Ainsi, sujet et décor, tout est neuf dans la Sylphide. L’art poétique du romantisme en pénètre la conception ; de quelle façon la mode littéraire s’est-elle infiltrée dans le ballet, genre conservatif entre tous ? L’ouvrage est signé par Philippe Taglioni qui en régla les danses. Rien ne le montre capable d’imaginer et de rédiger un programme de cette qualité poétique. Le compte rendu de Blaze livrait le secret au public sous une forme spirituelle : « L’auteur, qui garde l’anonyme, s’est nourri des bons livres de mythologie septentrionale... » Pour « s’est nourri » on n’a qu’à lire « c’est Nourrit ». Ce livret est ainsi un hommage de l’illustre chanteur, qui devait sombrer bientôt dans la mélancolie et le suicide, à la danseuse admirée.
Comment s'étaient-ils connus ? Deux mémorables créations avaient servi de lien entre les deux artistes. C'est, d’abord, l’entrée de Taglioni, abbesse de Sainte-Rosalie, à la tête du chœur des nonnes défuntes, qui, dans le Robert de Meyerbeer, décide le ténor à se donner au diable. Et dans le Dieu et la Bayadère, opéra-ballet de Scribe et Auber, Taglioni-Zoloë se fait aimer à force d’éloquence muette par l’Étranger-Nourrit. C’est ensemble qu’ils sont ravis au ciel d’Indra par un appareil ingénieux faisant bascule.
Ce n’est pourtant point de son propre fonds qu’Adolphe Nourrit a tiré le scénario de la Sylphide. On ne lui doit que l’adaptation libre au théâtre lyrique d’un ouvrage qui avait joui, dix ans plus tôt, d’une vogue considérable : le Trilby, de Charles Nodier, précurseur et intermédiaire littéraire, futur bibliothécaire de l’Arsenal, l’hôte et l'âme du premier Cénacle. Et c’est encore Nourrit qui tirera de Shakespeare le livret de la Tempête, signé par le chorégraphe Coralli. De tous les pays où vagabondait l’imagination romantique en quête de l'étrange et du pittoresque, l’Écosse jouissait du plus grand prestige. C’était la farouche patrie des Waverley Novels. Nodier entreprit un pèlerinage en ce fief de sir Walter Scott ; nous possédons une relation de ce voyage ; Nodier en rapporta aussi Trilby ou le lutin d’Argaïl, nouvelle écossaise, idylle féerique, fleurant son terroir, et pourvue d’un dénouement macabre. Les chastes amours de Trilby, le malicieux follet du foyer, et de Jeannie, la gente batelière du lac Beau, firent rêver les jeunes filles du temps jadis. Les « Revues de fin d’année » n’existaient qu'à l’état embryonnaire, en l’an de grâce 1822. Néanmoins, le théâtre s’empara de cette « actualité » littéraire. Scribe en tira, pour le Gymnase-dramatique, un vaudeville ; le Vaudeville riposta par une comédie en un acte coupée de couplets. Le théâtre des Variétés leur opposa une nouvelle variante, et le Panorama-dramatique railla les compétiteurs dans les Trois Trilby, folie en un acte : tout cela au cours d’un seul mois.
La version de Nourrit ne conserve du récit de Nodier que les impondérables : l’ambiance, la couleur. On ne vit pas à l’opéra le « joli lutin de la chaumière sautiller sur le rebord de pierres calcinées avec son petit tartan de feu et son plaid ondoyant couleur de fumée ». Les rôles se trouvèrent renversés. C’est James Reuben, paysan écossais, qui est hanté par un être impalpable, auréolé de liliales mousselines : la Sylphide, Taglioni.
Le livret abonde en situations gracieuses. Et pourtant, « il n’est pas aisé d’écrire pour les jambes », comme dit à bon escient Gautier.
