique qu’un geôlier infligeait à un prisonnier apparemment « politique » pendant la Contre-Réforme sous Philippe II en le lui faisant miroiter sa libération prochaine puis en le conduisant au bûcher. Le pôle opposé est incarné par la mère affolée qui pressent la fin cruelle de son fils sans pouvoir le sauver.

La mise en parallèle du Prigioniero et de Suor Angelica fait sens. Le prisonnier est conduit au bûcher avec une froideur implacable, la religieuse est cloîtrée dans un couvent à cause d’un fils illégitime, et à la fin monte au ciel dans la brillance d’un halo sonore. À première vue, la combinaison est plutôt audacieuse, mais à y regarder de plus près, c’est précisément dans ses contrastes qu’elle est passionnante. Dans les deux opéras, une personne doit payer pour avoir violé des normes politico-confessionnelles ou moralo-religieuses, la relation mère-enfant forme l’antithèse d’un monde sans pitié, et dans les deux cas les thèmes et les institutions religieuses jouent un rôle important. Sur la base de telles relations, on pourrait lire la fin du Prigioniero de Dallapiccola comme une antithèse au final de la transfiguration de Puccini comme un contrafactum d’un geste de réconciliation pompeux et opératique, qui pouvait difficilement prétendre à une quelconque crédibilité même lors de sa première immédiatement après la Première Guerre mondiale. « Ce qui unit ces deux chefs-d’œuvre, c’est la condition d’emprisonnement claustrophobique qui saisit et anéantit les protagonistes, unis par leur espoir déçu. Tous deux sont prisonniers d’un destin qu’ils ne peuvent pas changer» souligne encore Michele Mariotti. Sœur Angelica a été privée du droit d’aimer et d’être mère, et pour cet amour, elle a été enfermée dans un monastère. Sept ans plus tard, elle reçoit la visite de sa tante princesse qui lui annonce la mort de son fils. Survivre à la mort de son propre enfant est un deuil impossible à surmonter. Suor Angelica n’est pas le premier personnage féminin de Puccini à souffrir par amour. Dans le Prigioniero, l’homme sous la torture rampe comme un ver sans défense, mais contrairement à Suor Angelica, il trouve dans le geôlier un point d’appui, un espoir, avant d’être confronté à un grand inquisiteur et de réaliser qu’il a été trahi. Mais c’est l’amour de la vie qui est le signe de ce chef-d’œuvre».

« Ces deux œuvres reflètent l’ensemble du 20ème siècle, l’horreur et le traumatisme de la Première et de la Seconde Guerre. Le voyage intérieur des deux personnages est très similaire, ils découvrent le mensonge de l’espoir et la façon dont ils ont été manipulés », explique le réalisateur espagnol Calixto Bieito. Michele Mariotti apporte lui aussi son analyse : « Dans Suor Angelica, il est émouvant de voir comment Puccini, avec de délicates couleurs pastel, décrit un univers féminin composé de femmes aux caractères et aux tempéraments différents, que le vœu prononcé ne peut et ne doit pas dissimuler. Différente est l’atmosphère du Prigioniero, dont l’indication initiale du compositeur, « strident », nous introduit immédiatement dans un climat d’horreur, de délire et de cruauté. Une mère peut-elle survivre à son enfant torturé ? Un être humain peut-il encore avoir la force d’espérer la liberté ? Une amitié peut-elle se révéler aussi cruelle après avoir fait rêver de la fin des tourments ? Telles sont les situations décrites par la musique de Dallapiccola, qui alterne des moments de violence atroce et des moments plus oniriques ».

Calixto Bieito et Anna Kirsch pour la scénographie se sont attachés à créer des passerelles entre les deux opéras. Toute l’action du premier opéra se déroule dans le jardin du couvent dont les fleurs côtoient des herbes médicinales, des plantes confiées aux bons soins de Suor Angelica qui s’est fait une réputation de soignante, mais qui connaît aussi les plantes aux substances mortifères. Les sœurs se livrent à l’exercice de la confusion publique au cœur de ce jardin baigné d’une douce lumière. Mais ce ne sont là que des péchés véniels. Un personnage incongru, un homme tout de blanc vêtu et porteur d’une plaie sanguinolente au cou se trouve mêlé aux sœurs, il meurt et est bientôt porté sur les épaules des sœurs qui forment un cortège funéraire. L’association que beaucoup de spectateurs ont faite se vérifie en seconde partie : il s’agit du corps du prisonnier. Le jardin est entouré d’un mur de clôture fait de planches verticales séparées par de faibles interstices.

Au début du Prigioniero, la même scène fleurie sert de décor, mais le rectangle fleuri qui couvrait presque toute la scène s’élève bientôt dans les cintres pour laisser place à un trou noir béant. L’envers du rectangle se révèle être une verrière grillagée qui éclairera l’action de l’opéra de Luigi Dallapiccola. Les couleurs pastel du jardin ont fait place à la noirceur de l’univers carcéral, les innombrables fleurs ont cédé la place à une grande racine d’arbre sur laquelle vient se poser le prisonnier et au départ de laquelle il simule à un moment son envol en agitant ses bras comme s’il s’agissait d’ailes. Dans les deux parties, les lumières de Michael Bauer jouent un rôle essentiel : ici pour renforcer l’impression de clôture et d’emprisonnement, là pour accompagner l’extase mystique alors que Suor Angelica vient de se donner la mort tout en implorant la Vierge qui lui offre son pardon, et à la fin du second opéra pour éclairer de manière dramatique l’horreur absolue du prisonnier qui comprend qu’il va être brûlé vif dans les bûchers de l’Inquisition. Calixto Bieito réussit une mise en scène aux lignes très épurées et d’une grande lisibilité avec une rare sobriété de moyens, extrêmement respectueuse des intentions exprimées par les deux compositeurs. Il s’est attaché à mettre en lumière le parcours émotionnel des deux protagonistes. Il excelle aussi dans le placement et la chorégraphie du groupe des nonnes qui fonctionne comme un essaim chantant, avec une belle trouvaille : les  nonnes se dévêtent et, en sous-vêtements, façonnent leurs habits en boule qu’elles se mettent à bercer en fond de scène alors que Suor Angelica délire de douleur.


