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mardi 6 août 2019

Les Niebelungen à l'écran. Une critique cinématographique de 1924.

Une scène très décorative des Niebelungen : Le guet de Hagen.
LES "NIEBELUNGEN" A L'ÉCRAN
Un article de  JEAN TEDESCO * dans le magazine Cinéa du 15 août 1924

A cette nouvelle grandiose, qui, depuis de longs mois déjà, s'est répandue parmi nous tous, un grand nombre d'artistes se sont émus au fond d'eux-mêmes. Il s'agit en particulier des Wagnériens.

Depuis qu'il a été possible de voir, à l'Albert Hall de Londres, le gigantesque film de la légende germanique, depuis que les échos de la presse allemande nous ont transmis à ce sujet mille informations diverses, il n'est pas douteux que les réalisateurs ont cherché résolument à se détacher de la version wagnérienne. Reprenant la légende à son centre, Mme Théa von Harbou, auteur du scénario, s'est efforcée de s'éloigner le plus possible de l'action lyrique dont l'Opéra nous a donné tant de fois le spectacle. Il s'agissait principalement,croyons-nous, de ne pas entrer en conflit avec Bayreuth. A cette considération diplomatique, nous ne doutons pas que les réalisateurs ont ajouté une raison d'art. Quoi de moins « cinéma », en effet, que la tétralogie wagnérienne, si l'on s'en tenait à ce que nous en voyons sur la scène ? Se souvient-on des longues discussions lyriques qu'entame volontiers Wotan, de ses querelles de ménage et peut-on s'imaginer la visualisation des monologues de Siegfried ? Les wagnériens seront donc, de ce côté, rassurés. Le film de la U. F. A ne touchera pas à leur dieu.

Une admirable apparition de Siegfried, monté sur son cheval blanc
Mais pour tous ceux qui ont aimé la tétralogie, pour tous ceux qui ne peuvent la concevoir autrement qu'à travers Wagner, n'y a-t-il pas quelque chose d'inquiétant à la pensée que les Niebelungen, seront à l'écran dépouillés du souvenir de l'exaltante imagination du plus grand des musiciens ? J'avoue que, pour ma part, .je ne conçois pas la légende du Ring autrement que transfigurée par Wagner. On nous dit que l'auteur a voulu revenir aux origines. Nous n'y trouvons aucun avantage. Une légende ne vaut que par le langage que nous y ajoutons en la contant. Elle ne gagne pas à revenir à sa simplicité primitive. Elle ne peut qu'y perdre. Le réalisme brutal qui suffisait à nos très lointains ancêtres nordiques ne peut, aujourd'hui, ni secouer nos nerfs, ni stimuler notre émotion. Est-il un seul wagnérien qui, à l'Opéra, se soit souvenu des origines? Je crois que c'est impossible. La multitude des pensées et des émois intérieurs que soulève l'audition de la tétralogie ne permet pas, d'ailleurs, de se souvenir d'autre chose que de soi-même.

Ne nous attardons plus, si vous voulez, à ce soi-disant privilège d'antériorité dont pourrait se parer le plus grand des films allemands.

Peu nous importe qu'il ait cherché plus loin derrière Wagner. Redoutons simplement qu'il en ait perdu ses plus grandioses possibilités. Quand je pensais à la visualisation des Niebelungen, j'avoue très humblement que je ne pouvais détacher mon esprit du souvenir de Wagner, je confesse que les images qui ont pu naître en moi, personnelles avant-gardes du film, c'était la musique inoubliable de Siegfried ou du Crépuscule des Dieux qui les évoquait irrésistiblement. Il en sera de même, je le pense, pour tous ceux qui ont entendu de telles magnificences. C'est de là que naît mon présent désarroi et mon inquiétude momentanée.