« Mon frère, on ne court pas deux lièvres à la fois... »
« Ce proverbe, mis en vers par Fabre d'Eglantine, remarque malicieusement un critique contemporain, a été paraphrasé par l’auteur du programme. » Ces deux lièvres sont la réalité et le rêve, et c’est pour le rêve que prend parti la philosophie romantique. James aime Effie, la brune paysanne ; il est aimé de la Sylphide, le pâle démon familier. Qui des deux l’emportera ? James suivra la Sylphide dans son royaume aérien. Les maléfices d’une sorcière shakespearienne feront de lui le meurtrier de la frêle bien-aimée. La vie se venge sur le rêveur dans ce dénouement tragique. Mais l’esthétique du rêve triomphe tout au long du spectacle. La Sylphide est le prototype du ballet romantique. Les autres poèmes dansés par Taglioni ne font que varier sa donnée « dualiste ». La Fille du Danube n’y apporte que des nuances de couleur locale. Gautier s’inspirera pour sa Giselle de la même situation. Petipa n’en fera pas autrement pour sa Bayadère ; dix chefs-d’œuvre seront coulés dans le même moule !
Ce qui décida du succès en 1832, c’est qu’on « vit paraître souvent la virtuose favorite du public ; la pièce est faite pour Mlle Taglioni ; c’est elle que l’on cherche, c’est elle qu’on attend ». Les thèmes de la ballade populaire ne servent que de ritournelles à la sublime élégie de sa danse.
Dès le lever du rideau, la Sylphide est en scène, agenouillée auprès de James qui sommeille dans un fauteuil ; une lithographie d’après le tableau de Lepolle, le costumier de Robert le Diable, ainsi qu’une admirable estampe de Chalon, traduisent la tendresse de cette berceuse mimée. Le dormeur est éveillé par « le baiser de la lèvre idéale » ; aussitôt la vision disparaît. À deux autres reprises, la Sylphide apparaît pendant le premier acte ; tantôt elle se détache, blanche et suave, de la fenêtre ouverte, tantôt elle sort de l’âtre de la cheminée et se mêle, invisible, au bal des fiançailles et à la gigue des montagnards. Ces épisodes ne sont que des pas dits « d’action », participant de la mime ; nous sommes en plein drame. Le deuxième acte, où s’épanouit le ballet blanc, est dominé par le surnaturel. La danse y règne. Tout un léger bataillon de sylphides aux ailes bleues et roses paraît, écartant les branches des arbres. Les filles de l'air voltigent d’une aile timide et cadencée autour de leur sœur. Les unes attachent des écharpes dans les arbres et se balancent mollement ; les autres, saisissant le bout des branches, les font plier et en reçoivent un élan qui les soutient en l’air. L’entrée des quadrilles par quatre du fond à l’avant-scène est restée célèbre dans les annales de l’art chorégraphique. Devant le paravent mouvant de cet ensemble se déroule le pas de deux de la Taglioni avec le jeune Mazillier, danseur « intelligent et chaleureux » ; c'est la chasse à l’ombre, poétique jeu de cache-cache, qui sert de thème à ce duo ; c'est elle maintenant qui se dérobe ; c’est lui qui la poursuit en vain.
Taglioni danse... Comment danse-t-elle ? « Ce pas est un chef-d'œuvre, proclame Jules Janin dans son étude pour les Beautés de l'Opéra. Pas une femme ne le danse et ne le dansera comme elle le dansait... » Mais que faisait-elle de ce rôle « presque impossible ? » « Elle arrive, nous dit encore le même auteur, dansant à la fois comme les Grâces, sautant comme les Nymphes, d’un pas doux et léger. » Voilà bien des « topos » dont nous ne tirerons pas grand’chose. Le récit et l’analyse n’ont que faire de tout ceci, avoue d’ailleurs le critique désemparé. Castil-Blaze s’en tiendra de même à 1' « étonnante légèreté de sa danse » et « au charme de ses poses ». De rares indications nous la montrent « courant sur les fleurs sans les courber » ou découvrant dans un vieux chêne le nid de l’oiseau. Mais, où la parole se trouve en défaut, l’image s’y substitue utilement. L’iconographie du rôle est fort riche. La célèbre lithographie en couleur d’Achille Devéria nous montre la Sylphide de face, accourant vers la rampe par des « jetés » très enlevés ; la suite de Chalon, peintre suisse établi en Angleterre, est d’une rare justesse d’observation, comme aussi les croquis du Russe Bassine. Une analyse technique de ces documents n’est pas, ici, à sa place. Tous nous montrent ou bien l’envol impondérable souligné par le flottement de quelque voile ou encore des « équilibres » sur la pointe tendue ; sous l’enveloppe diaphane, une armature d’acier ; sous le bouillonnement de la mousseline, une pureté géométrique du dessin. Toujours l’essor saltatoire est animé par le jeu nuancé des bras... « Je n’ai pas rêvé ce démon-là », se serait exclamé Charles Nodier.