Le vestiaire des nonnes conçu par Ingo Krügler apporte une touche médiévale au premier opéra, leurs tenues impeccables les font apparaître chastes et pures, en recherche de perfection dans le suivi des règles de l’Ordre, mais lorsqu’elles s’en défont le jeu apparent de la vie des moniales se craquèle pour mettre au jour des fêlures morales qui vont jusqu’à la folie. Ainsi de la mère abbesse, superbement interprétée par Annunziata Vestri, qui laisse très vite apparaître les signes d’un profond dérèglement avec son longue chevelure déroulée que ne retient plus aucun voile. La tante Princesse, toute de soie fleurie revêtue, sombre elle aussi dans la folie lorsque les accusations de Suor Angelica finissent par percer sa carapace hautaine de grande aristocrate à la vertu rigide. 

Dans Puccini, Michele Mariotti donne une direction d’orchestre tout en soutien de la tension dramatique d’un univers cloîtré dont les personnages enclins à la claustrophobie ne trouvent de chemin de sortie que dans la folie, la mort ou l’illumination mystique. Puccini avait toujours désiré faire pleurer le public et Michele Mariotti s’entend à conduire l’orchestre au cœur d’une musique poétique qui touche directement l’âme des spectateurs en évoquant l’amour et les terribles souffrances qui l’accompagnent dans cet opéra écrit pour les seules voix de femmes. Une direction d’une rigoureuse précision d’une poignante magie qui sait rendre compte tout à la fois avec légèreté des petites préoccupations des moniales et avec gravité de l’âme suppliciée de la protagoniste. Michele Mariotti est tout aussi brillamment parvenu à nous donner accès aux lignes redoutables de la musique sérielle de Dallapicolla et à nous les rendre intelligibles. Il nous faire comprendre que cette musique dodécaphonique n’a rien de cacophonique, — une fâcheuse réputation dans l’esprit de beaucoup, — mais qu’elle peut servir à porter l’expression des émotions les plus paroxystiques. 

Des chanteurs de tout premier plan couronnent cette belle entreprise. Dans Suor Angelica, la découverte de la prise de rôle de Yolanda Auyanet fut une révélation. La soprano espagnole s’est totalement investie dans le rôle dont elle commence à détailler les émotions avec une sensibilité raffinée pour la faire suivre bientôt d’un crescendo passionnel exprimé avec une authenticité des plus poignantes. La projection et le phrasé sont impeccables, le volume impressionnant, la technique d’une sûreté sans faille. Yolanda Auyanet a livré une incarnation d’une beauté bouleversante.

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Marie-Nicole Lemieux en Zia Principessa

Marie-Nicole Lemieux donne une formidable Zia Principessa, à la rigidité glaçante et redoutable, avec son merveilleux contralto que nous avions eu l’occasion de découvrir pâmés d’admiration il y a 25 ans au Concours Reine Elisabeth de Bruxelles. L’abbesse complètement déjantée est jouée avec un talent consommé par Annunziata Vestri. Les nonnes fonctionnent à la manière d’un chœur au sein duquel se distinguent la Sœur Zélatrice d’ Irene Savignano et la Sœur Genovieffa de Laura Cherici.
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Ángeles Blancas et Mattia Olivieri. La mère et le prisonnier.

Le prologue du Prigioniero est tout occupé par le personnage de la mère du prisonnier qui dans l’angoisse d’un cauchemar voit le roi Philippe II se transformer en camarde. La soprano dramatique Ángeles Blancas, une passionnée et spécialiste du répertoire du 20ème siècle, interprète le rôle de la mère avec une puissance incandescente qui lui fait brûler les planches. Quelle présence, quelle force d’expression, quelle interprétation pour ce solo d’entrée, un grand air hérissé de difficultés dont la chanteuse semble se jouer !
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Le baryton italien Mattia Olivieri exprime avec brio les effets des tortures mentales subies par le prisonnier berné par un geôlier cynique et convaincant. John Daszak emplit toute la scène par sa présence imposante et l’expressivité de son énorme talent dramatique. Il se montre totalement crédible dans le rôle du geôlier insidieux et prometteur dont on comprend bientôt qu’il n’est autre que le grand inquisiteur.
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Mattia Olivieri et John Daszak

Une femme promise aux flammes de l’Enfer dont elle est sauvée par son amour et par sa foi, un homme promis aux flammes du bûcher et qui se croit sauvé avant d’être brûlé vif. Et un public comblé par une soirée brillant des feux de l’excellence. 

Distribution du 27 avril 2025

Suor Angelica / Il prigioniero. Troisième partie du projet triennal Trittico ricomposto, en collaboration avec le Festival Puccini di Torre del Lago à l’occasion du centenaire de la mort de Puccini et en commémoration du cinquantième anniversaire de la mort de Luigi Dallapiccola.