Je regrette ce conflit possible avec Bayreuth, J'aurais préféré une alliance, car, s'il n'y a rien de moins cinéma que l'action Wagnérienne, quoi de plus photogénique que sa musique ? Ceux qui ont encore dans l'esprit la marche funèbre de Siegfried ne peuvent pas avoir va quelque chose de plus grand. Le troisième acte du Crépuscule, qui s'achève par l'embrasement et l'écroulement du Walhalla, ne peut s'entendre sans se voir. De cette constante évocation des images par la symphonie jaillit sans doute la tumultueuse et parfaite volupté wagnérienne. Hélas, j'ai vu le héros Siegfried délivrer Brunhild entourée par les flammes, à travers les accents de l'orchestre et je redoute de le s voir autrement, de les voir à travers l'imagination de ceux qui ont cherché à ne pas penser à Wagner.

Oublions cela, si vous voulez. Espérons-en d'autres choses. Il a été dit sur le film de Fritz Lang les plus énormes compliments. Il paraîtrait, depuis que la presse anglaise l'a commenté, que le cinématographe aurait été, par lui, élevé à son plus haut degré. Du caractère monumental des images, du fameux dragon-machine, tank symbolique de cinéma, nous ne pourrons nous étonner que dans une certaine mesure. On aimera mieux, sans doute, dans notre pays, certaines qualités d'eau forte dont on nous a déjà parlé, certains détails d'art, de soin, de recherche, et les audaces de réalisation difficile, les symboles vivants. Nous ne doutons pas que les Niebelungen soient pleins de ces qualités. Nous les attendons avec impatience.

Londres a fait à ce film un accueil enthousiaste. N'y a-t-il pas lieu de s'étonner, cette fois-ci au point de vue politique, de la rapidité avec laquelle ce grand film national allemand a été présenté à nos alliés britanniques ? Le génie germanique,pour lequel les anglo-saxons ont une admiration naturelle et justifiée, se rappelle volontiers à la mémoire de ses anciens ennemis. Dans l'esprit d'un anglais moyen, assez dépourvu de sens critique, la vue d'un film aussi considérable est le meilleur acte de propagande qui puisse être fait. On peut être certain que les banquiers de l'U.F.A. ont fait, en assurant la réalisation des Niebelungen, acte de patriotisme.

Je ne dirai pas, comme beaucoup d'autres : « A notre tour ! » J'espère, pour la qualité de l'art français, que nous ne chercherons pas à faire de grand film national. Quoi de plus vain, et, tout de même, de plus secrètement vindicatif ? Mais je dirai volontiers, à tous les cinéastes du monde, aussi bien d'Angleterre, d'Italie, d'Amérique, de France ou d'ailleurs : « A votre tour, à tous !  » J'ose espérer, pour l'art allemand, qu'il ne cherchera pas à nous conquérir par le film. J'observe, de ce côté, une réserve pleine d'optimisme. Mais si, en attendant, nous travaillions un peu de notre côté ? Si nous cherchions à nous entendre, à nous soutenir, à travers nos frontières, à créer des films qui aient un caractère de volonté internationale! Nous nous connaissons si peu ! Si nous nous apprenions un peu par l'image, la plus puissante des forces instructives? Et si l'amitié des peuples, leur entente paisible, éclairée, sont encore une légende, laissez-moi dire, mon Dieu! qu'elle vaut bien celle que l'on a ressorti du fond du vieux génie nordique. Je la préférerai à celles que l'on a suggérées en opposition aux Niebelungen. Je la préférerai cent fois même à Tristan. Celle-là, du moins, est devant nous, légende d'espoir que nous pouvons réaliser.

JEAN TEDESCO.

Le film des Niebelungen donnera lieu prochainement à une grande exclusivité à la Salle Marivaux. A cette occasion,l'excellent orchestre de M. Sziefer exécutera une partition tirée de la Tétralogie, de Wagner. Cette partition sera adaptée au film par notre confrère Vuillermoz.

Siegfried pénètre, armé du glaive, dans l'antre du dragon Fafner.
*Jean Tedesco (né en 1895 à Londres, mort en 1958 à Paris) est un critique, scénariste et réalisateur français. Il a été directeur de la revue Cinéa, et directeur du Vieux-Colombier entre 1924 et 1934 où il a projeté des films d'avant garde dans les années 1920.

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