Mais la fatalité guette. L’écharpe de la sorcière posée sur la fraîche épaule fait tomber les ailes (« qui lui étaient inutiles, » dira un galant chroniqueur) de la Sylphide. Elle s’en va mourante dans les bras de James désespéré. L’entomologiste Fabre eût attesté la vraisemblance de cette mort. Les fourmis vierges ont des ailes qui leur tombent dès qu’elles ont aimé. La nature a tout prévu, même les dénouements du ballet. La pièce s’achève par l’assomption miraculeuse de la douce victime. Les sylphides couvrent avec l’écharpe le visage de leur sœur et l’emportent dans les airs ; de petits sylphes la soutiennent en lui baisant les pieds. Cette « volerie » opérée à l’aide de douze fils de laiton est un procédé cher à la mise en scène romantique ; dès 1815, Didelot s’en servit dans le « ballet volant » de Zéphyre et Flore (2). Mais l’étoile se laissait d’habitude remplacer par une figurante dans ces dangereux exercices. Cette fois-ci on vit Taglioni elle-même s’envoler vers les frises, à travers les arbres peints par Cicéri.
L’audacieuse manœuvre ne devait pas toujours réussir sans accroc. À une des représentations, deux sylphides restèrent en l’air ; l’on ne pouvait ni les descendre ni les remonter ; toute la salle criait de terreur ; enfin un machiniste se dévoua et descendit par les combles au bout d’une corde pour les débarrasser. Quelques minutes après, Mlle Taglioni, qui n’a parlé que cette fois dans sa vie (au théâtre, bien entendu), s'avança sur le bord du théâtre et dit : « Messieurs, personne de blessé. » Mieux renseignés que le chroniqueur, son contemporain, nous pourrions citer, pour le moins, trois autres harangues de la Sylphide, d’ailleurs aussi laconiques que celle-là. (3)
L'engouement pour la couleur locale, qui est celle de Rob-Roy ou de Montrose, contribua, certes, au « merveilleux succès » dont témoignent les gazettes. Le jour même de la création, Furne faisait paraître certaines « vues pittoresques d’Ecosse », gravées par les frères Johannot. C’est Pierre Cicéri qui exécuta les décors. Ce peintre qui avait dessiné, sous l’Empire, aux côtés d’Isabey, des maquettes linéaires comme des épures, s’était prodigieusement adapté à la nouvelle manière d’être. Le décor du deuxième acte, fond de paysage rocheux aperçu à travers les arbres, fit crier au miracle : c’était le diorama à l’Opéra ! Les effets de lumière, pendant le sabbat des sorcières, amusaient et charmaient; l'éclairage au gaz n’avait rien perdu de sa nouveauté : à la Comédie-Française on jouait encore sinon aux chandelles, du moins devant les lampes à huile. Le nom d’un autre artiste est intimement attaché à la légende de la Sylphide. C’est Eugène Lami, élève du baron Gros, dont les gouaches et les vignettes évoquent les fastes de la monarchie de juillet. Il avait déjà dessiné pour l’Opéra les costumes de la Tentation ; en habillant Taglioni, il fixa la formule vestimentaire du ballet romantique. Lamy coupa le vêtement qui fait le moine.