Direction d’orchestre Michele Mariotti
Metteur en scène Calixto Bieito
Chef de chœur Ciro Visco
Scénographie Anna Kirsch
Costumes Ingo Krügler
Lumières Michael Bauer

Suor Angelica  

Opéra en un acte de Giacomo Puccini sur un livret de Giovacchino Forzano

Suor Angelica Yolanda Auyanet 
La tante Princesse Marie- Nicole Lemieux
L’abbesse Annunziata Vestri
La zélatrice Sœur Irene Savignano
La maîtresse des novices Carlotta Vichi
Sœur Genovieffa Laura Cherici
Sœur Osmina/la novice Jessica Ricci
Sœur Dolcina Ilaria Sicignano
L’infirmière Sœur Maria Elena Pepi

Il prigioniero

Musique et livret de Luigi Dallapiccola
Opéra en un prologue et un acte
Livret de Luigi Dallapiccola 

La mère Ángeles Blancas
Le prisonnier Mattia Olivieri
Le geôlier / le grand inquisiteur John Daszak
Le premier prêtre Nicola Straniero
Le deuxième prêtre Arturo Espinosa

Orchestre et Chœur du Teatro dell’Opera di Roma
avec la participation du Chœur des Voix Blanches (Coro di Voci Bianche) du Teatro dell’Opera di Roma (Maestro Alberto de Sanctis)

Crédit photographique © Fabrizio Sansoni Teatro dell'Opera di Roma

mercredi 23 avril 2025

Le Festival de Pâques de Salzbourg présente une version revisitée de la Khovanchtchina

Marfa - Nadezhda Karyazina (scène finale, la pluie de cendres)

Le Festival de Pâques de Salzbourg 2025 a mis à l'affiche La Khovanchtchina, le chef-d'œuvre inachevé de Modest Moussorgski, dans une version retravaillée qui a pour ambition de présenter cet opéra dans son intégralité, tout en tentant de répondre à ce que Moussorgski recherchait apparemment. La nouvelle production a été confiée au metteur en scène et acteur britannique Simon McBurney, qui a travaillé en synergie avec son frère, le compositeur Gerard McBurney et avec le chef d'orchestre Esa-Pekka Salonen, une équipe qui se connaît de longue date. La version du Festival utilise les orchestrations de Dmitri Chostakovitch  et d'Igor Stravinsky, complétées par une passerelle entre ces deux parties composée par Gerard McBurney. Pour cette entreprise, le Festival a travaillé en coproduction avec le MET de New York qui jouera l'opéra probablement en 2030.

Passionné par l'histoire de sa patrie, Modeste Moussorgski avait commencé le projet en 1872 alors qu’il travaillait encore sur l’opéra Boris Godounov. Le compositeur avait mené une recherche quasi obsessionnelle sur une partie sombre de l'histoire russe, le soulèvement des Streltsy au 17e siècle. Les événements, pleins de conspirations et de violences impitoyables, ressemblent étrangement aux événements qui se déroulent dans la Russie d'aujourd'hui. Esa-Pekka Salonen estime qu'en opérant quelques changements dans les noms et les détails, le chef-d'œuvre inachevé de Modest Moussorgski pourrait être une histoire de notre époque : les plans de coup d’État d’une armée privée implosent et s’évanouissent en fumée,  des tentatives sont faites pour instrumentaliser la religion afin de promouvoir des aspirations politiques, la désinformation règne en maîtresse, les gens ne savent plus que croire et finissent par se méfier de presque tout le monde. Les rebelles sont confrontés à de lourdes sanctions, mais soudain, le tsar Pierre le Grand qui vient d'accéder au pouvoir gracie les révoltés.

L’histoire de la Khovanchtchina est fascinante et complexe. Il s'agit du dernier opéra de Modeste Moussorgski, resté inachevé à sa mort en mars 1881. Il n'a laissé que des esquisses fragmentaires et aucune partition pour piano des deux dernières scènes. La première version de l'opéra dans son intégralité fut achevée dés 1882 par Nikolaï Rimski-Korsakov, ami de Moussorgski, qui pallia l'absence de  fin en en ajoutant une fin de sa propre composition. En 1913, Igor Stravinsky ajoute une nouvelle fin pour Sergei Diaghilev et les représentations parisiennes organisées dans le cadre des Ballets russes. Finalement, en 1958, Dmitri Chostakovitch retravailla toute l'orchestration à partir d'une édition des esquisses de Moussorgski, datant de 1931, par le musicologue Pavel Lamm et le compositeur Boris Asafiev, en y ajoutant sa propre fin. Depuis lors, la version de Chostakovitch s'est imposée dans les maisons d'opéra du monde entier.

La production salzbourgeoise présente une version de la fin de l'opéra qui tente de rester aussi proche que possible des esquisses manuscrites survivantes de Moussorgski avant de passer au final du début du 20e siècle composée par Stravinsky. Le travail sur ces esquisses a été dirigé par le compositeur Gerard McBurney, un spécialiste de la Russie, qui a accordé une attention particulière à une seule page extrêmement révélatrice de l'écriture de Moussorgski, découverte plusieurs décennies après l'achèvement de la version de Chostakovitch et aujourd'hui conservée au Musée de la musique de Moscou. « J'ai vu, - commente Gerard McBurney, - que cette fragmentation de la musique survivante nous permet de moduler une expérience fascinante, depuis la merveilleuse version de Chostakovitch, en passant par une sorte de terrain vague dans lequel nous n'avons que les esquisses fragmentaires de Moussorgski, jusqu'à la belle rédemption de la conclusion de Stravinsky. » Nous voulions nous assurer que le public entende chaque note de Moussorgski. » L'artiste sonore finlandais Tuomas Norvio a lui aussi contribué à la nouvelle version en créant un environnement sonore électronique d'ambiance pour entrelacer les fragments : il crée notamment la sombre atmosphère des levers de rideau, introduit des carillons de cloches et, en fin de spectacle, les bruissements de la forêt et le chant des oiseaux.

Première scène - Les cadavres de la Moscova /
Le rideau du Bolchoï en fond de scène

La salle est plongée dans l'obscurité, on entend des grondements sonores que déversent les haut-parleurs. Une femme s'avance vers le grand rideau métallique de cuivre doré. Le rideau se lève pour faire place à un autre rideau, qui n'est autre que le rideau historique rouge et or du Bolchoï, avec ses aigles bicéphales à têtes couronnées et, partout, les broderies qui forment le nom du pays, Rossia. Ce deuxième rideau n'est en fait qu'une projection vidéo qui va bientôt laisser la place à un troisième rideau, identique au second, qui se lève à son tour en léchant la scène, dont le sol sur lequel reposent des cadavres humains s'élève en oblique. Après cette mise en situation, les décors et les costumes ne donneront que peu de repères historiques. Des tablettes ou des téléphones portables, des photos d'icônes brandies par les fidèles, on pourrait se trouver dans la Russie contemporaine, ou dans tout pays totalitaire. L'orchestre entame le ravissant prélude qui évoque un lever de soleil sur la Moscova, mais ce romantisme bucolique est vite oublié lorsqu'on voit le sol jonché des cadavres tombés lors du massacre de la veille. Ce soleil s'élevant au travers des brumes matinales sur le fleuve est semblable au tragique " Soleil cou coupé " qui termine le poème " Zone " de Guillaume Apollinaire.

Chœur Philharmonique Slovaque et Bachchor Salzburg

La scénographe Rebecca Ringst a réduit la largeur de la scène en installant en son centre un grand caisson scénique aux parois de métal gris où se déroulent la plupart des scènes. Le sol et les parois sont mobiles et forment divers assemblages qui permettent surtout de mettre les personnages et leur psyché en lumière, sans références spatio-temporelles précises, en dehors de quelques clins d'œil à l'actualité des dernières années : l'ambition MAGA transposée en Russie avec un " Make Russia Great again ", un des Streltsy est affublé du costume porté par l'activiste d'extrême-droite américain connu sous le nom de QAnon Shaman, en fin d'opéra le pope Dossifey dénude son torse et l'on voit sur son dos un grand tatouage représentant la Croix orthodoxe,... Mais ce ne sont là que des détails au regard de la ligne directrice de la mise en scène qui tend à souligner l'avidité des dirigeants dans la lutte pour le pouvoir et l'ignorance des masses facilement manipulables. La partition de Moussorgsky est fortement ancrée dans le folklore russe, mais  la couleur locale que la musique transporte est absente des costumes et des décors. " Le passé dans le présent – ​​telle est ma tâche ! " Le propos de Moussorgsky, qui en 1872, alors qu'il s'attelait à la rédaction du livret et de la partition de La Khovanchtchina a sans doute alimenté les intentions de la mise en scène de Simon McBurney.  Le metteur en scène et la scénographe se sont attachés à lever voile après voile jusqu’à ce que la vérité éclate. Et la vérité n'est en général pas belle à voir : "L'art et rien que l'art, nous avons l'art pour ne point mourir de la vérité." écrivit Nietzsche, qui, contemporain de Moussorgsky, est souvent revenu sur le sujet. 

Le livret se nourrit de la sombre histoire de la prise de pouvoir conjointe de Pierre, le fils du tsar Alexis Ier, le futur Pierre le Grand, et de son frère Ivan V, il condense en un seul épisode les trois révoltes des Streltsy qui veulent s'emparer du pouvoir et l'immolation des Vieux-Croyants lors de la troisième révolte. Marfa est le seul personnage principal qui ne soit pas historique. Cette merveilleuse figure tragique appartient au départ au groupe des Vieux-Croyants, mais elle évolue entre toutes les factions et s'en démarque par son identité propre pour rapidement devenir le personnage principal de l'action.

La direction d'orchestre est confiée à l'expertise d'Esa-Pekka Salonen dont la fascination pour le répertoire russe traverse toute la carrière. En 2011, il avait déjà travaillé avec Gerard McBurney sur la première du fragment d’opéra perdu depuis longtemps de Dmitri Chostakovitch, Orango. L'Orchestre symphonique de la radio finlandaise répond tout en souplesse à la battue tout à la fois précise, techniquement très informée et élégante du chef finnois. Un travail complice du chef et de l'orchestre qui travaillent de concert depuis plus de quatre décennies : Esa-Pekka Salonen fit partie de l'orchestre en tant que corniste dès l'âge de 16 ans.  Ensemble ils sont parvenus à relever le défi de rendre les  ambivalences qui traversent toute la pièce, des opposés qui se produisent simultanément dès le prélude qui évoque la beauté  du soleil qui se lève sur le fleuve et l'horreur d'un sol baigné de sang. Ailleurs, les notes plus agressives reflétant les violences du drame se mêlent à la douceur des chants populaires.

La mezzo-soprano russe Nadezhda Karyazina remporte les lauriers d'une victoire étincelante à Salzbourg, où elle fait des débuts unanimement acclamés et où elle s'est vu décerner le prix Herbert von Karajan 2025, un prix remporté de concert avec le chef Maxim Emelyanychev qui a cette année dirigé l'oratorio Elijah de Mendelssohn au Festival. Nadezhda Karyazina excelle tant par son jeu de scène que par son chant souverain. Elle dresse le portrait déchirant de Marfa avec une ardeur enflammée qui lui fait brûler les planches. Tout est naturel dans son interprétation qui rend un vibrant hommage au compositeur. C'est d'une beauté tragique hallucinante ! Nadezhda Karyazina apporte un pathos poignant à la scène finale qui combine le suicide collectif des Vieux-Croyants qui s'immolent par le feu avec l'agonie du Prince Andrei Khowanski (excellent Thomas Atkins) qui meurt dans les bras de Marfa, dans une attitude qui rappelle certaines Pietà, mise en lumière par les admirables éclairages de Tom Visser. Simon McBurney propose un final original : on ne voit l'incendie que par les flammes de vidéos projetées en coulisses, alors que des masses de cendres tombent avec fracas des cintres sur la scène préalablement recouverte d'un tapis de plastique noir. 