À l’instar du tragédien Talma, Gardel avait, sous l’Empire, introduit à l’Opéra la réforme davidienne. Les danseuses arboraient la tunique à la grecque aux plis drapant le corps en en suivant la ligne. Eugène Lami invente le « tutu » proprement dit, juponnage en mousseline qui fait bouffer la jupe de crêpe blanche. Cloche ou corolle renversée, ce costume permet à la danseuse de « dégager » avec ampleur ; il favorise le saut et le parcours. En même temps, cette nuée de gaze candide dégage une virginale poésie. Aucun ornement ne l’alourdit, à peine un bouquet cachant chastement la séparation des seins. Une couronne de fleurs posée sur les cheveux, un triple rang de perles au cou, des bracelets assortis, un étroit ruban bleu de ciel entourant la « taille guêpée » parachèvent la séraphique silhouette ailée.
Nous avons failli oublier un homme, pourtant associe au succès de la Sylphide. C'est le bon Schneitzhœffer dit Chênecerf, professeur au Conservatoire, qui, pour employer un joli solécisme de l’époque, avait «musiqué» le ballet. Castil-Blaze raffole de 1' « excellente musique » de Schneitzhœffer, homme au nom balzacien, et la prône comme « infiniment remarquable ». Gautier vantera cette musique de ballet comme une des meilleures qui existent. Seul, le nom du compositeur, hérissé de consonnes, l’aurait voué à l’oubli. (4) Attenterons-nous à cette gloire déjà si caduque ? S’il a emprunté à Paganini l’air de la sorcière, qu'importe ? Ses mélodies ont su émouvoir la Taglioni.
Ce que fut l’impression produite par l’ouvrage et la protagoniste, mille petits faits l’attestent mieux que d'officieux éloges. Blaze venait de lancer le verbe : « taglioniser » ; Janin emploie « sylphide » comme adjectif. Suprême effet de la renommée, Marie Taglioni influence jusqu'à la parure (5). La maison Beauvais crée un « turban Sylphide ». On trouve dans la sévère Vie de Rancé du septuagénaire Châteaubriand, une allusion attendrie aux « danses aériennes de Mlle Taglioni ». Victor Hugo tourne le madrigal pour elle et lui « dédicace » un livre en ces termes : À vos pieds, à vos ailes. Mais ces hommages augustes sont moins probants pour l’historien que telles estampes de Grèvedon qui nous montrent la Parisienne de 1832 coiffée « à la Sylphide ».
Adam t’ouvrit un nouveau monde,
Un palais de cristal sous l’onde,
Sylphide de l’air et des eaux
Méry
Désormais l'identité de Taglioni est, pour ainsi dire, abolie ; elle se confond avec l’image de la Sylphide qui est comme son « corps astral ». Elle créera maints autres rôles. Mais aucun de ces avatars successifs ne prévaudra contre cette suprême incarnation de son être, sauf, peut- être, celui de la Fille du Danube, en 1836; mais [...] ce ballet n’est qu’une variante du sujet initial, pétri dans la même substance spirituelle que la Sylphide.
(1) André Levinson, Marie Taglioni (1804-1884), Félix Alcan (Paris), 1929
(2) Didelot n'employa que deux danseurs volants ; Taglioni, douze.
(3) Charles Maurice prétend qu’à la même représentation Taglioni est « très bourgeoisement tombée », incident que ce fieffé menteur commente avec joie.
(4) Le musicien, personnage facétieux et enclin aux mystifications, se résignait, avec le sourire, à cette singulière infortune. Il mettait sur ses cartes de visites ce texte ironique : Schneitzhœffer (lisez Bertrand).
(5) « A l’imitation de Marie Taglioni, dont il faut bien savoir en effet que l’influence fut alors considérable, nous apprend M. Louis Maigron dans son ouvrage sur le Romantisme et la mode, on mettait toutes sortes de fanfreluches aux robes et aux corsages pour rendre la toilette froufroutante et vaporeuse : berthes, tabliers, écharpes en dentelle, voiles de blonde ; tout est combiné pour donner à la femme un air d’idéale séraphicité; »