Prince Ivan Khovansky - Vitalij Kowaljow

Deux basses formidables tiennent les rôles des chefs insurrectionnels : l'ukrainien Vitalij Kowaljow dans le rôle du boyar Ivan Khovansky, le chef des Streltsy, et l'estonien Ain Angur dans celui du fervent Vieux-croyant Dosifey. L'un et l'autre disposent de la puissance vocale nécessaire pour emplir le Grand Palais des Festivals, d'autant que le caisson mis en place par Rebecca Ringst n'a pas reçu de plafond qui aurait pu servir d'abat-voix. Le baryton basse canadien Daniel Okulitch fait des débuts salzbourgeois très réussis en prêtant sa voix au diplomate russe Shaklovity, l'un des principaux conseillers de la régente Sophia Alekseyevna. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke donne un Scribe convaincant avec son ténor de caractère d'un beau métal. Les grandes scènes chorales sont brillamment enlevées par le Chœur philharmonique slovaque et le Chœur Bach de Salzbourg, dont les impressionnants mouvements groupés sur scène ont été chorégraphiés avec un talent d'orfèvre par Simon McBurney.

Les frères McBurney et le chef Esa-Pekka Salonen ont réalisé de la belle ouvrage en parachevant le patchwork inachevé de la  Khovanchtchina. Simon McBurney a proposé une lecture intelligible de l'opéra en lui octroyant une dimension universelle. Aux applaudissements, le public, très enthousiaste, a salué l'ensemble de la production et ovationné en un couronnement bicéphale l'inoubliable Marfa de Nadezhda Karyazina et l'intelligente direction d'orchestre d'Esa-Pekka Salonen.

Production 

Direction musicale - Esa Pekka Salonen
Mise en scène et chorégraphie - Simon McBurney
Scénographie - Rebecca Ringst
Costumes - Christina Cunningham
Lumières - Tom Visser
Conception vidéo - Will Duke
Codirection et mouvement - Leah Hausman
Design sonore - Tuomas Norvio
Dramaturgie et conseil - Gerard McBurney, Hannah Whitley

Distribution 

Prince Ivan Khovansky - Vitalij Kowaljow
Prince Andrei Khovansky - Thomas Atkins
Prince Vasily Golitsin - Matthew White
Shaklovity - Daniel Okulitch
Dosifey - Ain Anger
Marfa - Nadezhda Karyazina
Scribe - Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Emma - Natalia Tanasii
Varsonofyev - Rupert Grössinger
Susanna - Allison Cook
Kuzka - Theo Lebow
Streshnev - Daniel Fussek

Orchestres & Chœurs 

Orchestre symphonique de la radio finnoise
Chœur Philharmonique Slovaque
Préparation Jan Rozehnal 
Bachchor Salzburg
Préparation Michael Schneider
Choeur d'enfants du Festival de Salzbourg
Préparation Wolfgang Götz et Regina Sgier

Crédit photographique © Tom Visser Design (photos 1) et 3 / Inés Bacher (photos 2 et 4)

jeudi 17 avril 2025

La trilogie Wings of Memory consacre l'excellence du Ballet d'État de Bavière

Le Sacre du Printemps, corps du Ballet bavarois © Serghei Gherciu

La Semaine festive 2025 du Ballet d'État de Bavière innove cette année en proposant une nouvelle production intitulée Wings of Memory (Les Ailes de la Mémoire), une trilogie qui réunit trois chefs-d'œuvre chorégraphiques qui font tous référence à des étapes importantes de l'histoire de la danse et de la musique. La mémoire donne des ailes ! La mémoire du passé peut constituer une source d'inspiration pour  la création chorégraphique contemporaine. Bella Figura de Jiří Kylián, créée à La Haye par le Nederland Dans Theater en octobre 1995,  est considérée comme l'une des œuvres les plus réussies de la période de création intermédiaire du chorégraphe tchèque. Elle entraîne neuf danseurs dans un « voyage à travers le temps, l'espace et la lumière », selon les termes du chorégraphe. Le Faune de Sidi Larbi Cherkaoui, qui connut sa première en 2009 au Sadler’s Wells Theatre, ne peut être envisagé sans faire référence au spectacle de danse-théâtre chorégraphiée par Vaslav Nijinsky en 1912 sur le Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy. Enfin, la chorégraphie de Pina Bausch, Le Sacre du Printemps, créé en 1975, est basée sur la musique éponyme du ballet de Stravinsky, un jalon de l'histoire du ballet qui avait fait scandale lors de sa création, ses détracteurs avaient qualifié l'œuvre de "massacre du printemps."

Crédit photo © Katja Lotter

Bella Figura

Bella Figura, la pièce emblématique de Jiří Kylián, s’impose comme une réflexion troublante sur la beauté, l’illusion et la vulnérabilité. Entre ombre et lumière, nudité et artifice, les corps se dévoilent dans une danse qui oscille entre maîtrise et abandon. Plus qu’une performance, c’est une interrogation : où commence réellement le spectacle? Sur scène, dans les coulisses, ou dans la vie elle-même? Bella Figura devient une expérience totale, un voyage où la danse révèle ce que les mots ne peuvent exprimer.  Jiří Kylián présentait sa création en ces termes :

" Un voyage dans le temps, la lumière et l'espace, dirigeant l'ambigüité de l'esthétique, des spectacles et des rêves. Trouver la beauté dans une grimace — dans un repli de l'esprit — ou dans une contorsion physique entre le prétendu art et l'artificiel — entre la réalité de la vie ou la fantaisie — cette zone médiane crée une tension qui m'intéresse. C'est comme se tenir au bord d'un rêve. Se tenir dans le noir ou fixer une lumière éblouissante les yeux fermés — doublant chaque parcelle de notre soi-disant réalité. Le moment dans lequel le rêve se mêle à nos vies et la vie à nos rêves - voilà l'objet de ma curiosité. Simplement — une sensation de tomber dans un rêve et de se réveiller avec une côte cassée ". 

En italien, l'expression " Bella Figura " ne se réfère pas seulement à la beauté du corps, à sa belle apparence, mais elle a aussi un sens psychologique : il s'agit aussi de la capacité de résistance des personnes confrontées à une situation difficile - par conséquent, elle signifie aussi "faire bonne impression. " Pour rendre compte de cela, Jiří Kylián crée une syntaxe chorégraphique surprenante dont les règles se dévoilent progressivement et dont le sens devient de plus en plus perceptible au cours du spectacle. Le chorégraphe donne une analyse étonnante du monde comme espace de représentation du soi sur des musiques de Vivaldi, Torelli ou le Stabat Mater de Pergolèse, qui conviennent parfaitement bien au projet : la vie des cours de l'époque baroque était marquée par une esthétique théâtralisée des expressions émotionnelles, avec une gestuelle très étudiée, une tension de tout le corps vers plus de beauté, vers plus de perfection. Le paraître l'emporte sur l'être ou veut le constituer, et cette vie légère et superficielle est poussée jusqu'à la caricature par le chorégraphe. L'humour, le comique et le ridicule sont souvent présents, on sourit et l'on rit beaucoup. On reste stupéfaits par l'extrême qualité de la performance des danseurs, car la chorégraphie est d'une exigence minutieuse, chaque geste doit rendre compte du code grammatical, ce sont des jeux de doigts et de mains, des inclinations d'épaules, des déhanchements.  La technique des danseurs du ballet bavarois atteint ici des niveaux stratosphériques. Ce, transformant même des trilles baroques en une inclinaison d'épaule ou une rotation de main. Les corps des danseurs agissent comme des instruments de musique capables d’exprimer tout le spectre et toutes les nuances des émotions qui sous-tendent  une recherche constante de beauté et de perfection. 

Crédit photo © Serghei Gherciu
Le Faune

Sidi Larbi Cherkaoui a présenté son spectacle Faune  en 2009 à l'occasion des célébrations du centenaire des Ballets Russes auxquelles participait le Sadler’s Wells Theatre à Londres, qui avait invité des chorégraphes à travailler sur des pièces de leur répertoire ou à s'en inspirer. Cherkaoui a opté pour L'après-midi d'un faune, la chorégraphie de Nijinski autour du poème de Stéphane Mallarmé Le prélude à l'après-midi d'un faune, sur une composition impressionniste de Claude Debussy. Nijinski s’était inspiré de figures dessinées sur des vases de l'antiquité grecque pour donner un spectacle de facture classique, mais à la fois audacieux par ses connotations sexuelles, qui avait déclenché une fameuse controverse lors de sa création.


La scène se déroule dans une forêt profonde, éclairée par des faisceaux de lumière solaire qui se frayent un chemin au travers des frondaisons. Le faune solitaire est saisi à son réveil, on le voit s'extraire lentement de son sommeil, le corps endormi encore s'étire, vacille et titube. C'est un être sensuel, sauvage, insouciant et détendu, à la croisée de l'humain et de l'animal.  La rencontre d'une jeune femme, qui suit la première scène, va entraîner un changement dans la gestuelle, le faune s'anime et entame une parade amoureuse trépidante. Les deux protagonistes ont au départ chacun une gestuelle qui lui est propre, mais l'attirance des corps va entraîner un mimétisme, opérer une synchronisation des mouvements qui s'harmonisent. Les énergies masculines et féminines se rencontrent et se complètent dans un monde onirique, elles nourrissent un jeu de séductions que le couple de danseurs, — ce soir Frederick Stuckwisch et Zhanna Gubanova, — rendent de manière admirable. L'apparence intemporelle, naturelle et organique des costumes conçus par Hussein Chalayan contribue à constituer les deux protagonistes en figures archétypales et mythiques. La musique de Debussy est entrecoupée d'extraits composés par Nitin Sawhney pour ce ballet, à la demande de Sidi Larbi Cherkaoui.


Crédit photo © Serghei Gherciu


Le Sacre du Printemps

Créée en décembre 1975 à Wuppertal, un an avant la fondation de la troupe du Tanztheater Wuppertal, la chorégraphie légendaire du Sacre du Printemps de feue Pina Bausch  (†2009) a fait le tour du monde. La semaine festive 2025 du Ballet d'État de Bavière  offre enfin la chance de découvrir pour la première fois à Munich cette oeuvre marquante

Le second entracte de la soirée a ceci de particulier qu'une fois n'est pas coutume, les spectateurs sont invités, si tel est leur souhait, à rester dans la salle.  Ils peuvent ainsi assister à la mise en place d'un décor constitué d'un quadrilatère d'une terre sans doute finement tamisée que vont venir piétiner les danseurs. Six grandes bennes sont poussées sur la scène par une quinzaine de personnes de l'équipe technique tout de noir vêtues et équipées de pelles. Douze mètres cubes de terre sont déversées sur scène avant d'être lissées en une couche compacte. L'élément terre est l'alpha et l'oméga de la vie dont elle symbolise le début et la fin, elle alimente la vie par sa fertilité, elle fut utilisée par le divin Créateur pour façonner le premier homme, condamné à la mort dès sa naissance, elle accueille les cadavres qu'elle décompose après la mort, elle est aussi un élément de stabilité et d'ancrage. Dans la narration du Sacre du Printemps, elle est constitutive du divin qui exige une victime propitiatoire, le terme " sacre " devant s'entendre dans le sens d'un Sacrifice. « J'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen : les vieux sages assis en cercle et observant la danse à la mort d'une jeune fille qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps », écrit Igor Stravinsky dans ses Chroniques de ma vie.

Le Sacre de Pina Bausch rencontre les intentions de la composition, répondant aux attentes d'Igor Stravinsky  qui espérait que le ballet dansé sur son oeuvre donne à voir  " une réalisation plastique, simple et naturelle, découlant des commandements de la musique. " C'est exactement l'effet que produit la chorégraphie tellurique de la Grande Dame de la danse contemporaine. Pendant 35 minutes, trente-deux danseurs et danseuses, divisés en deux groupes de seize qui parcourent la scène en grappes humaines, piétinent la terre avec une nervosité frénétique nourrie de peur et d'angoisse. Les danseurs sont vêtus de robes beiges, la couleur naturelle par excellence, ils évoluent en lignes diagonales comme des essaims affolés. Les corps, les visages, les mains et les robes sont rapidement salis par la tourbe brune. Un tissu rouge constitue le seul élément de couleur, c'est la robe que finira par revêtir la victime sacrificielle qui, une fois désignée, donnera un solo saisissant et douloureux qui la met en transe. Le piétinement incessant du tapis de terre et la rapidité des mouvements entraînent une dépense d'énergie considérable, la musique et la danse expriment une charge émotionnelle paroxystique qui culmine avec la désignation du bouc émissaire dont l'exécution doit apaiser la divinité printanière. C'est d'une beauté époustouflante.

Le succès de la soirée tient aussi à l'excellence de l'orchestre et du chef invité, Andrew Litton, qui dirige le  New York City Ballet depuis neuf ans et qui apprécie particulièrement la musique de Stravinsky. Andrew Litton se montre très attentif au mariage harmonieux de la fosse et de la scène. Il s'entend parfaitement à rendre les images rythmiques et à générer les crescendos de sonorités voulus par le compositeur. Dans chacune des deux parties, au départ d'une musique lente, Andrew Litton fait monter la tension en soulignant les rythmes tantôt répétitifs, tantôt très dynamiques jusqu'à l'explosion finale. La symbiose entre le chef, l'orchestre et la scène est remarquablement construite.

Ces trois chorégraphies exécutées avec une rare perfection ont déchaîné des salves d'applaudissements d'un public enthousiaste sensible aux émotions, à l'enthousiasme et à la qualité véhiculés par des interprètes tous extraordinaires. Un parcours lumineux qui rend perceptible l'excellence du renouveau du Ballet d'État de Bavière dont les destinées sont depuis deux ans confiées à Laurent Hilaire, une direction qui favorise le dialogue avec les artistes. Rien que du bonheur !

Distribution

Direction musicale Andrew Litton

Bella Figura 

Chorégraphie Jiri Kylián
Musique Alessandro Marcello, Lukas Foss, Pergolesi, Torelli, Vivaldi
Décors et conception lumière Jiri Kylián
Costumes Joke Visser
Étude Lorraine Blouin
Danseurs Margaret Whyte, Madison Young, Osiel Gouneo, Elvina Ibraimova, Jinhao Zhang, Ksenia Shevtsova, Jakob Feyferlik, Carollina Bastos, António Casalinho

Faune

Chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui
Musique Nitin Sawhney, Claude Debussy
Décors et lumières Adam Carrée
Costumes Hussein Chalayan
Étude Daisy Phillips, James O'Hara
Danseurs Frederick Stuckwisch et Zhanna Gubanova

Le Sacre du Printemps

Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch
Musique Igor Stravinsky
Décors et costumes Rolf Borzik

Ensemble du Bayerisches Staatsballett
Bayerisches Staatsorchester

lundi 14 avril 2025

Lost Letters — Munich accueille le ballet élégiaque de Lucia Lacarra et Matthew Golding

Le temps des amours bucoliques
Win (Lucia Lacarra) et Frank (Matthew Golding) 

La cuvée 2025 Semaine du Festival du Ballet d'État bavarois accueillait ce 13 avril le spectacle Lost Letters de Lucia Lacarra, l'ancienne première soliste du Bayerisches Staatsballett, dont elle contribua à faire la renommée de 2002 à 2016.  Elle revient à Munich pour présenter le premier travail de la compagnie qu'elle a fondée en 2023 avec son partenaire Matthew Golding, le Lucia Lacarra-Ballet, dont l'objectif est de maintenir le plus haut niveau d'excellence artistique et de transmettre aux jeunes générations la passion de la danse. Lucia Lacarra et Matthew Golding se connaissent depuis des années. Leur partenariat date de juin 2019, époque à laquelle ils décidèrent de réaliser ensemble des productions, ce qui conduisit à la création  de deux spectacles,  Fordlandia (2020) et In The Still Of The Night (2021).

Chorégraphié sur des musiques de Sergei Rachmaninov et Max Richter, le ballet Lost Letters, fut créé en octobre 2023 au Teatro Arriaga de Bilbao, au coeur de ce pays basque dont est originaire Lucia Lacarra, née en 1975 à Zumala. Ces Lettres perdues célèbrent la force de l'amour en temps de guerre. Le spectacle s'articule autour du thème des liens perdus et invite le public à réfléchir sur le pouvoir de la communication. Il raconte une histoire émouvante et obsédante à l'époque de la Première Guerre mondiale, qui sépara tant de couples qui ne disposaient que du courrier comme moyen de communication. Les lettres manuscrites envoyées depuis le front et les réponses de ceux qui sont restés au pays constituaient un lien essentiel entre les soldats et leur environnement social en temps de guerre. Lost Letters est basé sur une lettre réelle que l'artilleur Frank Bracey a écrite à sa femme Win pendant la Première Guerre mondiale, dont voici la traduction :
  
"Très chère Win, 
Je t'écris juste une ligne, Win, en cas d'accident. Juste pour te faire savoir combien je t'ai toujours aimée, ma chérie. Tu es la meilleure petite femme sur terre, te l'ai-je déjà dit ? Mais j'écris ce mot parce que j'ai le sentiment que je ne reviendrai plus. J'ai la plupart de tes lettres dans cette boîte, ma chérie, et je souhaite que tu les aies, ainsi que les cartes. Tu penses peut-être que je suis un peu largué en écrivant ceci, ma chérie, mais je n'y peux rien. Si je reviens, ma chérie, tu ne verras jamais cette lettre, mais j'ai le fort sentiment que je ne reverrai plus jamais l'Angleterre. Au cas où je me retrouverais six pieds sous terre, je veux que tu sois heureuse et que tu cherches un homme plus digne que ton humble serviteur. Tu as été tout pour moi, Win. Je sais que ton amour est mien pour toujours, ma chère, mais si je ne reviens pas, je te souhaite le meilleur du bonheur et un bon mari Je sais que tu m'as dit ce que tu ferais pour toi si je ne revenais pas, mais Win, pour notre amour, je te souhaite d'être courageuse. Ce serait dur pour toi, petite fille, je sais, mais ne fais rien de tel. Mon dernier souhait est que tu épouses un homme bien, que tu sois heureuse et que tu penses à ton humble mari de temps en temps. J'ai senti que je devais écrire ces quelques lignes, Win, mais quoi qu'il arrive, ma chérie, garde le cœur vaillant et pense que ton Frank a fait sa part pour les femmes de cette petite île. Je suppose que tu penseras que ton humble mari est fou, mais je n'ai jamais été aussi sain d'esprit que maintenant.

Frank
L'artilleur Frank Bracey, de la 103e brigade de siège des Artilleries royales, a été tué dans le Pas-de-Calais le 3 août 1916. Il est enterré au cimetière militaire britannique de Saint-Amand. 


Le ballet pose la question de savoir ce qui serait arrivé à cette femme si elle n'avait jamais reçu de lettre de son mari bien-aimé. Sa vie aurait elle été différente ? Comment les relations se délitent-elles pour finir par se perdre ? Il dessine aussi des réponses en soulignant l'importance de la communication humaine et des sentiments partagés. 

La chorégraphie tisse les liens qui unissent les deux protagonistes, encadrés par huit autres danseurs espagnols, quatre femmes et quatre hommes. Il s'agit d'un ballet narratif aux lignes indécises car il dessine davantage les fluctuations émotionnelles des personnages et que leur histoire empreinte d'intériorité, de tendresse et d'authenticité ouvre de nombreuses portes à l'interprétation. Lucia Lacarra a gardé toute la souplesse, la légèreté diaphane et la grâce aérienne qu'on lui connaissait, soutenue et portée par un Matthew Golding plus solide et tellurique. La chorégraphie définit des lignes d'une grande sobriété, que soutiennent l'expertise technique des danseurs, avec une succession de pas de deux parfaitement exécutés au langage évocateur, avec en apex, la scène qui se déroule devant le défilement d'un champ de pavots. La symbolique des couleurs des robes de Win accompagne les moments de la narration : au temps des amours, Win porte une robe bleue comme un ciel sans nuage et des chaussons orangés : on la voit ensuite dans une robe rouge à l'immense traîne qui vient onduler sur toute la scène, une couleur  une couleur qui proclame tant l'amour que la  mort ; lors de la dernière scène tous les danseurs sont chichement vêtus et noyés dans une blancheur laiteuse, d'une propreté de linceul.

L'action se déroule comme dans un rêve éveillé. Le décor est constitué d'une projection vidéo qui occupe tout le fond de scène et qui évoque des paysages côtiers désolés, avec des falaises arides, des plages encombrées de débris, de bois flottés et de carcasses d'animaux marins. Des salons vides et sombres témoignent de l'attente solitaire du bien-aimé qui ne reviendra jamais. La vidéo nous fait survoler pendant un temps d'une durée qui semble infinie des champs de pavots rouges qui défilent et nous entraînent vers une source lumineuse. La vidéo calque et reflète le jeu des danseurs qui y apparaissent dansant dans des positions similaires à celles qu'ils donnent à voir sur scène, mais le plus souvent filmés sous un angle différent, en vision stéréoscopique. Les musiques électroniques minimalistes, répétitives et lancinantes de Max Richter contribuent à l'effet hypnotique de la vidéo, et cette combinaison de l'image  et du son nous conduit au plus profond des émotions exprimées par les danseurs. C'est d'une beauté déchirante et fascinante qui entraine chaque spectateur au plus profond de sa sensibilité propre et de son histoire personnelle. 


Le final est subaquatique. La danseuse s'est dépouillée de sa robe et s'avance déterminée vers les flots comme si elle avait décidé d'en finir et de rejoindre son mari dont elle est restée sans nouvelles, au contraire de ses compagnes qui ont elles reçu des lettres. Un rideau translucide descend sur l'avant-scène et reçoit la projection de la surface des flots vue du fond de la mer. Ce monde sous-marin d'une blancheur laiteuse voit la réunion du couple séparé par la guerre qui se retrouve pour un dernier pas de deux, mais on pressent que ces retrouvailles post mortem ont la force mythique de ces grandes amours qui triomphent de la mort. 

Le public a célébré le retour de sa danseuse étoile d'une longue standing ovation.

Distribution

Concept et mise en scène Lucia Lacarra et Matthew Golding
Chorégraphie Matthew Golding
Musiques de Sergueï Rachmaninov et Max Richter
Soliste Lucia Lacarra
Soliste Matthew Golding
Ensemble du Lucia Lacarra Ballet

Crédit photographique @ Jesus Vallinas